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Benoît Jacquot, un système de prédation sous couvert de cinéma

A la suite de Judith Godrèche, plusieurs comédiennes prennent la parole dans « Le Monde » pour dénoncer des violences et du harcèlement sexuel de la part du réalisateur. Le cinéaste reconnaît certains faits.

Par Lorraine de Foucher et Jérôme Lefilliâtre

 

L’actrice Isild Le Besco et le réalisateur Benoît Jacquot au 57ᵉ Festival de Cannes, le 14 mai 2004.

 L’actrice Isild Le Besco et le réalisateur Benoît Jacquot au 57ᵉ Festival de Cannes, le 14 mai 2004. BRUNO VINCENT / GETTY IMAGES VIA AFP

 

Dans l’amphithéâtre de Sciences Po à Paris, Julia Roy s’assoit au fond de la salle. L’étudiante de 23 ans vient écouter, ce 29 janvier 2013, la conférence d’un réalisateur qu’elle ne connaît pas, Benoît Jacquot, invité à parler de « politique de l’intime ». « Il me fixe pendant toute la séance, ça m’étonne un peu », raconte-t-elle au Monde onze ans plus tard. A la fin, elle s’approche pour saluer l’animateur de la rencontre. « Benoît Jacquot me saute dessus pour me remettre un papier avec son numéro, et me demande plusieurs fois de l’appeler. »

 

Depuis son enfance autrichienne à Vienne, Julia Roy, qui n’a alors joué qu’un petit rôle dans une série télévisée, nourrit une cinéphilie précoce. Elle décide de rappeler ce cinéaste : peut-être peut-il la conseiller, elle qui rêve de faire des films ? Au restaurant Le Hangar, dans le Marais, où ils se retrouvent, « il me regarde comme un miracle ». D’après son récit, il lui fait immédiatement de grandes déclarations : « Il m’annonce qu’il va faire tous ses films avec moi, qu’il m’aidera à écrire les miens, qu’il veut m’avoir tout le temps avec lui et devant lui. » Tout juste est-il déçu en apprenant son âge : il la pensait plus jeune.

Six ans après, en 2019, c’est une jeune femme traumatisée par la relation nouée avec le réalisateur qui s’enfuit en Autriche. « J’ai été diagnostiquée comme atteinte d’un syndrome de stress post-traumatique. » En janvier 2024, elle découvre les accusations de Judith Godrèche sur sa relation passée avec Benoît Jacquot qui ont motivé l’ouverture d’une enquête préliminaire, mercredi 7 février. Elle décide à son tour d’évoquer publiquement son vécu avec le réalisateur, composé de manipulation, de domination, de violences physiques et de harcèlement sexuel. Certains des faits qu’elle dénonce pourraient ne pas être couverts par la prescription.

 

Au début, leur rapport prend la forme d’une amitié professionnelle, une sorte de mentorat, par lequel le réalisateur veut aider l’étudiante à faire des films. Il l’invite à Venise en 2013, comme Judith Godrèche en 1987. « Dans le train couchette, il m’approche physiquement. Je suis mal à l’aise, je trouve ça étrange vu notre différence d’âge. »

En 2015, sur le tournage d’A jamais, un film dont Julia Roy est la scénariste et dans lequel elle tient le rôle principal face à Mathieu Amalric, elle vit un premier épisode traumatique. « Dans une chambre d’hôtel dans l’Algarve au Portugal, il se met à m’insulter, à me traiter de pute et de salope », explique-t-elle. Il y aura trois autres films ensuite, jusqu’à la fuite en 2019. Dans la presse de l’époque, Julia Roy est alors décrite comme la « nouvelle muse » ou « égérie » de Benoît Jacquot.

