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L’enfance de Jordan Bardella à Saint-Denis, du mythe à la réalité

La tête de liste du Rassemblement national aux européennes du 9 juin a passé une partie de sa jeunesse à Saint-Denis. Parmi ceux qui l’ont côtoyé à l’époque, amis ou camarades du lycée privé où il donnait des cours de français aux migrants, son engagement politique surprend encore.

Par Yann Bouchez et Clément Guillou

 

« A voté à Saint-Denis », Jordan Bardella a toujours voté dans sa ville d’origine (ici en 2019, pour les européennes). Mais cette année, pour la première fois, il votera à Garches, dans les Hauts-de-Seine, où il réside désormais.

 « A voté à Saint-Denis », Jordan Bardella a toujours voté dans sa ville d’origine (ici en 2019, pour les européennes). Mais cette année, pour la première fois, il votera à Garches, dans les Hauts-de-Seine, où il réside désormais. CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »

 

« Bienvenue chez vous ! » Ce 30 août 2023, en début d’après-midi, le sous-préfet de Saint-Denis tend la main à Jordan Bardella qui, en cravate et souliers cirés, vient défendre les idées de l’extrême droite sur l’invitation d’Emmanuel Macron. Dans ces « rencontres de Saint-Denis », restreintes aux chefs de parti et hauts personnages de l’Etat, voulues par l’Elysée pour tenter de renouer un dialogue avec les oppositions, ils sont seize autour de la table. Mais un seul, le jeune président du Rassemblement national, joue à domicile.

Dans l’enceinte de la maison d’éducation de la Légion d’honneur, en plein cœur de la ville emblématique du 93, Jordan Bardella passe un deuxième examen. Dix ans plus tôt, dans les mêmes lieux, c’était le baccalauréat. Cette fois, c’est un brevet de compétence et d’honorabilité que l’exécutif lui décerne. Jusque-là, le jeune homme de 27 ans n’était que le dauphin de Marine Le Pen, seule interlocutrice du pouvoir. Le voilà numéro un légitimé.

Alors, évidemment, la phrase d’accueil du sous-préfet, que Jordan Bardella aime à distiller avec gourmandise auprès des journalistes, a le goût de la cerise sur le gâteau. Au-delà de la politesse républicaine, c’est une reconnaissance du lien territorial qu’il revendique depuis dix ans. Jordan Bardella est « chez lui » à Saint-Denis et, ce jour-là, la future tête de liste aux élections européennes du 9 juin vient de boucler symboliquement le premier temps de sa vie politique.

 

Le socle de son identité politique

« Retour à la case départ ». Voici comment Jordan Bardella a prévu d’intituler le chapitre consacré à cet épisode dans son autobiographie en préparation. Il y sera très largement question de Saint-Denis, dit-il, début mai, de son bureau de président du RN, dans le 16arrondissement de Paris, si loin de la cité Gabriel-Péri où il a grandi. Dans le manuscrit, objet de nombreuses attentions et dont le futur éditeur n’est toujours pas connu, il revient en détail sur le HLM où il a vécu avec sa mère, le trafic de drogue au pied des barres et, bien sûr, l’assaut contre l’immeuble insalubre dans lequel s’étaient réfugiés des terroristes du 13 novembre 2015, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau de chez lui. Les explosions ont résonné jusque dans sa chambre d’adolescent. Aucun détail ne manquera. De son enfance à Saint-Denis, Jordan Bardella a fait le socle de son identité politique.

Ses électeurs n’ignorent plus son destin d’enfant de mère divorcée, aux fins de mois difficiles, qui travaille en tant qu’Atsem, ces personnels qui assistent les enseignants dans les écoles maternelles. Lui se décrit souvent, sans crainte de forcer le trait, comme un rescapé d’une cité sordide et dangereuse, gangrenée par la drogue et l’islam radical, à l’image d’une ville transformée « en terreau islamiste, livrée aux crimes et aux trafics ». Un lieu qu’il « n’arrive pas à détester » : « J’y ai mes racines, une part de moi-même et de l’histoire de ma famille. » Son parcours personnel serait à la source de son engagement : « Je fais de la politique pour tout ce que j’ai vécu là-bas. Pour que cela ne devienne pas l’apanage de la France entière. Car ce qui se passe là-bas n’est pas normal. »

 

A deux pas de la place du 8-Mai-1945, réputée pour son marché considéré comme l’un des plus grands de France, la cité Gabriel-Péri a été construite dans les années 1960. Avec sa dizaine de tours et de barres d’une hauteur raisonnable, l’ensemble est moins connu et excentré que ses « grandes sœurs » des Francs-Moisins et d’Allende. Moins malfamé, aussi, même s’il s’est construit une réputation de gros point de deal.

