Juillet 2016. San Francisco.
Le milliardaire Elon Musk lance une nouvelle aventure, qui pourrait bien déterminer le cours de l’humanité. L’esprit des pionniers est intact, le souffle de la conquête de l’Ouest souffle toujours sous le pont du Golden Gate. La Silicon Valley cristallise toute l’intelligence des nouvelles technologies, imposant au monde ce mélange de fébrilité des inventeurs, d’esprit carnassier des financiers et d’indolence de la vie californienne. Chaque année ou presque, les grands repères de l’humanité sont ici bousculés, non seulement par des découvertes mais par cette liberté d’entreprendre et de faire de chacune de ces découvertes la promesse d’un nouvel empire.
Elon Musk n’en est pas à son coup d’essai. Après avoir fait fortune dans la banque, en créant la banque en ligne X.com, vendue sous le nom de PayPal pour 1,5 milliard de dollars en 2002, il a, entre autres succès, été le maître d’œuvre de l’essor du constructeur automobile Tesla et propulsé la navigation spatiale avec SpaceX. Considéré comme l’homme le plus riche du monde en 2021, avec à l’âge de 49 ans une fortune estimée à 188,5 milliards de dollars, il s’est offert Twitter en 2022 et l'a rebaptisée X.
En 2016, ce à quoi Elon Musk s’attaque, c’est à notre cerveau. Il promet de l’hybrider avec l’informatique pour l’avènement d’une nouvelle intelligence. Ainsi naît l’entreprise Neuralink au sein du Pioneer Buiding, au cœur de San Francisco. Il s’agit de soigner les maladies mentales, notamment la schizophrénie et l’autisme. L’ambition est surtout de donner à l’humanité ce qui, selon Elon Musk, constitue la seule riposte crédible à l’intelligence artificielle : augmenter la puissance de notre cerveau. Elon Musk considère que nous sommes proches du point de singularité, ce moment décisif où l’intelligence artificielle surpassera l’intelligence humaine. La question n’est pas celle de savoir si ce moment surviendra mais quand. Et la question n’est d’ailleurs pas même de savoir quand, mais comment d’ores et déjà s’armer pour y faire face. Et selon lui, seule notre hybridation technologique le permettra. Nous sommes voués à embrasser la technologie, pour l’avènement d’une humanité augmentée, et c’est au cœur même de notre cerveau que se situe notre salut : l’interface cerveau-machine, ou hybridation cerveau-machine.
Le 28 août 2020, Neuralink révèle au monde sa première réussite. La mise en scène est parfaitement rodée. Live stream will begin shortly s’affiche sur tous les écrans du globe. Le suspense est à son comble. Et soudain apparaît, à moins de 800 kilomètres des studios d’Hollywood, la star du jour : Gertrude est une jeune truie resplendissante. Elle est équipée de "the link", la première interface cerveau-machine de Neuralink. Cette puce de silicium de 8 millimètres nous transmet toutes sortes de signaux. Nous en entendons l’étrange musique. Des crépitements irréguliers, des sons qui se refusent à la mélodie, laissant une place centrale au silence, tout en pouvant s’emballer. Du Stockhausen ou du John Cage nous parvient du cerveau d’une truie. Comme souvent en médecine, la recherche avance à pas de cochon.
L’hybridation est en bonne voie. Une case en moins, une case en plus
Pour mesurer la portée de cette hybridation, il faut comprendre les grands principes du fonctionnement de notre cerveau. Et dans cette démarche il faut d’emblée renoncer à un tout, celui selon lequel le cerveau serait une entité homogène et indissociable, un et indivisible. Notre cerveau n’est pas seulement constitué de couches successives, additionnées au cours de l’Évolution, il est structurellement hétérogène, chacune de ses parties étant spécialisée dans une fonction. L’augmentation du cerveau ne sera par conséquent pas globale, elle sera liée au positionnement des implants de silicium au sein du cerveau. Par définition, l’augmentation sera spécifique de certaines compétences, au gré de l’organisation architecturale du cerveau et des choix d’implantation qui seront faits. Pour Gertrude, il s’agissait des signaux liés à la sensibilité de son groin – forcément.