« Tu seras morte en France »

Entre l’actrice et le réalisateur, la relation se dégrade progressivement au point qu’elle reçoit une gifle si puissante qu’elle tombe par terre. Les brimades se poursuivent : il contrôle sa nourriture, la longueur de ses cheveux, sa façon de s’habiller et de parler, et la dissuade de reprendre des études. « Il voulait contrôler tout ce que je faisais. Quand je le confrontais sur ses violences verbales et physiques, il détournait tout, prétendait que rien de tout cela n’était arrivé, et son discours était souvent contradictoire. Je commençais à douter sur mon propre ressenti, à perdre mon libre arbitre et mon esprit critique. Je n’avais plus confiance en moi. »

Elle craint d’aller au restaurant avec lui, de peur que cela dégénère. Il lui lance des verres d’eau au visage. Au festival de Lisbonne & Estoril, en 2017, lors d’un repas avec d’autres invités du festival, juste avant de s’asseoir, il recule sa chaise pour qu’elle tombe par terre. « Il avait des crises de rage fréquentes, au cours desquelles il jetait des chaises (comme lors du Festival de Venise, à l’Hôtel Excelsior en 2017), des assiettes et des verres, et donnait des coups de pied, qui me laissaient stupéfaite. »

Benoît Jacquot et Julia Roy, lors de la 73ᵉ Mostra de Venise, en Italie, le 9 septembre 2016.

Benoît Jacquot et Julia Roy, lors de la 73ᵉ Mostra de Venise, en Italie, le 9 septembre 2016. PASCAL LE SEGRETAIN / GETTY IMAGES VIA AFP

 

Benoît Jacquot profère des menaces : si elle arrête de le voir, il ternira sa réputation dans le cinéma et elle ne pourra plus jamais travailler nulle part. « Tu seras morte en France », lui dit-il. A table en 2018, lors des Ciné Rencontres de Prades (Pyrénées-Orientales), il lui répète : « T’es morte pour moi, t’es comme morte. » Quand elle l’accuse et se défend, il essaye d’acheter son silence en voulant lui offrir sa maison en Grèce. « Si nous restons amis, elle sera à toi. »

« Il ne supportait pas l’image de la vieillesse que je lui renvoyais, il se haïssait de ne pas être jeune, me répétait qu’il était un éternel adolescent. Il ne voulait pas que je lui rappelle son âge », analyse aujourd’hui la comédienne et scénariste. « Il me disait que j’étais une femme-enfant. Je le voyais lire Sade et Nabokov, et il me disait que je lui faisais penser à une peinture de Balthus. » Comme à Judith Godrèche deux décennies plus tôt.

Un marché formulé aux comédiennes

Pour se reconstruire, Julia s’est tournée vers sa première passion : l’écriture, à travers laquelle elle a pu mieux comprendre ce qu’elle a vécu. Elle vient de finir le scénario d’un long-métrage sur le mouvement #metoo en France et compte prochainement passer à la réalisation de son premier court métrage. « Il me fait de la peine parce qu’en fait il est terrifié – son sadisme est à la mesure de sa peur », conclut-elle.

Interrogé par Le Monde, Benoît Jacquot nie plusieurs de ces faits, mais en reconnaît certains. « Je lui ai donné un coup de pied au cul, lors d’un dîner à Florence, dans un hôtel où nous étions. Mais ce n’était pas un coup de poing dans le ventre. C’était comme un truc qu’on fait à un enfant pour le calmer. Je ne culpabilise pas à propos de cela aujourd’hui. » Il admet également lui avoir jeté le contenu d’un verre d’eau au visage et avoir eu avec elle « des discussions assez violentes, fortes », « des engueulades éventuellement vigoureuses ». Les insultes ? « C’est très possible. » Le cinéaste ajoute : « Il y a une violence dans les rapports amoureux. Je ne suis pas particulier ou exceptionnel. Mais comme je fais du cinéma, cela prend des proportions exceptionnelles. » Et de regretter l’importation depuis les Etats-Unis d’un « néopuritanisme assez effrayant ».

