Explosion des bipeurs du Hezbollah : la piste d’une insertion d’explosifs largement privilégiée
L’attaque, mardi 17 septembre, a fait près de 2 800 blessés et au moins douze morts, principalement au Liban. Les victimes sont en majorité des agents ou des combattants du mouvement chiite.
Par Damien Leloup, Martin Untersinger, Florian Reynaud, Thomas Eydoux et Nicolas Six
Publié aujourd’hui à 12h25, modifié à 13h18
Des soldats libanais montent la garde devant le centre médical de l’université américaine de Beyrouth (Liban), où de nombreuses victimes de la série d’explosions sont soignées, le 17 septembre 2024. HASSAN AMMAR / AP
Si de nombreuses inconnues demeurent sur l’explosion simultanée, mardi 17 septembre, à Gaza, au Liban et jusqu’en Syrie, de milliers de bipeurs appartenant au Hezbollah, le parti chiite libanais, la manière dont cette attaque inédite a pu être conduite se précise. Tour d’horizon des principaux éléments connus.
Pas de piratage, mais un explosif
Près de vingt-quatre eures après l’explosion de bipeurs utilisés par des agents et des combattants du Hezbollah qui a fait au moins douze morts et près de 2 800 blessés, un consensus d’experts émerge sur la manière dont cette attaque inédite a été orchestrée : il ne s’agissait pas d’un « simple » piratage visant à faire surchauffer les batteries de ces appareils rudimentaires, mais très certainement d’une opération dite « d’attaque sur la chaîne logistique ». Elle a permis d’insérer quelques grammes d’un puissant explosif dans les bipeurs destinés au Hezbollah, transformant les appareils de communications en bombes.
Les explosions filmées, au Liban notamment, tout comme les blessures des victimes, montrent que les explosions étaient relativement puissantes. Or, si des batteries peuvent exploser en cas de surchauffe dans des circonstances exceptionnelles, les détonations qui en résultent sont de faible intensité. Olivier Simon, directeur technique de DXOmark et expert en batteries, confirme au Monde que « la probabilité que ce soient des explosifs paraît très forte. Une batterie qui explose dégage normalement des flammes. Or sur les vidéos, on n’en voit pas apparaître ». Des sources sécuritaires américaines et d’autres pays ont confirmé à plusieurs médias la piste d’explosifs placés dans les bipeurs et déclenchés par Israël à distance.
« Clairement, c’est une explosion, ce n’est pas une batterie qui explose, dans le sens “du lithium explose” », estime auprès du Monde un ancien des services de renseignement français. « Ça veut dire que les batteries ont été modifiées, avec dix à vingt grammes d’explosif, quelque chose comme ça. »
Accusé directement par le Hezbollah, Israël n’avait pas encore officiellement réagi mercredi matin. Mais la très grande technicité de l’opération, forcément l’œuvre d’un ou plusieurs services de renseignement très avancés, la temporalité de l’attaque et la nature de la cible ne laissent guère de doute quant à une implication israélienne. Des précédents, d’ampleur bien plus limitée, existent : en 1996, Yahya Ayyash, considéré comme le principal artificier du Hamas, avait été tué par l’explosion de son téléphone portable, dans lequel 15 grammes de RDX, un puissant explosif, avaient été insérés. L’attaque avait été attribuée au Shin Beth, les services de renseignement intérieurs israéliens.
D’où venaient les bipeurs ?
Selon des sources sécuritaires citées par Reuters, 5 000 bipeurs seraient concernés par l’ajout d’explosifs, mais seulement 3 000 auraient détoné. Ils auraient été modifiés lors de leur production et importés par le Hezbollah au printemps. « Le Mossad a injecté un circuit imprimé à l’intérieur de l’appareil contenant de l’explosif et qui peut recevoir un code. C’est dur à détecter, même avec un appareil ou un scanner », a déclaré une source anonyme libanaise de haut niveau à l’agence de presse.