Le cerveau est un organe d’une formidable complexité, que les neuroscientifiques arpentent avec la ferme ambition d’en déchiffrer les codes et d’en percer les mystères. Il y a dans cette quête quelque chose du paradoxe : l’homme concentre ses pensées sur l’organe qui lui permet cette faculté de penser, et c’est ainsi par son intelligence qu’il cherche à rendre intelligible ce qui sous-tend cette intelligence.
« Le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile », nous a enseigné Cabanis, physiologiste et philosophe des Lumières. Ce matérialisme pose les fondations de nos sciences modernes, dont les neurosciences, mais il omet curieusement ce que la pensée fait au cerveau. Là où la bile se collecte dans la vésicule biliaire, s’écoule dans le canal cholédoque vers l’intestin et contribue à la digestion, en toute indépendance du foie l’ayant sécrétée, la pensée agit en retour sur le cerveau, ou plutôt l’une et l’autre, la pensée et le cerveau, ne sauraient s’affranchir l’une de l’autre. De sorte qu’il existe une différence radicale : pensée et cerveau ne font qu’un, agir sur l’un c’est agir sur l’autre.
Et quelques millimètres de cerveau peuvent nous le rappeler. Pour ce qui est du langage, si un accident vasculaire vient détruire l’aire de Broca, le patient devient incapable de s’exprimer, tout en conservant intacte la compréhension de ce qui lui est dit : il entend et comprend, mais ne peut répondre. Si cet accident affecte l’aire de Wernicke, c’est sa compréhension qui est perturbée : il entend et ne comprend pas, et il répond dans un charabia incompréhensible. En effet l’aire de Broca est impliquée dans l’expression motrice du langage, alors que l’aire de Wernicke est impliquée dans l’extraction du sens. Quant à la lecture, ma quête d’un bout de cerveau à la Pitié-Salpêtrière dans mes jeunes années nous a révélé qu’il est possible de l’affecter spécifiquement. Il suffit de priver une personne de quelques millimètres de cortex pour que le miracle de la lecture s’interrompe, coupé de ses fondations, laissant l’homme perplexe devant la perte de cette faculté. Dans ce syndrome d’alexie sans agraphie, le patient ne parvient plus à lire, mais il peut toujours écrire. Le voilà toujours capable de participer à ce qui pour tous a signé, précisément, la fin de la Préhistoire, l’écriture, tout en en étant exclu par son incapacité à lire. Lecture et écriture sont ainsi dissociées car reposant sur des bases cérébrales en partie différentes anatomiquement, de sorte qu’une lésion affecte la lecture en épargnant l’écriture.
Car ce qui permet de déchiffrer l’écheveau de traits qui noircissent cette page en formant des mots et des phrases nécessite un appareil cérébral éduqué pour ce faire. Supprimez un rouage, et l’ensemble de la mécanique s’enraye. Quelles sont les étapes qui conduisent de ces pages à votre esprit ? Il faut tout d’abord que le cortex visuel, qui se situe tout à l’arrière de notre cerveau, reconnaisse les signaux que lui transmettent nos yeux par les nerfs optiques, l’autorisant à voir. Vos yeux se comportent comme un appareil optique capable de régler la focale, et en balayant la page ils projettent sur votre rétine les lettres qui composent les mots. L’information est transmise sous la forme d’impulsions électriques par les nerfs optiques jusqu’au cortex visuel, à l’extrémité arrière de votre cerveau. Dès ces premières étapes, tout peut s’enrayer. Si vos yeux ne parviennent plus à régler la focale, ne serait-ce que de près du fait de l’âge, comme c’est le cas de la presbytie, ces lettres deviennent floues. Si votre cristallin n’est plus aussi cristallin, comme c’est le cas dans la cataracte, la rétine ne reçoit plus les lettres projetées. Si une tumeur pousse dans l’hypophyse sur le trajet des nerfs optiques, une partie de votre champ visuel peut disparaître, vous privant de tout ou partie de cette page. Enfin si un accident vasculaire cérébral vient détruire votre cortex visuel, vous souffrirez d’une cécité dite corticale, c’est-à-dire d’une perte de la vue bien que vos yeux se portent bien.
