Mario Del Pero, historien : « De nombreuses études ont démenti le mythe selon lequel Trump serait le président de la classe ouvrière »
Tribune
Pourquoi la thèse selon laquelle Trump est un champion de la « working class » est-elle si populaire, s’interroge l’historien dans une tribune au « Monde », alors que les analyses électorales révèlent que les moins aisés ne sont pas ceux qui ont soutenu son accession au pouvoir en 2016 ?
Une nouvelle tentative d’assassinat contre Donald Trump ; un exemple supplémentaire de la violence politique qui s’est intensifiée et généralisée ces dernières années outre-Atlantique, exacerbée par une dualisation croissante de la société américaine, particulièrement en période électorale. Cette montée de la violence alimente à son tour le récit victimaire de Trump, qui se positionne comme le défenseur d’une Amérique oubliée et qui souffre : celle de la working class, dont Trump saurait capter les inquiétudes et répondre aux attentes. Le soutien de cette partie de la population contribuerait, selon certains, à expliquer sa popularité ainsi que ses résultats électoraux, à commencer par sa surprenante victoire à l’élection présidentielle de 2016.
De nombreuses études ont largement démenti le mythe selon lequel Trump serait le président de la classe ouvrière. Pourtant, ce mythe persiste et séduit. Avant d’essayer de comprendre pourquoi, il est utile de récapituler ce que ces études ont révélé. En amont, il y a évidemment un problème de définition : quelle est cette mythique (et souvent indistincte) classe ouvrière américaine ? Comment ses orientations électorales ont-elles évolué au fil des ans ?
Au sens strict, il s’agirait des travailleurs de l’industrie manufacturière, auxquels s’ajoutent ceux de l’industrie minière et de la construction. Cependant, dans l’ensemble, ils ne représentent pas plus de 12 % à 13 % de la main-d’œuvre totale, et un pourcentage bien plus faible de l’électorat actif. Il est difficile de produire des études non anecdotiques sur la manière dont ces travailleurs ont voté en 2016 et en 2020. L’idée selon laquelle, il y a huit ans, ils se seraient tournés avec enthousiasme vers Trump, en particulier dans les Etats-clés du Midwest, est pourtant démentie par toute analyse du vote. Dans ces Etats, Trump a fait moins bien qu’Obama en 2008 : 600 000 voix de moins (sur 4,5 millions) dans le Michigan ; 270 000 dans le Wisconsin (sur à peine 3 millions) ; 300 000 en Pennsylvanie (sur un peu moins de 6 millions). Le chiffre le plus significatif à examiner est la défection des électeurs qui avaient voté démocrate lors des cycles précédents, et non leur passage à Trump.
Tendance de fond
Une autre définition de la classe ouvrière repose plutôt sur le critère du revenu. Ce seraient les électeurs à faibles revenus qui auraient poussé Trump vers la victoire. Cependant, les données révèlent une réalité très différente et montrent que Clinton, en 2016, et Biden, en 2020, ont remporté la majorité (d’environ 10 à 15 points) des voix des électeurs dont les revenus sont inférieurs à 30 000 ou 50 000 dollars (27 000 à 45 000 euros) par an. Trump a obtenu ses meilleurs résultats dans la tranche de revenu médian – en 2020, il a remporté 58 % des voix des électeurs dont le revenu annuel se situe entre 100 000 et 200 000 dollars, contre 41 % pour Joe Biden – et à peu près les mêmes résultats que Clinton et Biden chez les électeurs au revenu plus élevé. Les moins aisés, pour faire court, ne sont pas ceux qui ont soutenu l’ascension politique de Donald Trump.
C’est à ce stade que certaines analyses introduisent des variables supplémentaires pour redéfinir et qualifier la classe ouvrière : la race, le niveau d’éducation et, parfois, le genre. Dans cette analyse, la classe ouvrière cesse d’être définie par la profession et le revenu et devient cette partie de l’Amérique blanche et masculine qui n’a pas fait d’études postsecondaires ; cette partie de l’Amérique qui, en 2016 et en 2020, représentait environ 20 % de l’électorat et qui, oui, a voté massivement pour Trump (à 70 % en 2016, contre 28 % en 2020). Toutefois, trois problèmes se posent ici, exacerbés par le fait que les données ne permettent pas d’imbriquer correctement la race et le revenu.
Le premier est que l’élection de 2016 n’a pas été le théâtre d’une révolution radicale, mais celui de la confirmation d’une tendance qui remonte aux années 1970 : le report des voix des électeurs blancs peu éduqués vers les républicains. Deuxièmement, considérer seulement l’intersection de la race et du niveau d’éducation (sans prendre en compte les revenus) ne nous apprend pas nécessairement quelque chose de significatif sur la classe sociale : parmi les hommes blancs sans diplôme universitaire, on trouve aussi des milliardaires comme Bill Gates ou Mark Zuckerberg… Le troisième problème nous est indiqué par l’inclusion d’un autre paramètre possible, celui de la religion : parmi ces Blancs sans diplôme universitaire, Trump obtient un soutien massif chez les évangéliques (dont la présence est beaucoup plus importante dans la Bible Belt du Sud et du Sud-Ouest que dans le Midwest), mais pas chez les non-évangéliques.
Biais politiquement variés
Pourquoi, alors, cette popularité persistante de la thèse selon laquelle Trump est un champion de la classe ouvrière et le produit de sa grande mobilisation électorale ? Les explications sont multiples. Tout d’abord, il s’agit de l’interprétation – anecdotique, impressionniste mais finalement suggestive – initialement proposée de ses succès aux primaires républicaines puis à l’élection présidentielle de 2016. Et nombre de commentateurs ont par la suite eu du mal à se défaire de cette interprétation, notamment parce que divers biais, politiquement très variés, ont ensuite facilité sa diffusion. La droite pro-Trump en a ainsi fait un étendard pour se targuer de représenter les classes populaires et les victimes des politiques « mondialistes » des dernières décennies ; la droite anti-Trump l’a utilisée dans un discours classiste selon lequel l’électeur trumpiste typique était peu éduqué, incapable de se reconvertir professionnellement, et enclin à blâmer les autres – élites, gouvernement, immigrés – pour ses échecs et son irresponsabilité.
Cette thèse a enfin séduit la gauche américaine, dans la mesure où elle lui a permis de peindre une vision décliniste des Etats-Unis et de leur capitalisme. Cette vision rend compte de certains aspects importants – elle permet de souligner les effets de la désindustrialisation et des inégalités sociales –, mais elle en omet beaucoup d’autres, car pour chaque ancienne ville industrielle en déclin, comme Gary (Indiana) ou Youngstown (Ohio), il y en a une qui s’est développée ou qui renaît comme Austin (Texas), Raleigh (Caroline du Nord) ou même Pittsburgh (Pennsylvanie).
Nuancer le mythe de Trump champion de la classe ouvrière ne revient pas à minimiser l’importance des matrices socio-économiques dans les choix électoraux de nombreux Américains. Cela nous oblige cependant à sortir des raccourcis intellectuels confortables, et parfois consolateurs, et à entrelacer ces matrices avec d’autres facteurs et dynamiques, y compris les facteurs raciaux que tant de commentateurs refusent de voir.
Mario Del Pero est professeur d’histoire internationale au Centre d’Histoire de Sciences Po Paris.