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Le rideau de fumée des « salaires décents » de Michelin

Le rideau de fumée des « salaires décents » de Michelin

L’annonce par le groupe de pneumatiques auvergnat qu’il verserait désormais des « salaires décents » à ses salariés a suscité l’enthousiasme de Bruno Le Maire. Mais la mesure est tout sauf émancipatrice, car il s’agit plutôt d’une forme élargie de chantage à l’emploi.

Par Romaric Godin, Mediapart

25 avril 2024 à 20h06

 

Soudain, le Bibendum s’est penché avec sollicitude sur ses employés. Il a vu que certains étaient fort pauvres et, dans sa grande magnanimité, il a décidé que, désormais, il leur accorderait un « salaire décent ». Le groupe de pneumatiques français Michelin a ainsi annoncé le 17 avril, à grand renfort de communication, qu’il accorderait à tous ses salariés des rémunérations jusqu’à trois fois supérieures aux salaires minimum en vigueur ainsi qu’un « socle universel de protection sociale ».

La mesure sera mondiale et basée sur les calculs « indépendants » d’une organisation non gouvernementale, Fair Wage Network, sur la base d’une proposition des Nations unies. Elle établira le montant et les revalorisations des « salaires décents » chaque année. L’objectif affiché est de fournir aux salariés de quoi payer l’accès à l’eau, au logement, à l’électricité et à l’éducation et même de quoi se forger une épargne pour une famille de quatre personnes.

 

Le montant sera fixé selon le lieu de production du groupe. Ainsi, à Paris, le salaire décent sera de 2 576 euros net par mois, soit 3 303 euros brut. Ce serait ainsi 1,87 fois le salaire minimum français. À Clermont-Ferrand, siège historique du groupe, le montant sera de seulement 1,17 fois le salaire minimum, soit 1 648 euros net. Dans les pays émergents, ce montant peut atteindre 3 fois le salaire minimum légal.

 

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Dans l'usine de production Michelin à Bassens en juillet 2022. © Photo Philippe Lopez / AFP

Certes, l’impact concret de la mesure est bien moindre que le tapage médiatique de son annonce. Elle ne concerne que 7 000 salariés de Michelin sur les 132 000 du groupe, soit 5,3 % des effectifs. Et la masse salariale ne représente que 26,1 % des ventes du groupe. Mais on dira, avec raison, que c’est sans doute mieux que rien et que ces salariés vont pouvoir sortir de la misère.

 

Mise en scène d’un faux combat

Avec cette annonce, la stratégie de communication du groupe est évidente. À l’heure où le monde traverse une crise du niveau de vie inédite depuis des décennies et où la question des salaires est au cœur des préoccupations, l’entreprise auvergnate entend se présenter comme la « bonne élève » du capitalisme français et s’offrir une image de société sociale et philanthropique. Une image bien précieuse pour vendre des pneus aux nombreuses voitures électriques que le capitalisme tente de présenter comme la solution au dérèglement climatique.

 

Sans surprise, le ministre des finances, Bruno Le Maire, s’est fendu d’un message sur le réseau social X où il ne tarit pas d’éloges sur le groupe français : « Je vous confirme mon grand intérêt pour les solutions efficaces et justes que vous mettez en place chez Michelin. La question des salaires est décisive. » On se croirait revenu dans les années 1815 lorsque le futur tsar de toutes les Russies, le grand-duc Nicolas, grand défenseur du servage et fusilleur des démocrates, se rendait à New Lanark en Écosse pour étudier avec le plus grand intérêt l’usine modèle du philanthrope Robert Owen.

 

C’est que, pour le locataire de Bercy, qui mène depuis sept ans une politique qui a affaibli la position des salariés français, depuis les ordonnances sur la réforme du marché du travail jusqu’aux réformes de l’assurance-chômage en passant par la réforme des retraites, l’occasion est trop belle. L’homme des réformes structurelles qui n’a jamais consenti le moindre « coup de pouce » au salaire minimum français a besoin de s’acheter une conscience. Et, surtout, de mettre en scène un de ses énièmes récits fantaisistes dont il a le secret : l’idée que le capital auquel il a tant donné et qui a si peu rendu aux salariés peut être, comme on le dit dans les cercles gouvernementaux, « bienveillant » et « social ».