Mais ce sont les étapes suivantes de la lecture qui s’avèrent plus passionnantes encore. Votre cerveau se livre à un travail de décodage lui permettant de reconnaître les lettres que forment ces traits, puis les syllabes qu’elles forment entre elles : c’est le b.a-ba de la lecture. C’est le long du cortex occipito-temporal gauche, c’est-à-dire derrière votre oreille gauche, que se produit cet assemblage. En quelques centaines de millisecondes, il conduit à l’activation d’une région experte de notre cerveau, l’aire de la forme visuelle des mots. Celle-ci porte mal son nom, puisqu’elle est largement indépendante de cette forme visuelle, ne faisant pas la différence entre ce MOT ou ce mot, c’est-à-dire codant l’identité de ce mot indépendamment de son écriture. Songez que les deux objets visuels que constituent ces deux écritures du même mot sont bien différents l’un de l’autre, et que cette aire cérébrale contient donc un code relativement abstrait de ce mot, en tant qu’assemblage spécifique de lettres quelle que soit la forme de ces lettres. À l’inverse cette aire différencie bien les mots HACHE et VACHE, dont la forme visuelle est extrêmement proche, mais qui sont assurément des mots différents. Il faut donc que votre cerveau soit capable d’associer entre elles les lettres HACHE, même si nous en espaçons les lettres H A C H E au point d’ouvrir – à la hache – une béance entre chaque lettre que votre cerveau tout aussitôt referme1. Certes, certaines façons de l’écrire viendront ralentir votre lecture, ainsi en est-il de cette HACHE, et même si le gothique sied parfaitement à l’objet, mais eNtRe mInUsCuLEs et MAjuSCUles, IL voUS ESt PerRmIS dE LiRe SAnS difFIcULltéS ceTTe pHRaSe quasiment sans entraînement et malgré des différences de forme majeure. Il est convenu de parler d’invariance de forme, votre cerveau étant dans l’ensemble capable de coder la lecture d’un mot indépendamment de la forme de ce mot. Voilà la clé du sort de Monsieur Y., dont l’ablation de cette aire de la forme visuelle des mots avait considérablement atténué l’épilepsie, mais en provoquant un syndrome d’alexie sans agraphie. Ce bout de chair que je recherchais dans la Pitié-Salpêtrière s’est révélé pour nos travaux2 sans grande importance hors du cerveau, une fois extrait du réseau de la lecture auquel il appartenait, quand il en avait tant avant son ablation. Je n’en fus pas déçu. Comme souvent en recherche, c’est par son absence qu’il avait pu témoigner de son rôle crucial. Le rôle de l’aire de la forme visuelle des mots est de permettre la lecture par une identification très rapide de chaque mot. Une fois ce mot reconnu, il vous est possible d’en extraire le sens, mais aussi de le prononcer, et les mots ainsi assemblés forment les phrases qui vous permettent de lire, sur ce qui vous permet de lire et nous intéresse dans ce livre : votre cerveau.
Une case en moins, et la lecture s’enraye. C’est le paradigme de la neuropsychologie. La destruction sélective d’une structure cérébrale, qu’elle soit la conséquence d’un accident vasculaire cérébral ou d’un geste chirurgical, entraîne la perte d’une fonction, un déficit spécifique, et par conséquent il devient possible d’attribuer un rôle causal de cette structure dans cette fonction. Ainsi la destruction de l’aire de la forme visuelle des mots entraîne comme nous l’avons vu une alexie sans agraphie, l’incapacité de lire tout en conservant la capacité d’écrire. Une lésion symétrique mais dans l’hémisphère droit entraîne une prosopagnosie, c’est-à-dire l’incapacité à reconnaître des visages. Nous pourrions multiplier les exemples tant la littérature neuropsychologique fourmille de ces cas parfois extraordinaires qui nous font prendre conscience de l’organisation du cerveau. Celui-ci ressemble à une assemblée d’ouvriers et d’ingénieurs spécialisés, dont chacun s’acquitte de ses missions en un temps record en mettant à disposition des autres le fruit de son travail : la transformation d’informations agrégées suivant des règles spécifiques en informations d’un autre niveau de complexité. Qu’un seul vienne à manquer, et d’autres sont privés des informations qu’ils savent traiter, devenant à leur tour incapables de remplir leur office, tant et si bien que ce sont des lignes de productions entières qui tombent en panne : une faculté s’étiole, un manque advient, un déficit se fait jour.