 

Sur les trottoirs, il faut suivre les flèches, accompagnées d’un smiley, pour trouver les zones d’achat. Le prix de la « moula » (cannabis) est écrit sur les murs. Des « choufs » guettent les policiers et les entrées vers la cité, surtout celles donnant sur la T5, la ligne de tramway qui longe la façade est de la cité et dont l’arrivée, en 2013, a favorisé l’arrivée des clients.

Un immeuble de la cité Gabriel-Péri, à Saint-Denis, où Jordan Bardella a vécu avec sa mère.

 Un immeuble de la cité Gabriel-Péri, à Saint-Denis, où Jordan Bardella a vécu avec sa mère.

 

De sa fenêtre, raconte Jordan Bardella, il entendait les « akha » des guetteurs et pouvait retracer le parcours de la came. Jusqu’à ce que, peu avant son départ de la cité, les dealeurs installent carrément leur canapé sur le palier de sa mère. « La barre était composée de deux bâtiments qui communiquaient par des portes battantes. Ma mère avait payé 50 euros le bip du bâtiment d’à côté pour que, lorsqu’ils squattaient le hall à mon retour du lycée, je puisse rentrer chez moi par l’autre », raconte-t-il.

Le président du RN livre un luxe de détails, d’ores et déjà consignés dans son manuscrit : le « bar des dealeurs » – remplacé par un salon de coiffure –, sa grand-mère agressée au distributeur, un règlement de comptes au pied de l’immeuble ou « la trentaine de gamines de 6, 7 ans avec un voile sur la tête sortant de l’école coranique ». Comme on a pu le vérifier, c’était à l’époque une association – elle a depuis déménagé, devenant une école sous contrat – qui donnait des cours d’alphabétisation, de soutien scolaire et de connaissance de l’islam, en français et en arabe.

Mais Gabriel-Péri ne ressemble pas à un coupe-gorge, loin de là. L’endroit n’est pas l’archétype des cités enclavées, isolées du centre-ville par une autoroute ou une zone industrielle et dont seuls les résidents comprennent les dédales. On quitte la cité sans s’en rendre compte, d’un côté le tramway et le marché, de l’autre des pavillons bien entretenus. Les commerces ouverts restent nombreux et variés au pied des immeubles : un magasin de vélos, un tatoueur, une boulangerie, un salon de coiffure, un Franprix ou encore un fast-food.

 

Dans les deux squares, au milieu des tours, règne en journée une forme de tranquillité. Les habitants croisés ne mentionnent pas d’atmosphère oppressante. Le quartier est même resté relativement calme lors des violences urbaines qui ont touché le pays à l’été 2023 à la suite de la mort de Nahel. « Je vous mets au défi de trouver une femme en France qui ne se sent pas en danger quand elle traverse la cité Gabriel-Péri où j’ai grandi », avait dit Jordan Bardella en début d’année. Ce ne fut pas si difficile.

Bouchra (qui ne souhaite pas donner son nom), 32 ans, était en train de garer sa voiture au pied d’une barre. Elle a grandi là et connaît son illustre voisin. Elle votera même pour lui, parce qu’il « parle trop bien et il dit vrai. Le RN, ça ferait un bon nettoyage. Et je ne vois pas une touche de racisme chez lui ». Pour autant, à Gabriel-Péri, cette macroniste repentie assure ne pas se sentir plus en insécurité qu’ailleurs. « On est tous des enfants d’immigrés : on se soutient. »

Une scolarité au lycée catholique

C’est au nord de la cité que Jordan Bardella a grandi. « Là, c’est le côté Neuilly de Péri, sourit Belaïd en désignant l’immeuble. Plus tu descends vers là [il pointe le sud de la cité], plus c’est Medellin. » Cet éducateur de 48 ans, que tous les gamins du coin appellent « Bela » – il préfère ne pas donner son nom –, anime la maison des jeunes de Gabriel-Péri depuis une vingtaine d’années et connaît le quartier comme sa poche. Il pourrait parler de « Péri » pendant des heures. Du trafic, qu’il confirme, et des caméras de vidéosurveillance, en haut des lampadaires, pour la plupart brûlées. De la solidarité, aussi, entre habitants. Mais « Bela » a beau se creuser les méninges, non, il n’a pas souvenir d’avoir vu un jour Jordan Bardella venir à la maison des jeunes. Ni aux activités sportives organisées pour les gamins de la cité.