© Compte X de Bruno Le Maire

La mauvaise humeur de certains cercles du Medef à l’égard de Michelin est venue achever de peindre le tableau d’une bataille titanesque entre le « bon » capitalisme incarné par le Bibendum, qui se soucie des loyers et des factures d’eau de ses salariés, et le « mauvais » capitalisme qui ne songerait qu’au profit. C’était bien cette division que Bruno Le Maire avait voulu mettre en scène déjà en 2019 lorsqu’il avait « voulu » la loi Pacte qui renforçait l’idée de « responsabilité sociale des entreprises » (tout en dérégulant encore l’économie).

 

On comprend qu’à l’heure où la croissance se fait rare et où le capitalisme s’enfonce dans une polycrise complexe et profonde, l’idée que l’on puisse s’appuyer sur de « bonnes entreprises » comme jadis sur de « bons patrons » ait un attrait certain. Malheureusement, une telle dichotomie moralisante n’est pas représentative de la réalité écrite. Comme souvent, le récit proposé par Bruno Le Maire avec l’appui de Michelin est frelaté.

 

Service minimum pour Bibendum

Pour le comprendre, il faut commencer par le mensonge le plus évident de la communication de Michelin sur les « salaires décents ». Il est prononcé par la directrice rémunérations et avantages sociaux du groupe, Florianne Viala, qui affirme au Monde que le coût de cette mesure n’a pas été « le sujet et n’a pas été évalué ».

 

C’est évidemment impensable pour un groupe international coté comme Michelin, comme d’ailleurs pour toute entreprise évoluant sur un marché compétitif. Mais c’est une stratégie de communication courante que l’on voit régulièrement fleurir dans les multinationales : l’essentiel pour ces groupes ne serait pas leur rentabilité. Or, rien n’est évidemment plus fallacieux.

 

Au reste, Michelin doit implicitement le reconnaître, puisque cette absence d’évaluation est justifiée par une sorte de conviction du retour sur investissement. Le président du groupe, Florent Menegaux, affirme ainsi que « les salariés, lorsqu’ils sortent du mode survie, améliorent leur performance ». La hausse des salaires permettrait, en d’autres termes, d’augmenter la productivité des salariés et donc les résultats du groupe.

 

Il y a là un aveu implicite décisif : la grandeur d’âme de Michelin n’est pas gratuite, mais bien conditionnelle. Et, en conséquence, le produit des gains de productivité éventuel ne reviendrait pas aux salariés, mais bien au profit du groupe. Le mot important dans la phrase de Florent Menegaux est donc celui de « survie ».

 

Voilà qui éclaire mieux la démarche du groupe. Il s’agit simplement de disposer de salariés en capacité de produire correctement. En cela, Michelin n’est ni très original ni très progressiste. Il assure simplement « le renouvellement de la capacité de travail » de ses salariés. En échange de cette magnanimité, il attend de meilleures « performances » des salariés.

 

Dès lors, la logique de bienveillance s’inverse. Elle s’exprime d’ailleurs mieux par le terme anglais utilisé par le programme des Nations unies qui a inspiré Michelin : le « salaire décent » traduit living wage, c’est-à-dire le « salaire permettant de vivre ». Voilà qui est bien plus clair : ce que Michelin propose, c’est de placer le salaire à un niveau d’équilibre entre ce qu’exige la rentabilité croissante de l’entreprise et le minimum vital des travailleurs. On a vu plus progressiste.

 

L’entreprise consent donc à donner à ses salariés de quoi vivre moyennant une augmentation de la performance. On pourrait bien sûr répliquer que cela entre parfaitement dans le mythe de la « main invisible » : le groupe, en cherchant son intérêt privé, fait le bien commun. Mais, comme toujours avec ce mythe un peu poussiéreux, cela ne résiste pas à l’analyse.