 

Le réalisateur, 77 ans aujourd’hui et auteur d’une trentaine de films, a toujours revendiqué une conviction artistique : il faut être « amoureux » de ses actrices pour éprouver le désir de les mettre en scène. Avec pour conséquence, dans sa vie personnelle, que les films et les femmes se mêlent. Ce dont il ne s’est jamais caché. A l’écouter, il s’agirait même d’un contrat qu’il passe avec ses comédiennes. En 2006, dans Les Inrockuptibles, il évoque sa collaboration avec Judith Godrèche sur La Désenchantée en ces termes : « Je dirais que le film est fait sur mon désir de son désir. (…) Je lui donne le film. Avec tout de même un pacte à la clé : si je lui donne le film, elle, en retour, se donne complètement. Ce qui est à entendre dans tous les sens qu’on voudra. »

Le marché est explicitement formulé : le réalisateur de films d’auteur célébré offre un beau rôle à une comédienne, souvent en devenir, et attend en échange qu’elle s’offre à lui. En 2015 dans Libération, Benoît Jacquot redit la même chose, mais pour la généraliser à l’ensemble de son œuvre : « Mon travail de cinéaste consiste à pousser une actrice à passer un seuil. La rencontrer, lui parler, la mettre en scène, la diriger, m’en séparer, la retrouver : le mieux, pour faire tout ça, c’est encore d’être dans le même lit. »

« Un voleur d’enfance »

Ce contrat, plus ou moins tacite, Vahina Giocante dit l’avoir refusé. La comédienne a 17 ans lorsqu’elle rejoint le tournage de Pas de scandale, film de Benoît Jacquot diffusé en salle en 1999. A l’époque, celle qui se destinait à une carrière de danseuse mais a été repérée sur une plage par une directrice de casting a déjà joué dans trois longs-métrages. Avec ce nouveau projet, elle décroche un rôle de premier plan, partageant l’affiche avec Fabrice Luchini, Isabelle Huppert et Vincent Lindon, trois des comédiens fétiches du réalisateur. Vahina Giocante incarne Stéphanie, une jeune coiffeuse entretenant une relation ambiguë avec le personnage plus âgé interprété par Luchini.

Au bar d’un hôtel parisien, Vahina Giocante, 42 ans désormais, accepte de replonger dans ses souvenirs, dans le but de soutenir Judith Godrèche. « Avant le tournage de Pas de scandale, raconte-t-elle, on me prévient que Benoît Jacquot aime beaucoup les jeunes femmes. Je ne sais plus qui m’a mise en garde. Très vite, je dois manœuvrer, j’évite des situations, comme lorsqu’il veut faire des lectures dans l’hôtel où il loge. Sur le plateau, il est d’abord dans un jeu de séduction, assez subtil. Mais cela bascule au moment d’une scène, celle du lit. »

C’est le premier plan de Pas de scandale dans lequel apparaît l’actrice. On la voit s’extraire d’un lit où elle a passé la nuit avec un homme plus âgé, attraper un long T-shirt vert qui traîne au sol et commencer à s’habiller, le vêtement récupéré par terre sur le corps. « Je fais la scène une première fois. Puis Benoît Jacquot vient me voir et me demande de la refaire sans porter de culotte en dessous du T-shirt. Cela n’a aucun sens scénaristique, puisqu’il couvre ma culotte. Mais il me fait comprendre que je n’ai pas le choix. Je vais voir l’habilleuse et lui demande de me donner une culotte couleur chair ou un string. Elle panique un peu, car elle a peur de se faire virer, mais elle finit par dire oui. Je refais la scène avec cet accessoire, sans rien dire. Benoît Jacquot me regarde d’en bas, avec ce petit sourire narquois et me dit : “Tu vois, ce n’était pas si difficile.” » C’était seulement pour lui une question de pouvoir, un fantasme personnel.

L’actrice Vahina Giocante, le 12 mars 2005, à Deauville, lors du 7ᵉ Festival du film asiatique.