La question qui nous intéresse dans ce livre n’est pas celle du déficit, mais celle de l’augmentation des facultés de l’homme, et il nous faudrait donc procéder non par soustraction mais par addition ou multiplication. Mais la structure que révèlent ces soustractions détermine les modalités d’augmentation de l’homme. Celle-ci vient en effet amplifier le fonctionnement normal du cerveau, en étant subordonnée aux contraintes de cet organe. Avec la neuropsychologie, c’était le paradigme du déficit, de la case en moins. Avec l’augmentation du cerveau, c’est celui de case en plus, ou plus exactement de l’emboîtement de cette case en plus avec une case existante : ce qui est augmenté, c’est telle ou telle faculté, déterminée par le fonctionnement de structures cérébrales dédiées que la technologie vient renforcer. Si la puce de silicium est implantée en regard d’une structure cérébrale spécialisée dans une fonction, c’est cette fonction qu’elle vient renforcer.
Ainsi cette augmentation est tributaire de notre architecture cérébrale, elle en épouse les contours, elle en exploite les propriétés. L’augmentation de l’homme n’est pas un phénomène global, intéressant toutes ses facultés, elle choisit son domaine d’expertise, elle est donc par définition non proportionnelle. Ce faisant, elle affûte électivement certaines armes plutôt que d’autres, elle érige une suprématie. Augmenter l’homme, c’est toujours le déformer, non pour lui faire perdre toute forme, mais pour en amplifier certains traits, les rendre plus saillants, créer une dominance d’un sens sur l’autre, ou d’une faculté sur l’autre.
Le terrain de jeux est vaste mais il n’est pas sans contraintes.
Il fut un temps où les physionomistes s’égarèrent en considérant que la boîte crânienne révélait les compétences des individus par les bosses venant la déformer en regard du cerveau. L’expertise cérébrale donnait lieu à une forme d’excroissance que matérialisait une bosse, pour les uns bosse des mathématiques, et pour d’autres la bosse du commerce. Si cette pseudo-science, que l’on doit à Franz Joseph Gall (3) sous le nom de phrénologie, fut à l’origine de quelques dérives et fut à juste titre brocardée, elle esquisse un savoir que la neuropsychologie puis les neurosciences sont venues confirmer : le cerveau est constitué d’une assemblée de structures cérébrales spécialisées dans des compétences plus ou moins spécifiques. L’augmentation du cerveau se fera au gré de cette hétérogénéité. Certes, nulle bosse révélatrice, ni bois de cerf poussant en augmentant l’homme. Cette augmentation n’est donc pas le sort réservé par Artémis à Actéon, transformé en cerf pour l’avoir vue nue. Mais de fait, les compétences augmentées par les implants cérébraux dépendront des structures cérébrales auprès desquelles se trouveront ces implants, du seul fait de cette proximité.
Il est illusoire de penser qu’un implant puisse connecter l’ensemble du cerveau à un ordinateur. Elon Musk a baptisé sa puce implantée neural lace. Je me plais à y trouver un écho à la conquête de l’Ouest, le lasso n’étant plus celui des cow-boys mais celui des ingénieurs de la Silicon Valley. Ce qu’il s’agit d’attraper ici, c’est un bout de cerveau. Et un bout seulement. Ce lasso, ce neural lace, peut capturer, ou du moins capter, le signal des structures cérébrales avoisinantes, et les faire ainsi interagir avec un ordinateur. Ce faisant, il peut court-circuiter les étapes selon lesquelles cette structure cérébrale fait parler d’elle, par exemple en convertissant en mots le signal sans même que la personne les prononce si la puce est en regard des structures assurant la conversion phonologique des mots. Ou encore permettre de commander un bras robotisé si la puce est en regard du cortex moteur, qui assure la commande motrice du corps. Mais dans ces deux cas comme dans tous les autres, elle ne saurait donner accès à l’ensemble du cerveau comme le ferait le port USB ou Ethernet d’un ordinateur. Pour la simple et bonne raison que l’Évolution n’a pas sélectionné une telle configuration pour notre cerveau.