 

Le « salaire décent » est donc tout sauf une protection contre le chômage. Bien au contraire, c’est une forme élargie de chantage à l’emploi.

 

D’abord parce que si ce « retour sur investissement » n’intervient pas, comme c’est probable dans la mesure où la productivité « personnelle » évoquée par Florent Menegaux n’a guère de sens dans une activité aussi mécanisée que celle de Michelin, alors il faudra prendre des mesures de rétablissement de la rentabilité. Ces mesures, bien sûr, on les connaît : licenciements, mécanisation, délocalisation. Autrement dit, le chômage.

 

Cela tombe bien : les « salaires décents » étant différenciés entre les régions, ils n’empêchent nullement la concurrence géographique entre les salariés. Le « salaire décent » n’est donc pas une protection pour l’emploi des salariés. D’ailleurs, Florent Menegaux a bien précisé que sa politique sociale n’allait pas jusqu’à garantir la pérennité des sites de production. Ici, bien au contraire, le fabricant de pneus affiche les nécessités de la « compétitivité » et de la « nécessaire adaptation ».

 

D’ailleurs, l’équipementier avait ainsi supprimé 2 300 postes en France entre 2021 et 2023. En Allemagne, ce sera plus de 1 500 postes qui disparaîtront. Autant de « salaires décents » (ou de salaires supérieurs) en moins à payer. Les mesures annoncées ne disent rien non plus des conditions de travail des salariés ou de certaines pratiques comme l’espionnage d’un local syndical révélé en juin.

 

Le « salaire décent » est donc tout sauf une protection contre le chômage. Bien au contraire, c’est une forme élargie de chantage à l’emploi. L’entreprise consent avec grandeur d’âme à vous faire vivre décemment, mais si ses objectifs d’accumulation de capital ne sont pas remplis, il faudra bien jeter quelques salariés à nouveau dans la misère pour être rentable au niveau souhaité par la direction et les actionnaires.

 

Désamorcer tout conflit sur les salaires

Mais ce n’est pas tout. En avouant attendre de meilleures performances des travailleurs mieux payés, le président de Michelin insinue que ce qui est présenté comme un plancher de survie pourrait bien devenir un plafond. Car si la démarche est effectivement « rentable », comme le souhaite Florent Menegaux, ce « salaire décent » deviendra logiquement la norme. On voit mal alors comment le groupe pourrait n’être pas tenté de donner priorité à des embauches sur ce niveau le plus bas.

 

Et comme le groupe s’est engagé à revaloriser régulièrement ce niveau, il sera inévitable que ce surcoût vienne peser sur le reste de l’échelle des salaires. Les autres salariés auront alors bien du mal à prétendre à de pareilles revalorisations, alors même qu’on leur expliquera que leurs « sacrifices » seront nécessaires à assurer le niveau de vie décent de leurs collègues. Progressivement, le niveau des salaires les plus faibles sera donc écrasé autour de ce niveau présenté comme « moralement juste ».

 

Car, et c’est un élément important, ce « salaire décent » se veut « objectif », fixé par une ONG qui juge de son « bon » niveau. En cela, la démarche s’inscrit dans la tradition paternaliste du patronat français qui veut que les salariés soient naturellement incapables de déterminer ce qui est le niveau juste de leur rémunération. Cette déresponsabilisation des salariés a une conséquence concrète : celle de délégitimer toute lutte pour le niveau des salaires et, à l’inverse, de légitimer à l’extrême le niveau fixé par les ONG.

 

Dès lors, comment les syndicats ou les salariés pourraient contester ce dernier niveau s’ils le jugent eux-mêmes insuffisant ? La démarche de Michelin, derrière les mièvreries morales de la communication du groupe, est donc profondément politique. Elle vise surtout à discréditer toute forme future de lutte pour les salaires qui devient inutile puisque, en théorie, le capital, comme le travail, doit se soumettre à la réalité « extérieure » fixée par l’ONG.