 

L’animateur en a forgé une théorie : « Pour lui, Saint-Denis, c’est juste son fonds de commerce. Il n’avait pas de vie sociale ici, pas d’amis. » Ce que confirme Jordan Bardella. A part chez de rares voisines de palier, dont l’une se rappelle un jeune homme « très poli, qui tenait la porte de l’ascenseur », il n’a laissé aucun souvenir. La plupart des adolescents croisés n’ont même jamais entendu parler du président du RN. A chacun d’entre eux, l’animateur répète : « Bardella, ça ne te dit rien ? C’est le poulain à Mme Le Pen, un petit qui bosse pour elle et qu’elle va mettre en première ligne pour montrer que vous êtes les derniers. Excuse-moi de parler comme ça, mais quand je vous dis qu’il faut aller voter ! »

La cité Gabriel-Péri semble n’avoir été pour Jordan Bardella qu’un poste d’observation, une expérience qu’il a ensuite fait fructifier politiquement. Car sa scolarité, ses engagements sportifs ou associatifs, ce fils unique de parents très tôt séparés les a vécus ailleurs. Il a grandi, une partie des week-ends, chez son père, dans des quartiers plus aisés du Val-d’Oise, à Montmorency et Deuil-la-Barre. C’est là-bas, loin de Saint-Denis, qu’il s’est essayé au football puis à l’aïkido.

L’entrée du lycée privé La Salle, dit “JBS”, où Jordan Bardella a étudié.

L’entrée du lycée privé La Salle, dit “JBS”, où Jordan Bardella a étudié.

 

Quand les enfants de la cité suivent leurs cours à l’école publique Paul-Langevin, puis au collège Henri-Barbusse et au lycée Paul-Eluard, tout proches de la cité, lui a vite été « exfiltré » à l’école privée Saint-Vincent-de-Paul. Puis, à partir de la sixième, au collège-lycée Jean-Baptiste-de-La Salle, dit « JBS », à l’autre bout de la longue rue Gabriel-Péri, une artère commerciale qui traverse Saint-Denis du nord au sud.

De cet établissement catholique, où étudient une grande majorité d’élèves musulmans et de nombreux boursiers, Jordan Bardella garde « un très, très bon souvenir » et répète souvent la même formule : « Le privé à Saint-Denis, ce sont les conditions du public ailleurs. » « Avec quand même, précise-t-il, un sens de la discipline, de l’autorité, et puis une volonté des parents de faire réussir leurs enfants. C’est le seul lycée de Saint-Denis où le prof ne court pas le risque de se prendre une chaise dans la tête. » C’est à « JBS » qu’il noue ses quelques amitiés.

Un adolescent assez secret

Au collège, Jordan Bardella est souvent délégué de classe. Mais, en dehors des cours, il passe le plus clair de son temps sur l’écran, à tirer sur Call of Duty, marquer des buts sur Pro Evolution Soccer ou discuter sur les forums de Jeuxvideo.com. C’est la génération Squeezie – influenceur aux millions d’abonnés –, biberonnée aux streams et aux jeux en réseau. Jordan Bardella diffuse ses parties de « Call of » sur sa chaîne YouTube, Jordan9320 – clin d’œil au code postal de sa ville.

L’adolescent n’est pas vraiment politisé, loin de là, se remémore François Le Pourhiet, son meilleur ami jusqu’à la seconde et partenaire d’interminables parties sur la PlayStation. Les deux se sont ensuite perdus de vue, sans se fâcher. Dans le salon d’un luxueux hôtel près des Champs-Elysées, où il travaille en cuisine comme chef de partie, François Le Pourhiet, qui l’a fréquenté pendant quatre ans, se souvient de son attirance pour l’autorité.