L’actrice Vahina Giocante, le 12 mars 2005, à Deauville, lors du 7ᵉ Festival du film asiatique. JEAN-PIERRE MULLER / AFP

 

Un autre épisode sur ce tournage, dont elle a gardé des souvenirs précis, a marqué Vahina Giocante. « Quelques jours après la scène du lit, Benoît Jacquot me demande : “Est-ce que tu comprends bien que, si tu es gentille avec moi, tu feras le prochain ?” » Pour l’actrice, l’allusion est limpide : si elle couche avec le réalisateur, elle obtiendra un rôle dans son film suivant, en l’occurrence Sade, pour lequel le cinéaste a finalement engagé Isild Le Besco. Vahina Giocante refuse les avances du metteur en scène. « Je lui ai répondu : “Je ne suis pas une gentille fille.” Après cela, son attitude a changé, il a été froid, distant, odieux. Il me parlait à peine et préférait passer par le premier assistant réalisateur. » Interrogé sur ces éléments, qui pourraient relever du délit de harcèlement sexuel, Benoît Jacquot dément.

Vahina Giocante n’a plus jamais tourné avec le cinéaste. « Je le méprise, dit-elle. Il bénéficie d’une réputation d’intellectuel, mais il y a tellement de cynisme, d’arrogance, de sentiment de supériorité que cela ne mérite que le mépris. Je le vois comme un voleur d’enfance, émoustillé par le désir de pureté. Benoît Jacquot est dans une confusion telle qu’il recherche une histoire d’amour en même temps. Il se met en position de créateur, de demi-dieu, il façonne une femme, et cela ne l’intéresse plus quand la jeune fille devient une femme. Il cherche une dimension d’innocence, de malléabilité, pour que l’emprise puisse s’exercer. »

« La question de l’emprise » au cœur de ses films

Sur les photos d’archives, qui datent d’août 1999, Isild Le Besco a les airs de la fillette qu’elle était encore : corps minuscule, visage frêle, tresse et regard tendre. Lors du tournage de Sade, film sorti en 2000, elle a 16 ans. C’est à ce moment qu’elle fait la rencontre de Benoît Jacquot, 52 ans à l’époque, et qu’elle entame avec lui une relation qui durera plusieurs années, jusqu’au film L’Intouchable (2006). La comédienne, 41 ans aujourd’hui, voit-elle dans l’histoire de Judith Godrèche des similarités avec la sienne ? Au Monde, elle répond qu’elle ne se sent « pas prête à évoquer cette histoire dans la presse ». Elle réserve sa parole à une éventuelle convocation « devant un tribunal » et pour un récit écrit sur lequel elle travaille depuis des mois.

Elle nous a toutefois transmis un texte dans lequel elle reconnaît avoir subi des « violences psychologiques ou physiques »de la part de Benoît Jacquot. « Comme toutes ces comédiennes qui parlent aujourd’hui, j’ai mis du temps à comprendre où mes limites avaient été franchies, comment, par qui, écrit-elle. Comme pour beaucoup d’entre elles, mon histoire personnelle me prédisposait à être utilisée, objectifiée. Comme elles, mon image, mon corps ont nourri des fantasmes alors que, tout juste adolescente, je n’avais même pas conscience d’être sexualisée. En devenant réalisatrice, je suis devenue celle qui impose ses propres limites et sa propre vision du monde. Mon combat aujourd’hui consiste à ne pas reproduire ce système de domination avec les personnes avec lesquelles je travaille, femmes et hommes. Si toutes celles et ceux qui ont subi ces violences psychologiques ou physiques parviennent à faire face, à trouver la force de les nommer et surtout, arrêtent de les reproduire, on peut espérer que les nouvelles générations du cinéma et des arts fonctionneront désormais sur des bases plus saines. Et au-delà, pour le bien de la création, que la dénonciation de ces actes servira à renouveler nos imaginaires des femmes, des hommes, et de ce qui les lie. »

 

Confronté à ce propos, Benoît Jacquot nie toute violence physique à l’égard d’Isild Le Besco. Sur d’éventuelles violences psychologiques, il avance une hypothèse. D’après lui, la comédienne lui reprocherait de n’avoir pas voulu faire d’enfants avec elle. « Elle l’a très mal vécu », dit-il. Au moment de ce qu’il décrit comme sa « vie amoureuse » avec Isild Le Besco, Benoît Jacquot explique qu’il habitait avec l’actrice Anne Consigny, la mère de ses deux fils.

