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Delphine Dulong, politiste : « Jusqu’où ira la prochaine présidence ? Il est temps de stopper cette dérive politique et institutionnelle »

Tribune, Delphine Dulong, Politiste

 

La crise politique que la France traverse ne surgit pas de nulle part. Elle ne fait que révéler au grand jour les problèmes et dangers propres à la Ve République. Dès l’origine, celle-ci a dénigré la délibération parlementaire qui fondait jusque-là toutes les décisions politiques au nom d’une conception technocratique du pouvoir qui considère les données chiffrées comme plus neutres et plus efficaces que le débat d’idées.

La décision politique a été réduite à une technique de gestion rationnelle des ressources et contraintes économiques et sociales. Les gouvernements se sont remplis d’experts (et plus tard de communicants) tandis que les députés des groupes majoritaires à l’Assemblée nationale étaient incités à voter sans discuter ni amender leurs projets.

La politique du « en même temps » s’inscrit pleinement dans cette conception prétendument apolitique du pouvoir. Libre de toute attache partisane, Emmanuel Macron n’a fait que la pousser jusqu’à l’absurde en formant des gouvernements sans colonne vertébrale autre que la volonté présidentielle, composés de ministres de tous bords ou sans affiliation partisane.

 

Lorsque ces ensembles hétéroclites penchaient à gauche, comme en 2017, M. Macron a placé à leur tête un élu de droite ; lorsqu’ils penchaient à droite, comme en 2022, il y a placé une haute fonctionnaire issue des rangs de la gauche.

Quand l’arbitre se fait Commandeur

Le gouvernement de la France y a-t-il gagné en efficacité et en rationalité ? Rien n’est moins sûr. La vie politique y a perdu en transparence, puisque beaucoup de mesures et projets sont fabriqués dans le secret des cabinets ministériels.

 

La République y a perdu en adhésion puisque aux principes de liberté, d’égalité, de fraternité s’est substitué celui de réalité. La crise des « gilets jaunes » et la polarisation des électeurs en attestent : cette approche technocratique du pouvoir qui prétend dépasser les clivages politiques, en oubliant qu’ils sont aussi sociaux, engendre du désespoir, de la confusion et parfois, comme aujourd’hui, le plus grand désordre.

Elle n’explique toutefois pas à elle seule la crise politique ouverte par la dissolution de juin. Celle-ci est aussi le produit d’une lente dérive, celle de la présidentialisation du régime qui a vu celui que l’article 5 de notre Constitution qualifie « d’arbitre » revêtir les habits du Commandeur. Beaucoup l’ignorent mais la Ve République est un régime parlementaire, c’est-à-dire un régime dans lequel la loi est l’œuvre d’une étroite collaboration entre le gouvernement et le Parlement, qui dépendent l’un de l’autre. Pour que cela fonctionne, le premier ministre est le chef du gouvernement et simultanément de la majorité parlementaire, qu’elle soit relative ou absolue. Dans un tel régime, donc, le président ne gouverne pas ; il incarne l’unité de la nation et la continuité de l’Etat. Et à ce titre, il peut se voir confier certains pouvoirs en vue d’assurer le bon fonctionnement des institutions ou pour arbitrer d’éventuels conflits entre le gouvernement et le Parlement. C’est le sens normalement de la dissolution.

 

Mais le général de Gaulle ne l’entendait pas ainsi. Dès 1962, il impose une tout autre pratique du régime en plaçant à Matignon son homme de confiance, Georges Pompidou, qui n’est même pas membre du parti gaulliste. Ce changement de personne est en fait un changement de régime : à partir de là, exception faite des cohabitations, le président gouverne et « son » premier ministre exécute. Ce transfert de rôle ne serait pas si grave s’il ne s’arrêtait en chemin car le premier demeure intouchable quand le second endosse à sa place toute la responsabilité.

Prérogatives rognées

L’élection du président de la République au suffrage universel direct à partir de 1965 accélère cette dérive. Elus sur des programmes politiques qu’ils se doivent d’appliquer, alors que l’Elysée n’a jamais été conçu pour gouverner, les présidents vont successivement déployer un dispositif pour contrôler Matignon. Ils vont y nommer des fidèles compagnons ou des personnalités n’ayant pas l’envergure politique suffisante pour contester leur autorité. Ils vont rogner leurs prérogatives, à commencer par celle de composer le gouvernement, où ils vont placer des hommes à eux – ministres, directeurs de cabinets, conseillers. Ils vont interdire les réunions du gouvernement en dehors du conseil des ministres, qu’ils président, et réduire ce dernier en une instance de validation des projets gouvernementaux, étrangère à tout débat. Simultanément, ils vont multiplier les conseils restreints à l’Elysée qui leur donnent une prise directe sur des dossiers qui relèvent de la compétence du gouvernement.

 

Non contents d’endosser le rôle de leur premier ministre, les présidents vont aussi utiliser leurs propres pouvoirs d’arbitrage à des fins différentes. La dissolution en est le meilleur exemple : alors que cette procédure permet au peuple de trancher par les élections une crise politique, elle est devenue un moyen pour les présidents de se fabriquer une majorité à l’Assemblée nationale et, dernièrement, de provoquer une crise politique majeure.

Là encore, Emmanuel Macron n’a eu qu’à se mettre dans les pas de ses prédécesseurs. Il est toutefois le premier à considérer qu’il est seul à pouvoir décréter qui a gagné les élections législatives anticipées, alors même que son parti les a perdues. Pire, au mépris de la coutume et de la règle majoritaire, il est le premier à nommer, avec Michel Barnier, un nouvel hôte à Matignon dont le parti minoritaire ne dispose à l’Assemblée nationale que de 47 sièges (en comptant les apparentés) et guère plus d’alliés déclarés.

 

Jusqu’où ira le ou la prochaine présidente de la République ? L’histoire montre qu’aucun chef de l’Etat n’a renoncé à cette pratique présidentialiste du pouvoir, bien au contraire. Parce qu’il n’y a guère de garde-fous, pas même le Conseil constitutionnel (sauf le cas des pleins pouvoirs), il est donc grand temps de stopper cette dérive politique et institutionnelle, indigne d’une des plus vieilles démocraties, pour replacer au cœur de l’exercice du pouvoir la délibération collective. Le débat politique, lorsqu’il est impératif et bien organisé, n’est pas une vaine perte de temps. Sans lui, les grandes lois qui fondent le socle de notre République n’existeraient pas.

 

Delphine Dulong est professeure de science politique à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et membre du Centre européen de sociologie et de science politique.