« Jordan » rêve alors d’être policier et passe son stage de troisième dans un commissariat de Saint-Denis. Jamais son ami François ne l’aurait imaginé en leader politique : « Les seules choses dont on parlait, c’était des jeux vidéo ou de ce qu’on avait fait dans la journée. On n’avait aucune discussion sur la politique ou la religion, on était encore trop jeunes pour ça. C’est fou parce que c’était mon meilleur ami et, pour finir, je ne sais pas vraiment beaucoup de choses sur lui. »

 

Quelles sont, à l’adolescence, les idées du jeune Bardella ? Dans la lignée du collège, le lycéen reste plutôt discret, voire secret. Difficilement cernable – il le restera. Il semble avoir de l’ambition, déjà, soigne son apparence et ses bonnes notes. En seconde, pour la photo de classe, il est le seul en chemise blanche, qu’il ne porte pas encore ajustée. Il envisage déjà de tenter Sciences Po et trébuchera au concours à cause d’une impasse sur la guerre d’Algérie, un des événements fondateurs de l’extrême droite française.

En première et en terminale ES, aux côtés des Christelle, Kévin et Pierre, ses camarades se prénomment Junaïd, Nesrine, Larbi, Dounia ou encore Youssouf. Une élève est d’origine mauricienne, un autre a des racines indiennes, plusieurs ont des parents nés au Maghreb. Ses classes présentent l’image d’un melting-pot réussi, selon la dizaine de témoignages récoltés. « J’ai des souvenirs de lycée où l’on s’entendait très bien, se remémore Manon, une ex-camarade de classe qui préfère voir son prénom changé. Il y avait très peu de conflits interculturels, religieux. Au contraire, c’était plutôt stimulant intellectuellement, parce que les gens venaient de milieux différents. »

En campagne pour les élections régionales, à Aulnay-sous-Bois, en 2015.

En campagne pour les élections régionales, à Aulnay-sous-Bois, en 2015. JOëL SAGET / AFP

 

Durant les deux dernières années de lycée, le meilleur copain de Bardella s’appelle Larbi B. Ils donnent, avec d’autres élèves et les filles de la maison de la Légion d’honneur, des cours d’alphabétisation. Deux soirs par semaine, les deux copains apprennent le français à des migrants, dans le cadre d’une association, Alfaccueil, installée dans des locaux de « JBS ». « Avec son ami Larbi, se rappelle Chantal Chatelain, une professeure d’anglais à la retraite après trente années dans ce lycée, je les voyais grimper hardiment les escaliers pour aller préparer les salles, pleins d’entrain. »

En classe, c’est à Larbi B., fasciné par Nicolas Sarkozy et le droit, que l’on donne du « Monsieur le président ». Jamais à Bardella, plus effacé. Il a beau avoir pris sa carte au Front national (FN) dès la fin de son année de première, au printemps 2012, en pleine campagne présidentielle, il ne se vante pas de son engagement. Combien de militants frontistes consacrent quatre heures par semaine à apprendre le français à des migrants ? Ce n’est pas le moindre des mystères qui entourent le début de sa carrière politique.

A « JBS », très peu ont été mis dans la confidence de son engagement à l’extrême droite. « Avec deux ou trois amis, on en parlait », assure aujourd’hui Jordan Bardella, rappelant que, lors d’un débat organisé en cours d’éducation civique, il a défendu les idées du FN. « Mais à 16, 17 ans, vous n’êtes pas un fanatique… Je commence vraiment à militer après le bac, en fait. » Les anciens élèves contactés par M se souviennent tous de l’exercice et d’avoir applaudi à son aisance à l’oral : ils pensaient à un rôle de composition.

 

Le FN lui déroule le tapis rouge

Comment, ayant grandi dans la réussite du modèle de « JBS », alliant diversité des élèves et bons résultats – un taux de réussite au bac de 99 % et deux tiers de mentions –, a-t-il choisi de prendre sa carte au FN ? Lui cite un débat de Marine Le Pen face à Jean-Luc Mélenchon en pleine campagne présidentielle et l’hostilité de ses professeurs à l’égard du FN, qui aurait piqué sa curiosité. Une décision plus impulsive que politiquement construite. Celle d’un adolescent de 16 ans qui dut tout de même batailler avec sa mère pour obtenir l’autorisation de prendre sa carte. « Les bras m’en sont tombés, assure l’enseignante Chantal Chatelain. Quand vous sortez d’une structure qui vous a appris le respect de l’autre, comment est-ce que vous pouvez tenir des propos xénophobes ? »