Isild Le Besco a participé à six films de Benoît Jacquot, dont Au fond des bois (2010). Ce film relate l’histoire d’une jeune bourgeoise qui suit un vagabond sans que l’on sache si elle le fait de son plein gré. Au moment de sa sortie, le réalisateur en parlait dans Le Journal du dimanche de la manière suivante, qui résonne étrangement aujourd’hui : « La question de l’emprise et du consentement, de ce qu’on veut ou pas, de ce qu’on ne veut pas malgré ce qu’on veut, m’a intéressé de film en film. Avec cette histoire, je voulais que ces ambivalences soient tressées jusqu’au vertige. »

Un homme en plein délire

Présente en 2004 sur le tournage du film A tout de suite avec Isild Le Besco, la comédienne Laurence Cordier se souvient d’une jeune femme séparée des autres acteurs de son âge : « Benoît Jacquot surveille ce que mange Isild, la reprend, lui parle mal. On dirait un père malsain. Isild est tout le temps terrifiée et semble transformée en accessoire. »

La même Laurence Cordier a, elle aussi, connu une expérience étrange avec Benoît Jacquot. C’était en 2009, peu avant l’avant-première de Villa Amalia, l’un des plus grands succès du cinéaste. Au restaurant, ce dernier lui fait une déclaration : « Il faut qu’on vive une histoire ensemble, tu vas être mon égérie. » Il explique qu’il a besoin d’être amoureux de son actrice, comme un peintre et son modèle. Il lui promet comme aux autres de l’emmener en Italie, de lui faire découvrir Venise.

Lorsque, d’après son récit, Laurence Cordier tente de l’éconduire, il lui demande de se taire et insiste : « Je sais qu’au fond de toi tu en as envie, ça va être merveilleux. » Au bout d’une heure, pendant laquelle elle a l’impression de se trouver face à un homme en plein délire, il sort des clés de chez lui. « C’est pour quand tu vas venir chez moi », l’informe-t-il. Face au refus de la comédienne de prendre la clé, Benoît Jacquot finit par la lui glisser dans la poche de son manteau. Désarçonnée, elle court après lui pour lui rendre l’objet. Il se retourne, furieux : « Tu ne me touches pas et tu gardes cette clé. » Le soir même, Laurence Cordier reçoit un message vocal sur son répondeur. C’est Benoît Jacquot qui lui donne son adresse et ses codes et l’invite à venir quand elle veut.

La comédienne ne sait pas comment réagir. Elle doit retrouver quelques semaines plus tard le réalisateur pour le téléfilm Les Faux-Monnayeurs, sur lequel elle a décroché un rôle. Va-t-elle le perdre si elle ne se rend pas chez Benoît Jacquot ? Elle n’est finalement pas virée et participe au projet. Mais à la fin du tournage, le cinéaste vient la voir pour lui signifier qu’elle « ne veu[t] pas vraiment être actrice car [elle] [se] sabotai[t] [elle]-même ». Elle a gardé la clé des années dans son bureau, ne sachant pas quoi en faire, pour finalement la jeter. Aujourd’hui, Laurence Cordier a délaissé le cinéma pour devenir metteuse en scène de théâtre. Auprès du Monde, Benoît Jacquot confirme l’histoire : « Je lui ai mis une clé dans la poche. C’est un crime ? Elle me plaisait beaucoup, j’avais l’impression que je lui plaisais aussi. »

 

« Cette foutue notion d’auteur »