Il faut donc se résoudre à considérer l’homme augmenté par interface cerveau-machine comme unidimensionnel, ou disons pauci-dimensionnel, c’est-à-dire bénéficiant d’une augmentation qui ne concerne qu’une ou quelques-unes de ses facultés. L’homme augmenté a une case en plus, et celle-ci ne doit rien au hasard : elle est déterminée, et limitée, par son anatomie cérébrale.
Réparer les vivants
Sous le titre Réparer les vivants, Maylis de Kerangal fait le récit d’un désastre, la mort de Simon, et d’une renaissance, la vie de Claire avec le cœur de Simon. Un récit d’effroi et d’espoir, qui donne curieusement vie au vocabulaire médical, en tissant comme les Parques deux destins qui se nouent l’un à l’autre. Le médecin que je suis aime ces incursions littéraires derrière les portes de l’hôpital, au cœur des blocs opératoires, pour rendre compte de ce paradoxe : l’ordinaire de la médecine est l’extraordinaire des êtres humains qui y recourent. Ces gestes tant de fois répétés conservent leur mystère, ces formules apprises de nos maîtres et dans nos livres résonnent comme des formules de magie, et c’est une étrange alchimie que permet l’hôpital. Il faut la puissance de la littérature pour en rendre compte, ou celle du cinéma et désormais des séries. J’y reviendrai, ce détour par le récit doit même être au cœur de la formation des jeunes médecins.
Pour l’heure, si je fais référence au livre de Maylis de Kerangal, c’est parce que ce n’est pas seulement son synopsis qui rend compte de mon propos, c’est son titre à lui seul : Réparer les vivants. J’ai un peu rapidement envisagé que je parlerais ici d’augmentation, et non de réparation, c’est-à-dire d’ajout ou d’amplification de compétences et non de restitution de celles-ci. J’ai été un peu vite, car c’est se priver d’une source majeure de réflexion, celle qui porte sur l’hybridation technologique venant corriger la perte d’une fonction. Plus encore, il n’est pas dit que la distinction soit si simple : est-ce que corriger, réparer donc, ne fait que restaurer le fonctionnement antérieur, ou bien ce soin permettrait-il de faire davantage ?
Considérons la transplantation cardiaque comme un paradigme. En remplaçant le cœur de Claire, détruit par une myocardite, c’est la fonction cardiaque de Claire qui est restaurée. Certes, mais par rapport à quand ? La nouvelle Claire – si tant est qu’il soit pertinent de la considérer comme nouvelle du seul fait de l’incorporation d’un nouveau cœur – est-elle restituée dans l’état qui était le sien avant cette transplantation ? Pour répondre à cette question, il faudrait considérer qu’il existe un point dans le passé servant de référence. Ce n’est certainement pas dans la période qui a séparé le début de la maladie, la myocardite, de la transplantation, période de découverte de l’insuffisance cardiaque et son cortège de limitations dans la vie courante. Pour autant, faut-il estimer que cette période, qui pour certains patients aura duré plusieurs années avant de bénéficier d’une transplantation, doit être rayée d’un trait pour leur permettre de voyager dans le temps et de revenir en amont de la maladie ? Comme si cette période de vie n’était pas une période de vie, comme si elle n’avait pas été, malgré les vicissitudes de la maladie, l’occasion de joies et d’échanges, de nouvelles expériences, d’une transformation de soi. Notons que selon une telle logique, ce sont aussi les proches qui seraient comme figés dans le temps : les changements de vie qu’ils auront pu connaître, en lien mais aussi sans aucun lien avec la maladie, s’en trouveraient neutralisés. De sorte que la restitution à un fonctionnement antérieur à la maladie est une forme de négation de la personne et du monde. Pour autant, la restitution à un fonctionnement pendant la maladie n’est évidemment pas l’objectif médical : l’ambition est tout autre. Il n’y a pas de résolution formelle à ce paradoxe, pas plus qu’il n’y a de simple restitution d’une fonction, pour la simple et bonne raison que cette fonction, fût-elle aussi essentielle que la fonction cardiaque, n’est pas isolée de toutes les autres. Et ce même dans le paradigme en apparence aussi simple de la transplantation, consistant à remplacer un organe défectueux par un organe fonctionnel. La médecine n’est certes pas la plomberie. Les maisons ont une vie et une histoire, mais ce n’est pas celle des êtres humains.
