Luxe et business à l’assaut des Champs-Elysées
Les projets ambitieux se multiplient sur « la plus belle avenue du monde », pour beaucoup menés par LVMH. Les acteurs privés ambitionnent de redessiner l’espace public parisien en finançant les aménagements.
Par Emeline Cazi, Juliette Garnier, Audrey Lagadec (infographie) et Benjamin Martinez (infographie)
Lundi, c’est soir de relâche à Marigny. Dans le théâtre parisien installé avenue des Champs-Elysées, à 200 mètres du palais présidentiel, la salle est pourtant comble, ce lundi 27 mai. A 18 h 30, devant un public apprêté, le rideau se lève sur une représentation singulière. Sur scène, quatre hommes − un président, un architecte, un chercheur et un élu − encerclent une boîte grise, qui pèse lourd. L’un d’eux, Marc-Antoine Jamet, président du Comité Champs-Elysées, arpente la scène une quarantaine de minutes micro à l’oreille, avant de remettre à Emmanuel Grégoire, alors adjoint de la maire de Paris chargé de l’urbanisme, l’objet posé devant lui.
Ce coffret renferme les 1 800 pages d’une étude, intitulée « Réenchanter les Champs-Elysées », payée 5 millions d’euros, sur l’avenir de « la plus belle avenue du monde ». Cinq ans ont été nécessaires à sa réalisation ; trois directrices et directeur s’y sont succédé, 183 experts, trente bureaux d’études, une quinzaine d’urbanistes. « Une étude à 360 ° »,résumée en 152 propositions que la Ville de Paris est priée de regarder avec attention.
« Il y a trois pouvoirs devant lesquels nous sommes à l’écoute : la Mairie de Paris, qu’il n’est pas question de remplacer, la Préfecture de police et le ministère de la culture », précise M. Jamet, anticipant toute polémique. Car pourquoi le privé s’intéresse-t-il tant à l’aménagement de trottoirs, chaussées et jardins qui, en France, relève de la compétence de l’Etat ou de la ville ? « Il n’y a pas d’objectif caché », assure celui qui est aussi maire (PS) de Val-de-Reuil (Eure) et secrétaire général du groupe de luxe LVMH, l’un des plus gros propriétaires de l’avenue. S’agit-il uniquement de rendre l’artère aux 300 000 visiteurs par jour, autoroute urbaine et commerciale délaissée des Parisiens, plus « désirable » ? L’étude « est prête à l’emploi, il suffit d’un nouveau baron Haussmann et tout ira très vite ». Sous réserve de trouver 250 millions d’euros.
Le projet est gigantesque. Réduire la place de la voiture sur l’avenue, la place de l’Etoile et celle de la Concorde figure parmi les propositions phares avancées par Philippe Chiambaretta, l’architecte concepteur de cette recherche. Il est aussi question d’installer des kiosques dans les jardins, des jeux pour enfants, de sonoriser l’avenue, ou encore − nous y voilà − de créer une association foncière urbaine.
Cette dernière s’inspirerait des Business Improvement Districts (BID) anglo-saxons, ces associations d’acteurs privés consacrées au développement de leur quartier. Time Square, à New York, a son « Alliance », comme Leicester Square et Piccadilly Circus à Londres ont leur BID. Pourquoi pas aux Champs-Elysées ? Pour le comité, association dite « de commerçants », une première manche est remportée : l’idée se diffuse et fait débat. Il n’est pas question de se substituer aux pouvoirs publics, mais qui peut payer quand les villes n’ont pas les moyens ?
Chantiers JO urgents
« Nous ne découvrons pas ce travail, dont nous partageons les grandes orientations, précise d’emblée Emmanuel Grégoire. C’est un échange permanent depuis plusieurs années. » Le candidat (Nouveau Front populaire) élu au premier tour des législatives dans la 7e circonscription, le 30 juin, face à Clément Beaune (Renaissance) − et qui rêve de se présenter aux élections municipales −, dit toutefois « avoir besoin d’un peu de temps pour s’approprier ce travail ». Le coffret a cependant été remisé dans un bureau du deuxième étage de l’Hôtel de ville. Début juin, manifestement, aucune page de ce pavé n’a été feuilletée.