Entre le cinéaste et Virginie Ledoyen, la rencontre a lieu en 1994, alors que la comédienne n’a pas encore 18 ans – lui en a 47. C’est à l’occasion d’essais pour un téléfilm diffusé un an plus tard sur Arte, La Vie de Marianne. Inspiré du roman de Marivaux, ce récit d’initiation, genre chéri par le cinéaste, narre le destin d’une jeune héroïne sur laquelle s’exerce le désir des hommes, dont l’un beaucoup plus âgé qu’elle, en même temps que leur chantage. Soit l’assurance de leur protection contre le cadeau de la chair. Comme un rappel fictionnel du « pacte » évoqué par Benoît Jacquot à propos de Judith Godrèche dans La Désenchantée.

Ces essais, lectures filmées en très gros plan sur le visage de Virginie Ledoyen, figurent dans les bonus d’un double DVD édité par les Cahiers du cinéma, où l’on trouve aussi un entretien avec le réalisateur. Interrogé sur la façon dont il a découvert la comédienne, le réalisateur explique l’avoir vue pour la première fois dans un film d’Olivier Assayas, L’Eau froide, sorti en 1994. « C’est amusant ces échanges de chair fraîche qu’il peut y avoir entre cinéastes amis », commente au passage Benoît Jacquot.

Contactée par Le Monde par le biais de son agent, Virginie Ledoyen n’a d’abord pas répondu à nos sollicitations. Après lecture des articles publiés, elle nous a fait parvenir ce message : « J’ai lu les articles du Monde. Je n’imaginais pas. Je suis sidérée, bouleversée. Mon histoire avec Benoît Jacquot n’est pas comparable, même si je n’avais que 17 ans. Je n’ai connu aucune de ces souffrances. Ces témoignages me sidèrent, me bouleversent, je les crois et leur apporte tout mon soutien. »

 

Directrice de la photographie réputée, Caroline Champetier a travaillé sur une dizaine de films avec Benoît Jacquot. Lorsqu’elle a vu la série sur Arte de Judith Godrèche, Icon of French Cinema, elle a été admirative et rattrapée par ses souvenirs. « Ce qu’elle appelle emprise, moi je l’appelle séparation. Benoît Jacquot a une façon de travailler, sur les tournages, qui sépare les gens les uns des autres, et notamment les femmes. J’ai vécu ce mécanisme de séparation avec d’autres actrices parfois plus âgées. » Et celle qui a débuté avec Jean-Luc Godard de poursuivre : « C’est aussi cette foutue notion d’auteur : le film appartiendrait à un seul, auquel tout est dû, auquel on doit tout, auquel on passe tout. Et avec une certaine désinvolture, plus les dépassements se manifestent, plus on les salue. Mais quand il y a violence ou prédation, c’est quelque chose que tout le monde questionne aujourd’hui. »

Une manière d’esthétiser ses pratiques

Toutes les jeunes actrices n’ont pas vécu la même pression. Roxane Mesquida a joué dans L’Ecole de la chair, film datant de 1998. « Je n’ai pas du tout la même histoire que Judith Godrèche, assure la comédienne franco-américaine, 15 ans à l’époque, 42 ans aujourd’hui. Benoît Jacquot m’a donné ma chance, le film est allé à Cannes, j’ai donné la réplique à Isabelle Huppert… Cela a été une super expérience pour moi, et le tournage le plus professionnel que j’ai connu. » Et de préciser tout de suite : « J’étais accompagnée par ma mère, qui est toujours venue avec moi sur les plateaux. Et, aujourd’hui, je ne laisserais jamais ma fille aller seule sur un tournage. »