Il est possible de conclure de la même façon par un raisonnement plus simple encore. Lorsqu’il est tué en revenant du surf, Simon est, à 19 ans, à l’orée de sa vie d’adulte. Lorsqu’elle bénéficie de cette transplantation cardiaque, Claire a 51 ans, soit trente-deux ans de plus. Une génération les sépare. C’est avec un cœur de jeune homme, littéralement, que Claire va vivre. Certes, les traitements immunosuppresseurs visant à réduire le risque de rejet de la greffe auront des effets secondaires, et la durée de vie d’un cœur transplanté n’est pas celle de tout cœur. Mais pour l’heure, Claire bénéficie d’un cœur de jeune homme, et il est probable que sa fonction cardiaque ne soit pas seulement restaurée mais augmentée. Il est ainsi bien difficile de tracer une ligne entre réparer et augmenter.
La distinction est si difficile que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a proposé, dès sa constitution, une définition de la santé qui ne cesse de m’interroger : « état de bien-être physique, moral et social4 ». J’avais fait mienne, plus modestement, celle de Leriche5, « La santé, c’est la vie dans le silence des organes », considérant qu’il faut s’employer à faire taire ces bruits, cette souffrance, cette fureur parfois que laisse entendre le corps, pour permettre au patient le plein exercice de ses facultés sans l’entrave de ce tintamarre. Il me faudrait faire avec la mégalomanie de l’OMS. Qu’elle se pique d’inclure l’organisation sociale dans ses prérogatives se conçoit quand on sait combien celle-ci détermine la santé. En l’espèce, c’est de bien naître qu’il est question davantage que de bien-être, tant les personnes bien nées ont davantage de chances d’être en meilleure santé. Mais une telle ambition, au nom de la santé, n’est pas sans interroger l’ordre des choses en matière politique. Que l’adjectif « moral » soit un rien désuet n’est pas plus scandaleux. Ce qui me pose problème, c’est l’objectif : le bien-être. Je doute de trouver un jour le mien, et je m’interroge sur la pertinence de chercher celui de mes patients. Cela étant, comment fixer l’horizon ? Avec la définition par Leriche de la santé, j’avais aussi fait mienne cette vocation d’Esquirol6 : « Guérir quelquefois, améliorer souvent, consoler toujours. » J’y trouvais l’humilité nécessaire à l’exercice de la médecine, mais aussi la ténacité sans laquelle rien n’est possible. À y regarder de plus près, je comprends le vertige de l’OMS. Comme pour Claire dans Réparer les vivants, guérir ou réparer, c’est prétendre restituer un état antérieur. Comment dater et quantifier cet état ? Comment définir l’objectif ? Améliorer ne se conçoit-il que comme une tangente vers cet état antérieur ? Se pourrait-il que l’on fasse mieux, peut-être même sans le savoir, comme Monsieur Jourdain fait de la prose ? La médecine adopte de fait les principes du méliorisme, cette doctrine visant à l’amélioration du monde. En remédiant aux déficits, carences et autres pertes liées à la maladie, elle ne sait pas s’arrêter sur son chemin, et c’est vers l’augmentation de l’homme qu’elle nous conduit. Ainsi, même lorsqu’elle ne vise qu’à restaurer une fonction entravée par la maladie ou un accident, la technologie esquisse l’augmentation de cette fonction, et nous ne ferons pas l’économie d’un détour par la médecine afin de comprendre les enjeux de l’hybridation cerveau-machine pour l’augmentation de l’homme.
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