Les appareils concernés ont, dès mardi soir, été identifiés (notamment sur la base de photos de débris) comme des bipeurs de la marque Gold Apollo, plus précisément des modèles AR924, en principe commercialisés par cette société taïwanaise. Dans la nuit, l’entreprise a donné une conférence de presse et nié toute implication, expliquant avoir conclu un « accord de licence » avec une entité hongroise qui aurait géré la fabrication et la distribution du bipeur.
Cette entreprise hongroise, BAC Consulting, domiciliée à Budapest, n’est pas un fabricant d’électronique. D’après son site Internet, il s’agit d’une entreprise de conseil, qui dit notamment avoir « développé des coopérations technologiques internationales » pour des « produits de télécommunication » avec l’Asie. La fondatrice de BAC Consulting n’a pas donné suite à de multiples sollicitations du Monde par courriel et téléphone, mais a assuré à la chaîne américaine NBC« ne pas avoir fabriqué les bipeurs » et être « juste une intermédiaire. » On ignore qui a concrètement construit les bipeurs pour le compte de cette société et qui en a assuré la livraison - et donc qui a pu y insérer des explosifs.
« D’un point de vue technique, ce n’est pas d’une complexité gigantesque », analyse un ancien membre des services français. « Ça l’est plutôt d’un point de vue opérationnel : ils [les services israéliens] doivent maîtriser toute la chaîne logistique. C’est une énorme opération logistique, et ils acceptent de prendre des risques politiques forts, avec des dommages collatéraux. Mais ça, c’est classique pour eux. »
Un mécanisme de déclenchement encore inconnu
L’une des autres zones d’ombre sur le déroulé de l’attaque concerne la manière dont les explosifs ont été déclenchés. Le plus probable, en l’état des informations disponibles, est qu’un message spécifiquement conçu pour faire exploser la charge ait été envoyé à tous les appareils. Selon plusieurs témoignages ainsi que des sources sécuritaires citées par Reuters et le New York Times, les bipeurs ont sonné quelques secondes avant leur explosion. Une manière, peut-être, de s’assurer aussi que leurs porteurs les regardent et les prennent en main.
Cela expliquerait pourquoi la majorité des blessés sont touchés au visage et aux yeux, selon les déclarations du ministre libanais de la santé. L’une des rares vidéos de l’attaque, captée par une caméra de vidéosurveillance d’un supermarché, montre en effet une victime se pencher vers son bipeur, le manipuler comme pour consulter un message qui y serait affiché juste avant que son appareil n’explose – mais au moins une autre vidéo montre l’appareil exploser sans que son propriétaire ne le manipule.
Pourquoi le Hezbollah utilisait-il des bipeurs ?
Les caciques du Hezbollah redoutent les capacités de surveillance numérique des services de renseignement israéliens, parmi les plus avancés du monde. Ils avaient ainsi ordonné, ces derniers mois, à leurs membres d’utiliser des moyens de communication plus basiques. « Aujourd’hui, si quiconque est pris avec un téléphone sur le front, il est viré du Hezbollah », racontait une source proche du mouvement, cet été, à l’agence de presse Reuters. En février, le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, avait enjoint ses sympathisants à se débarrasser purement et simplement de leurs téléphones, en les détruisant, en les enterrant ou en les enfermant dans une boîte en métal.
Cela explique ainsi l’utilisation massive de bipeurs par les membres du Hezbollah : rudimentaires - donc beaucoup moins riches en données - et plus difficiles à localiser, ils offrent moins de prise à la surveillance numérique.
Des conséquences durables
Au-delà des très nombreuses victimes de l’attaque - do morts et des milliers de blessés, dont beaucoup ont perdu une main ou ont été touchés aux yeux – la série d’explosions va très certainement désorganiser en profondeur le fonctionnement quotidien du Hezbollah. L’organisation est désormais privée d’un moyen de communication considéré jusque-là comme sûr, et la nature comme l’ampleur de l’attaque sont de nature à avoir des conséquences psychologiques durables pour les membres du Hezbollah.
Pour les services de renseignement israéliens, cette opération hautement risquée et extraordinairement sophistiquée sonne aussi comme une revanche après l’attaque du Hamas du 7 octobre qu’ils n’ont pas su prédire malgré leur avance technologique et leurs capacités de surveillance.