 

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La politique actionnariale de Michelin. © Infographie Michelin

Mais il y a évidemment un loup ici : ce niveau fixé par l’ONG est validé implicitement par le groupe (si ce niveau lui était inacceptable, la démarche n’aurait pas lieu) qui peut ajuster sa rentabilité à cette contrainte, notamment au détriment du reste du personnel. Pour les salariés, en revanche, ce « salaire décent » lui est imposé et devient une injonction morale contre toute revendication ultérieure qui apparaîtrait logiquement comme outrancière.

 

Cette mesure salariale est donc aussi un moyen de réduire toute contestation globale sur les salaires. Ce n’est pas un hasard si l’annonce a été faite de façon unilatérale et sans aucune négociation préalable avec les syndicats. C’est bien plutôt un élément structurel de cette démarche et c’est là la grande différence avec l’expérience de Robert Owen évoquée ci-dessus : celle de Michelin n’est pas émancipatrice, bien au contraire.

 

Une multinationale comme les autres…

On ne se fera, au reste, aucune illusion sur l’engagement « sociétal » d’une multinationale comme Michelin. Outre le recours massif à la sous-traitance, le groupe a été un des fers de lance de « l’inflation par les profits » qui a marqué les deux dernières années et a pesé si lourdement sur les revenus réels de la majorité des travailleurs un peu partout dans le monde.

 

Selon son rapport annuel de 2023, la hausse de ses prix a ainsi amélioré de 1,46 milliard d’euros le bénéfice opérationnel, ce qui a permis d’amortir la hausse des salaires, la baisse des volumes et le maintien d’un versement de près de 2 milliards d’euros pour ses actionnaires, un montant qui représente 27 % du montant global de la main-d’œuvre du groupe et 7 % du montant de ses ventes. Le groupe prévoit, par ailleurs, d’utiliser 1 milliard d’euros pour racheter ses propres actions entre 2023 et 2026.

 

La hausse globale des salaires de Michelin est donc restée largement inférieure à celle des prix, elle n’en représente qu’un tiers. La fonction principale de la hausse des prix a bien été de maintenir à flot la distribution de dividendes. Autrement dit, Michelin a donc fait payer à ses consommateurs, dont ses propres travailleurs, la stabilisation de son profit. Ce que le groupe a donné par la porte à ses travailleurs, il l’a récupéré par la fenêtre par ses prix.

 

Voilà qui vient appuyer l’idée que s’il y a un coût à cette annonce de « salaires décents », il y a fort à parier que ce ne soient pas les actionnaires qui le supporteront. En passant, on remarquera que le groupe a aussi utilisé l’impôt comme variable d’ajustement : l’impôt versé en 2023 a reculé de 21,6 %, permettant de faire passer la baisse du résultat net de 6,3 % à 1,3 %.

 

Dès lors, on comprend pourquoi Michelin refuse de donner une évaluation du coût de la mesure. Avec une telle donnée, on y verrait plus clair : l’annonce serait soit anecdotique, donc insignifiante, soit coûteuse et alors la question de la prise en charge du coût se poserait inévitablement. La direction préfère garder le flou qui lui donne le beau rôle.

 

Cette opération de communication est donc d’abord un grand lessivage des pratiques nocives des multinationales. Elle ne construit pas une ligne de rupture au sein du capitalisme mais elle ouvre bien davantage une autre stratégie, complémentaire de celle des secteurs où la course aux bas salaires est indispensable. Dans tous les cas, l’objectif est bien d’assurer le contrôle et l’assujettissement des salariés à la production de profits.

 

D’ailleurs, cette démarche de Michelin a au moins une vertu. En prétendant pouvoir fixer le salaire sur des critères indépendants de l’offre et de la demande de travail, le groupe Michelin fait là un aveu crucial : il reconnaît qu’il n’y a pas de marché de travail. Le niveau de salaire n’est pas principalement le fruit du niveau de disponibilité de la force de travail et de la productivité, mais il est la conséquence de la recherche de rentabilité des entreprises. C’est pourquoi les concessions des entreprises sur les salaires sont toujours conditionnelles et ne sauraient représenter une voie d’émancipation durable.