Benoît Jacquot confond-il « désir créatif et désir sexuel », comme l’analyse par ailleurs Vahina Giocante ? Dans le café où il a accepté de rencontrer Le Monde, le cinéaste admet sans peine qu’il associe les deux élans. « C’est l’histoire de l’art et du cinéma. Je ne suis pas le seul. C’est aussi le cas de Chaplin, Bresson, Pialat, Kechiche. » Il ne voit pas ses liaisons avec des actrices qu’il fait tourner comme des « abus de pouvoir » : « cela désérotiserait ces histoires », argue-t-il. « Dans le cinéma, il y a le début, la naissance de quelqu’un, d’un acteur ou d’une actrice, par la façon dont ils apparaissent dans un film. Cela m’intéresse beaucoup. »

Les inclinations assumées de Benoît Jacquot pour ses comédiennes, souvent mineures, ont suscité très peu d’émoi dans le monde culturel. Toute sa carrière, le cinéaste a produit un discours théorique cherchant à esthétiser ces pratiques, à les transformer en geste subversif et artistique. Avec un succès certain. « Pour moi, l’indice de vérité quant au monde, c’est la jeune fille, disait-il ainsi dans Les Inrocks en 2006. On a tous des fenêtres qui nous permettent d’envisager la réalité, sinon d’y accéder. Moi, c’est vrai que ce sont les femmes à ce moment-là de leur existence»

Son œuvre cinématographique est traversée par un motif récurrent : celui de la jeune fille objet d’un désir amoureux agressif, émanant souvent d’hommes plus âgés. L’un de ses films les plus récents, Dernier Amour (2019) avec Vincent Lindon, s’intéresse à l’histoire d’un échec amoureux de Casanova auprès d’une jeune prostituée. Dans Journal d’une femme de chambre (2015), la domestique incarnée par Léa Seydoux doit se défendre des agressions sexuelles du maître de maison (joué par Hervé Pierre) et faire avec la brutalité sexuelle du jardinier (Lindon, encore).

« Dans ses interviews, il répète qu’il est féministe parce qu’il filme les femmes, relève Julia Roy. En réalité, les femmes sont souvent maltraitées dans ses films et il aime voir ça. » De Léa Seydoux, le cinéaste racontait, dans une interview filmée pour AlloCiné en 2012, l’avoir découverte dans La Belle Personne, de Christophe Honoré : « J’ai eu l’impression de voir une sorte de résurrection, un remake d’Anna Karina. (…) Et en plus, elle avait une façon de se dépoitrailler, de montrer ses seins comme ça rapidement… Je m’y attendais pas, cela m’a beaucoup suffoqué. »

« Fixé à l’adolescence »

Pendant sa carrière, le cinéaste a été souvent soutenu par des médias influents, dont Le Monde, Télérama, Libération, Radio France, etc. En 2007, il a fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque, le temple français des cinéphiles. Dans son texte de présentation de l’événement, l’ex-directeur de l’établissement, Serge Toubiana, par ailleurs ancien patron des Cahiers du cinéma et proche de Jacquot, saluait un artiste pour lequel « le réel n’est pas seulement régi par des règles sociales ou des jeux de pouvoir, mais qu’il est aussi truffé par le désir, la jouissance, le manque, etc. » Sollicité, Serge Toubiana n’a pas répondu au Monde.

Cette conception du cinéma de Benoît Jacquot est partagée par le réalisateur lui-même. En 2011, dans une conversation publiée par La Vie avec le psychanalyste Gérard Miller (par ailleurs accusé de viols et agressions sexuelles, dans des enquêtes de Elle et Mediapart), il faisait cette réflexion sur lui-même : « Le désir est nécessairement hors la loi, et aujourd’hui encore, rien ne m’intéresse vraiment qui ne soit transgressif. En fait, je suis resté voyou et comme fixé névrotiquement à l’adolescence. Je pense d’ailleurs que mon symptôme est à chercher de ce côté-là. »

Mise à jour le 8 février à 12 h 10 : ajout des déclarations de Virginie Ledoyen.