Car il y avait d’autres chantiers urgents, à l’approche des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de l’été. Mi-juin, devant la vitrine du pâtissier Pierre Hermé, assise à la terrasse, Anne Hidalgo pose pour une photo aux côtés de M. Jamet. La maire de Paris est venue inaugurer les dix-huit nouvelles terrasses dessinées par le designer belge Ramy Fischler, à la demande du comité. De McDonald’s à Ladurée en passant par les boulangeries Paul, chaque commerçant a payé guéridons, chaises et tentes.
Tourner la page « gilets jaunes »
La Ville de Paris a, elle, dépensé 30 millions d’euros pour rénover la chaussée défoncée par les chars qui y défilent chaque 14-Juillet ainsi que les trottoirs de granit, et verdir les pieds d’arbres. « Il fallait être prêt », explique la maire. Car, dès le 26 juillet, jour de la cérémonie d’ouverture des JO, et jusqu’à la fin de la compétition, l’avenue sera bondée. Plusieurs enseignes, du moins, en ont fait le pari. « Les transactions ont battu des records en 2022 », se remémore Christian Dubois, directeur associé du cabinet d’immobilier Cushman & Wakefield. Depuis, sans relâche, les chantiers de magasins se sont succédé. Tous espéraient lancer leur point de vente avant l’événement qui, selon le dirigeant d’un bailleur, permettra de « tourner définitivement la page des pillages des manifestations des “gilets jaunes” ».
De fait, c’est un tourbillon. Le 14 juin, Calvin Klein a ouvert plus de 600 mètres carrés au numéro 44, à côté de Levi’s, qui occupe l’ancien Disney Store. « Nous avons sprinté pour ouvrir à temps », reconnaît Eva Serrano, présidente de la marque, venue spécialement de New York. En face, le brésilien Havaianas s’est installée au 29, sur 400 mètres carrés, pour trois mois, afin d’écouler ses tongs. Le 12 juillet, l’enseigne suisse de sport On s’est installée sur 1 500 mètres carrés, au 65-67. Adidas a déménagé du 22 au 88 ; le groupe allemand y espère « trois fois plus de fréquentation ».
La durée s’est calé sur le même agenda. Fin 2023, le salon de thé installé depuis 1997 au numéro 75 s’est agrandi. Il s’étend sur 1 000 mètres carrés, soit 30 % de plus qu’auparavant, et propose 160 couverts, contre 120 précédemment. Depuis des mois, Mélanie Caron, sa directrice générale, prépare ses 180 employés à des affluences record. « Près de 2 500 personnes par jour » pourraient pousser les portes de l’établissement ouvert sept jours sur sept. Les enseignes Sephora et Zara sont aussi sur le pied de guerre. En octobre, au numéro 72, après six mois de travaux, l’enseigne de cosmétiques a rouvert ses 1 200 mètres carrés. Depuis, ses trois cents employés se préparent à la foule, Sephora accueillant déjà dix mille personnes par jour. Le géant de l’habillement Zara, son voisin, qui a ouvert une boutique de 2 700 mètres en avril 2023, pourrait en accueillir plus de quatorze mille.
L’« effet LVMH »
Les bailleurs s’en frottent les mains. Ces records doivent encore renforcer l’attrait des Champs aux yeux des touristes − déjà, 26 % du million de piétons qui déambulent chaque mois sur l’avenue sont de nationalité étrangère, selon MyTraffic, et 35 % d’entre eux disposent de revenus supérieurs à 65 000 euros par an. Par ricochet, l’effet JO pourrait encore étoffer l’argumentaire des agents immobiliers pour obtenir de meilleurs loyers auprès des enseignes et séduire les plus argentées. En dépit d’une baisse de 10 % après la pandémie de Covid-19, le mètre carré se loue entre 10 000 et 16 000 euros par an. Des chiffres qui n’en finissent pas d’aiguiser les appétits.
Au numéro 33, dans un immeuble 1930, le groupe immobilier Icade consacre 100 millions d’euros à la création de 6 000 mètres de bureaux et autant de commerces. Jusqu’à sa fermeture en 2020, Pizza Pino y débitait quatre mille pizzas par jour, et les cinémas Gaumont, fermés en 2023, y exploitaient six salles. La foncière parie pouvoir louer à des « enseignes de luxe », explique sa directrice générale chargée du tertiaire, Emmanuelle Baboulin.
