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Nathan Thrall : « Il a suffi de quatre soldats israéliens pour enfermer 130 000 Palestiniens »

La-Croix.com
6–7 minutes

La Croix : Qu’est-ce qui a changé dans la vie des Palestiniens de Cisjordanie, depuis le 7 octobre 2023 ?

Nathan Thrall : Juste après le 7 octobre, Anata, ville du Grand Jérusalem où se situe mon livre, a par exemple été bouclée, comme beaucoup d’autres. Comme elle est déjà murée sur trois côtés par le mur de séparation de 8 mètres de haut, et que sur le quatrième, elle est traversée par la « route de l’apartheid », c’était facile : il a suffi de quatre soldats israéliens pour enfermer 130 000 Palestiniens.

En Cisjordanie, les restrictions de circulation n’ont presque jamais été aussi sévères. De nombreuses routes étant interdites aux Palestiniens, il faut des heures pour parcourir de courtes distances. Avec la hausse de la violence des colons et de l’armée, de nombreux Palestiniens ne sortent plus. Beaucoup ont perdu leur emploi en Israël, ils se sentent étouffés économiquement, craignent pour leur vie et pleurent des proches tués à Gaza.

Quel est le poids de l’Histoire dans ce conflit ?

N. T. : On traite souvent ce conflit comme s’il ne concernait que l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza. Mais il porte sur la légitimité du sionisme : ses véritables racines sont la création d’un État pour le peuple juif contre la volonté de la majorité autochtone sur sa terre. Le système de domination en place, complexe et bureaucratique, fait qu’Israël contrôle 7 millions de Juifs et 7 millions de Palestiniens sans droits fondamentaux. Il y aura des violences tant que cette question ne sera pas réglée.

Votre livre souligne l’impact, outre du mur, des routes et des check-points sur le quotidien des Palestiniens. Comment ?

N. T. : Il existe une infrastructure de la ségrégation, routière notamment, qui permet d’étendre les colonies et de contrôler des millions de Palestiniens en les confinant dans des espaces toujours plus étroits. Contrairement à ce qu’Israël dit, il ne s’agit pas d’une question de sécurité. S’il y a des soldats aux check-points le matin et l’après-midi, ce n’est pas parce que tous les groupes militants palestiniens ont décidé de ne pas commettre d’attentats à la mi-journée ou le soir. C’est pour raccourcir le temps de trajet des colons.

La clé du succès des colonies repose sur la « suburbanisation », le fait que les colons ont l’impression de vivre dans n’importe quelle banlieue d’Israël, avec une route directe bien goudronnée, des postes de police, des cliniques, des écoles, des centres commerciaux… et le sentiment d’une présence juive continue.

Les diplomates européens, qui se contentent de dire que la colonisation n’est pas viable, se concentrent toujours sur la construction de 100 ou 1 000 nouveaux logements, mais la construction d’une nouvelle autoroute est bien plus cruciale pour les promoteurs de la colonisation qui veulent doubler leur nombre.

Est-ce la logique qui se profile à Gaza ?

N. T. : Il est trop tôt pour dire si de nouvelles colonies y seront établies. Mais si ce gouvernement survit et que la guerre continue, cela deviendra une réelle possibilité.

L’objectif est-il, comme certains l’affirment, d’effacer le peuple palestinien ?

N. T. : Les Israéliens ont des points de vue très différents sur cette question. Il existe un groupe important à droite qui aimerait voir le « transfert » des Palestiniens, avec, disent-ils, des incitations financières. Cette idée est assez répandue. Un autre groupe – le plus important – propose un contrôle indéfini, comme actuellement.

Ils excluent que les Palestiniens contrôlent leurs propres frontières, mais veulent bien parler d’autonomie ou d’un « presque État » tant qu’Israël garde le contrôle. Et puis il y a une minorité de gauche qui aimerait voir les Palestiniens être libres, à travers la souveraineté, une confédération, soit par l’égalité des droits.

Quelle est la part de responsabilité des États-Unis dans ce conflit ?

N. T. : Les États-Unis sont pleinement complices des crimes de guerre commis à Gaza. Cette guerre ne pourrait se poursuivre sans leur soutien. Les États-Unis sont un partenaire à part entière des « bombardements aveugles » comme de la domination d’Israël sur le peuple palestinien depuis un demi-siècle. S’opposer à Israël a toujours été préjudiciable aux États-Unis, alors que nuire aux droits des Palestiniens ne l’est quasiment pas.

Critiquer la politique d’Israël revient souvent à être taxé d’antisémitisme… Comment êtes-vous perçu en tant qu’homme juif critique d’Israël ?

N. T. : Je suis attaqué tout le temps en Israël et aux États-Unis. Cela ne me dérange pas. Il y a une campagne conçue pour protéger Israël en définissant les critiques pourtant légitimes à son encontre comme des discours de haine, de l’antisémitisme. Or il ne s’agit pas de cela : la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) est si large qu’elle inclut toutes sortes de critiques tout à fait légitimes à l’égard d’Israël.

Quelle première étape pourrait changer le cours de la relation entre Israéliens et Palestiniens ?

N. T. : Dans les années 1990, l’État israélien a beaucoup investi dans des ONG créées pour faire dialoguer Israéliens et Palestiniens. Au fil des ans, ces initiatives ont été discréditées et sont apparues comme un moyen pour les Israéliens de se donner bonne conscience.

Je ne crois pas que le changement nécessaire passe par un plus grand dialogue. Il faut changer les motivations. En choisissant de perpétuer cette occupation indéfiniment, Israël agit rationnellement. C’est l’option la moins coûteuse. Si l’on veut un changement en Israël-Palestine, il faut une option plus pénalisante, comme réduire l’aide militaire à Israël, menacer l’accord d’association avec l’Union européenne, obliger les Israéliens à obtenir des visas pour voyager. Voilà ce qui pourrait convaincre les électeurs qu’il faut changer de voie.