Manon, l’une de ses ex-camarades, s’est « presque sentie trahie, parce qu’on se dit qu’on a passé deux ans avec quelqu’un qui n’a pas été franc dans ses idées ». Agnès – son prénom a été changé à sa demande –, dans la même classe de première et de terminale, se pose, plus de dix ans après, la même question : « Il nous a tous côtoyés à “JBS”. On est tous issus d’une diversité ethnique, culturelle : qu’est-ce qu’il pensait vraiment de nous ? » En y réfléchissant, Chantal Chatelain énonce une explication : « A JBS, il n’a pas souffert. Si on pouvait se dire : “C’était un petit Blanc aux cheveux clairs, il s’est fait embêter…” Mais même pas ! Rien dans sa scolarité ne peut l’expliquer. Il avait des capacités scolaires et de l’ambition. Mon hypothèse, c’est qu’il a fait le tour du monde politique et a vu l’endroit où il y avait une possibilité de grimper. » Larbi B. , qui a probablement la clé, nous a simplement répondu : « Ça ne m’intéresse pas de parler de Jordan Bardella. »

Habituellement, pour trouver du boulot en France, l’adresse de Saint-Denis est un handicap sur un curriculum vitae. Pour celui d’apparatchik du Front national, c’est au contraire une ligne à surligner en jaune fluo. Cela tombe bien, car le CV de Jordan Bardella est, au mitan des années 2010, assez léger. Il a occupé un job d’été administratif dans l’entreprise que codirige son père, qui gère des distributeurs de boissons et de confiseries. A vite quitté les amphis de géographie, au campus de Clignancourt de l’université Paris-Sorbonne, aspiré par la vie politique. « Il a compris que son parcours personnel était à mettre en avant, car c’était le seul gars du parti qui venait d’un quartier populaire. Sa plus-value était là », se souvient le conseiller régional Aurélien Legrand (ex-RN), qui avait pris le tout jeune adulte sous son aile en 2014.

Après avoir franchi la porte du Front national de la jeunesse, Jordan Bardella est repéré et intègre l’écurie qui monte : celle de Florian Philippot, le numéro deux de Marine Le Pen et véritable organisateur du parti. Le souverainiste, parti avec fracas après l’échec de l’élection présidentielle de 2017, cherche une figure pour incarner un Rassemblement national à la conquête de l’électorat de banlieue. « A l’époque, on était persuadé que des Français issus de l’immigration pouvaient nous rejoindre, reprend Aurélien Legrand. Et Philippot était bien content d’avoir repéré quelqu’un qui pouvait mettre en avant cette identité-là. » La carrière démarre en flèche : il devient secrétaire départemental du parti en 2014, à 19 ans, puis, de février à juin 2015, assistant du député européen Jean-François Jalkh. En décembre de la même année, il obtient son premier mandat de conseiller régional.

Jordan Bardella à son arrivée aux « rencontres de Saint-Denis », où Emmanuel Macron a convié tous les chefs de parti, le 30 août 2023.

 Jordan Bardella à son arrivée aux « rencontres de Saint-Denis », où Emmanuel Macron a convié tous les chefs de parti, le 30 août 2023.

 

Le storytelling se bâtit plus tard. Dans ses premières années politiques, jamais le jeune homme timide et encravaté ne se revendique, auprès des autres militants, comme un enfant de Saint-Denis. Jamais il ne tractera ou ne se présentera aux élections dans sa ville. En 2018, Marine Le Pen le désigne porte-parole, puis tête de liste aux élections européennes. Elle le confie à Pascal Humeau, ancien journaliste à LCI et coach en communication. « La consigne, c’était : “Sois concret” », se souvient-il.

Durant la campagne des élections européennes de 2019, quelques formules émergent dans la bouche de Jordan Bardella :« Les “10 euros sur la table à la fin du mois”, la peur de “mourir pour une cigarette”, vrai ou pas, c’est marquant. » Cela correspondait-il à de réels souvenirs de Jordan Bardella à Saint Denis ? Le communicant sourit. « En tout cas, ça permettait d’arrondir son côté très anguleux, d’humaniser le cyborg. Même s’il passait beaucoup de temps avec son père, l’exemple de la mère était très bon. »

« Bardella, ce n’est pas Cosette, renchérit un haut responsable du parti qui le connaît bien. Il y a une part de réalité dans ce qu’il décrit, mais c’est surtout l’histoire d’un divorce qui laisse sa mère dans la galère. » Combien de jeunes de la cité Gabriel-Péri peuvent, comme lui, découvrir Miami à sa majorité, en voyage avec son père, ou circuler en Smart grise offerte par le même ? Son père, Olivier Bardella, lui met aussi à disposition, à la fin de l’adolescence, son appartement de Montmorency, commune cossue du Val-d’Oise, et alimente son compte en banque jusqu’aux premières payes, qui tomberont bientôt.