Axa s’apprête aussi à relouer les locaux de la FNAC situés au sous-sol de la galerie du 88. Faute de clients parisiens, l’enseigne rendra les clés fin 2024. Plus bas, la compagnie d’assurances, gros propriétaire parisien, doit aussi remplacer Adidas. Le sort des locaux libérés par UGC depuis la fermeture du Normandie, mi-juin, n’est pas scellé non plus. Ces anciens lieux de culture seront-ils transformés en centres commerciaux de luxe ? A mots couverts, les foncières de l’avenue parient sur l’effet LVMH. Les multiples projets du groupe « auront un impact à la hausse sur les loyers », convient Mme Baboulin.
Un milliard d’euros, pas moins, c’est le montant qu’a déboursé, en 2023, Bernard Arnault pour mettre la main sur la société qui détient le 144 avenue des Champs-Elysées. Un an plus tôt, Groupama l’avait cédé 800 millions au fonds canadien Cheval Paris. Le rachat par LVMH a enterré le projet d’hôtel porté par Accor. Le groupe de luxe hérite d’un projet mixant 11 700 mètres carrés de bureaux et 8 500 mètres carrés de commerces. Y trouvera-t-il alors les surfaces qui, à l’entendre, lui font défaut ?
Depuis le rachat de Tiffany en 2021 (14,7 milliards d’euros), Bernard Arnault déplore la médiocrité du local que le joaillier new-yorkais exploite au 62 depuis dix ans. Pas assez chic, pas assez grand. Dior, installé sur trois étages du 127, mérite aussi mieux. La maison de haute couture devait s’étendre sur l’ancien immeuble HSBC, propriété du fonds souverain du Qatar. Mais au 103-111, ce sera finalement Louis Vuitton.
Cet automne, la marque a carrossé ce chantier d’une bâche en forme de malle sur les 70 mètres de sa façade. Elle est devenue une attraction touristique et la cible de ses détracteurs. En février, l’association Attac y a déroulé une banderole réclamant la taxation des plus riches. L’image a fait le tour du monde. Depuis, le groupe ne dit plus rien de ses projets sur l’avenue.
Partenariat public-privé « sans tabou »
A l’évidence, les enjeux commerciaux sont colossaux. Les foncières y jouent leur valorisation, parfois boursière. Le chiffre d’affaires des enseignes et leur image en dépendent. D’où la pression qu’ils exercent sur les pouvoirs publics pour mener des travaux dont, selon M. Jamet, l’estimation à 250 millions d’euros a été faite « à l’emporte-pièce ». Les propriétaires ne se privent pas de suggérer un mode de financement, une forme de partenariat public-privé, sans en prononcer le mot. L’idée fait son chemin. La Ville de Paris ne doit avoir « aucun tabou », avance l’architecte Philippe Chiambaretta.
D’autant qu’existe le précédent de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Le comité de cette artère connue pour ses boutiques Hermès, Chanel, Gucci, ainsi que ses galeries d’art, a ferraillé huit ans pour mener son « projet de végétalisation » entre la place Beauvau et la rue Royale. Joli projet, mais non prioritaire, avait d’abord répondu Emmanuel Grégoire. Finalement, après avoir présenté leur étude et proposé de financer la moitié des 2,7 millions de travaux, les cinquante-six enseignes ont obtenu gain de cause.
« C’est même 4 millions d’euros », assure Benjamin Cymerman, président du Comité du Faubourg-Saint-Honoré, en se félicitant de ce « premier partenariat public-privé sur une rue commerçante en France ». Des places de stationnement en moins, une chaussée réduite, des trottoirs élargis de 3 mètres, c’est l’assurance d’« attirer davantage de touristes et de consommateurs », explique-t-il. Car, sur des trottoirs plus grands, les clients « flânent davantage ». La délibération qui valide cette « offre de concours » a été adoptée en février au Conseil de Paris. Les travaux doivent débuter début 2025.
Le trottoir, une « ressource rare »
La formule n’est pas du tout du goût d’Emile Meunier. « On est encore dans une logique du privé qui veut aménager la ville », déplore le conseiller écologiste à la Mairie de Paris et président de la commission d’urbanisme. « Est-ce que ces travaux figuraient dans le cahier des charges de la ville ? Non. Cela pose un problème d’équité territoriale. C’est à la puissance publique de décider de l’initiative des travaux et de leur ampleur », insiste-t-il.
La conseillère Catherine Lécuyer (divers droite), élue dans le 8e arrondissement, s’agace, elle aussi : « La Ville de Paris doit limiter le financement de ce type de projets et conserver la main sur son espace public. » « Nous n’avons pas les moyens de financer le réaménagement des rues commerçantes des grandes maisons de luxe », ajoute-t-elle, tout en déplorant que « les habitants ne soient pas associés ».
« Le maître d’ouvrage, c’est la Ville. Il n’est pas question de déroger à ce principe. Quel que soit le projet retenu, la Ville fera les arbitrages finaux », insistait Emmanuel Grégoire, quand il était encore premier adjoint. Dans les quartiers moins fortunés, « la Ville paie tout », rappelle-t-il. Au Théâtre Marigny, il qualifiait toutefois cette collaboration d’« innovation majeure ». « Il n’existe plus, pour le bloc communal, d’intéressement au développement économique du territoire. Dès lors qu’on valorise les biens immobiliers du privé, cela m’intéresse de parler avec eux », poursuit-il.
Si le sujet du devenir du trottoir crispe tant, c’est qu’il « est devenu une ressource rare. Il est l’espace le plus précieux des villes, car il permet à celles-ci de fonctionner. Les commerçants y installent leurs étals, il est convoité par les acteurs de la transition climatique, les enfants y jouent, il est le lieu de l’altérité, de la démocratie », décrypte l’économiste Isabelle Baraud-Serfaty, autrice de Trottoirs ! (Ed. Apogée, 2023).
Ce débat sur le financement des aménagements urbains s’est invité à l’Université de la ville de demain à Chantilly (Oise), en mai. Ce huis clos estival qu’organise la Fondation Palladio, le think tank de la fabrique de la ville, pour débattre de l’avenir des villes rassemble dirigeants de foncières, patrons de l’immobilier, élus de premier rang.
En pratique, lorsqu’un projet urbain a un impact fort sur le quartier, le promoteur est mis à contribution. A Paris, la Ville a négocié le versement de 600 000 euros par le groupe de l’immobilier commercial Unibail pour la végétalisation des abords de la tour Triangle, dans le 15e arrondissement. Parfois, il s’agit d’un concours volontaire, une forme de mécénat. Mais cette idée n’est pas encore très mûre dans le droit de l’urbanisme. Marc-Antoine Jamet écarte la « formule magique des trois tiers », c’est-à-dire des travaux financés par les foncières, par les commerçants et par les pouvoirs publics. La contribution de la Ville serait minime, noyée dans une quote-part qui serait supportée aussi par l’Etat, juge-t-il.
Le sujet est entre les mains de notaires et cabinets d’avocats. C’est que d’autres collectifs, au sein desquels on retrouve les mêmes acteurs-clés, caressent l’espoir de voir la méthode « Réenchanter les Champs-Elysées » faire école. Ainsi le Comité Grande Armée, du nom de l’avenue qui descend jusqu’à la porte Maillot. Son président n’est autre qu’Eric Donnet, ancien président de Groupama qui œuvra pour le projet du 144 Champs-Elysées, devenu patron du réseau d’agences immobilières Daniel Féau, spécialisées dans le résidentiel de luxe.
En juin, il a présenté à la Ville une étude sur l’avenir de l’artère d’ici à 2030 réalisée, également, par Philippe Chiambaretta. La recette est la même : des arbres, moins de voitures. Le tout promu par la même agence de communication, Evidence, celle qui représente le Comité Champs-Elysées. Celle qui conseille aussi le tout jeune collectif Rivoli 2030, qui regroupe hôtels et investisseurs du tronçon Concorde-rue du Louvre. Les conclusions sont attendues à l’automne. Si son porte-parole refuse de révéler l’identité de ses membres, il ne cache pas s’être « inspiré de la même méthode, celle du Comité Champs-Elysées ».