Une réflexion inaboutie sur les banlieues

Jordan Bardella fait alors de la banlieue la clé de voûte de son discours politique, mais cherche encore sa ligne. Tantôt raciste, avec la dénonciation, comme au Blanc-Mesnil, en 2014, de « zones de non-France » : « L’immigration massive a fait de la Seine-Saint-Denis un espace multiculturel et par conséquent multiconflictuel. » Tantôt assimilationniste, tendance radicale. « Nous ne voulons plus de cette banlieue black-blanc-beur que les élites qui nous dirigent tentent de nous imposer depuis trente ans. Nous voulons une banlieue bleu-blanc-rouge, dans laquelle on se sent français », lance-t-il lors des élections régionales de 2015, dont il a été propulsé tête de liste départementale. Des années plus tard, il a tranché : l’assimilation, il la juge impossible. « Il n’y a pas de modèle commun pour ces gens, trop de nationalités différentes. »

Pour autant, sa réflexion sur les problèmes des banlieues ne s’est pas enrichie. Jamais Jordan Bardella ne cite le moindre travail théorique ou de terrain sur la question ni n’avance la moindre proposition. Un jour, lors d’un déplacement pendant la campagne des européennes, dans le wagon-bar d’un TGV, la discussion roule sur le territoire de son enfance et les violences qui ont sidéré le pays à l’été 2023. Question banale : « Comment expliquer cet embrasement ? Vous, responsable politique, que feriez-vous ? » Le candidat avoue son impuissance. « Je ne sais pas. »

Jordan Bardella qualifie les enfants d’immigrés qui ont enflammé les banlieues de « génération perdue ». Il s’en remet à la police, au démantèlement systématique des points de deal, à une politique pénale plus sévère. « L’Etat n’a jamais cherché à ramener l’ordre dans les quartiers. » L’inégalité des chances, de l’accès aux soins ou aux services publics ? « La vraie pauvreté, dit-il dans une interview à la chaîne YouTube Legend, est dans les campagnes de France. (…) Dire que tous ces quartiers sont oubliés, abandonnés, c’est totalement faux. »

Depuis dix ans, pour voter, Jordan Bardella suivait toujours le même rituel. D’abord, enfiler un costume sombre et une chemise claire. Puis, en matinée, se rendre au 2, rue Guy-Môquet, à Saint-Denis. Là, dans une grande salle de l’école Paul-Langevin, entre deux piliers aux couleurs vives et des murs tapissés de dessins d’enfants, il glissait son bulletin dans l’urne. Dès 2015, le geste avait été immortalisé par un photographe local. A chaque scrutin, les objectifs se faisaient plus nombreux et l’heure de vote plus matinale, jusqu’à ce que, le 20 juin 2021, Jordan Bardella débarque dans un van noir aux vitres teintées, avec chauffeur et garde du corps. Tête de liste des élections régionales en Ile-de-France, il publiait une photo de lui, devant une assesseure voilée, avec ce message : « A voté, à Saint-Denis. »

Ce rituel des jours de vote, encore répété à la présidentielle de 2022, était son dernier lien avec la cité dans laquelle il ne se rend plus. Pour des raisons de sécurité, assure-t-il. Sa mère habite toujours dans le HLM que lui avait dégoté le député communiste de Saint-Denis Stéphane Peu, lorsqu’est né son fils unique, en 1995. Mais, pour le voir, c’est elle qui se déplace jusqu’à Garches, près de Saint-Cloud, dans les Hauts-de-Seine, où l’on trouve davantage de verdure et de ménages assujettis à l’impôt sur la fortune immobilière. Après les élections européennes de 2019, l’eurodéputé y a acquis et fait rénover un petit appartement dans une rue calme. Ayant « acté [sa] domiciliation électorale », c’est là qu’il votera le 9 juin pour la première fois. Comme une ultime rupture avec Saint-Denis. A 28 ans, Jordan Bardella est désormais beaucoup plus proche du domaine de Montretout, le fief historique des Le Pen.