 

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« C’est une histoire d’enfant kidnappée » : l’actrice Judith Godrèche porte plainte contre le réalisateur Benoît Jacquot

Par Lorraine de Foucher et Jérôme Lefilliâtre

EnquêteUn long témoignage recueilli au cours de plusieurs rencontres, des documents, l’appui de témoins… « Le Monde » a enquêté sur l’« emprise » exercée sur une jeune fille par un cinéaste reconnu, dont la comédienne a choisi de se libérer. Lui évoque une relation amoureuse.

 

Ce samedi de janvier, Judith Godrèche est attendue pour dîner. Elle n’arrive pas à quitter son lit. Transie de froid alors qu’il fait chaud dans sa chambre, elle se précipite aux toilettes et, selon son récit, vomit. L’actrice est en état de choc. Elle vient de regarder l’extrait d’un documentaire du psychanalyste Gérard Miller qui tourne sur les réseaux sociaux, dans lequel un réalisateur français évoque sa pratique cinématographique comme un « trafic illicite de mineurs », la jalousie de ses pairs lorsqu’il consomme ses jeunes comédiennes et son syndrome de « Barbe bleue ».

 

Cette grosse minute d’entretien emporte les dernières résistances de la conscience de Judith Godrèche, celles qui s’effritent depuis des décennies pour prévenir l’effraction mentale du traumatisme sexuel, pour protéger l’enfant de 14 ans qu’elle était sous la coupe de Benoît Jacquot, 39 ans. Sa psyché bataille avec la figure de cet homme de presque trois fois son âge à l’époque, qui a fondu sur elle adolescente. Quel était le sens de cette relation ? Etait-ce de l’amour ou de la prédation ? A 51 ans, le voile se déchire définitivement, quelques semaines après la diffusion d’une série qu’elle a réalisée pour Arte, Icon of French Cinema, dans laquelle elle avait commencé à évoquer sa jeunesse, sans tout dire encore.

 

« C’est une histoire comme les histoires d’enfants qui sont kidnappés et qui grandissent sans voir le monde et qui n’arrivent pas à penser du mal de leur ravisseur. J’aurais voulu que Benoît accepte d’être mon ami, de ne pas m’avoir, je ne voulais pas de son corps. Très vite, il me dégoûtait », a-t-elle écrit dans un texte préparatoire à son audition, ce mardi 6 février, devant la brigade de protection des mineurs de la police judiciaire de Paris. L’actrice y a sollicité un rendez-vous afin de porter plainte pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans » commis par personne ayant autorité – un crime passible de vingt ans de réclusion, même si, dans son cas, il est probablement frappé de prescription. Le lendemain, le parquet de Paris a annoncé l’ouverture d’une enquête préliminaire portant « sur les infractions de viol sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité, viol, violences par concubin, et agression sexuelle sur mineur de plus de 15 ans par personne ayant autorité, l’ensemble des faits dénoncés ayant eu lieu entre 1986 et 1992 ».

Pas une bonne victime

Rencontré par Le Monde, Benoît Jacquot nie l’ensemble de ces accusations et insiste sur le caractère « amoureux » de cette relation longue, dénuée selon lui de brutalité et de prédation. Héritier de la Nouvelle Vague, le réalisateur, 77 ans, est une figure majeure du cinéma indépendant français, auteur d’une trentaine de films. En 2013, son film Les Adieux à la reine a remporté trois Césars.

La semaine précédente, Judith Godrèche s’est rendue chez son avocate, l’épaule cisaillée par l’anse de son sac rempli de dizaines de livres, photos, magazines et lettres qu’elle apportait comme preuves. Elle a tout posé sur le bureau : « Vous pensez vraiment qu’on ne vous croit pas ? », lui a demandé Me Laure Heinich. La question a déclenché un torrent de larmes, à tel point que l’avocate a dû quitter la pièce pour qu’elle reprenne ses esprits. « C’est la première fois de toute ma vie que je pleurais pour moi, pour cette enfant violentée que j’ai été », raconte-t-elle au Monde.

L’actrice s’est toujours sentie marquée par sa relation avec Benoît Jacquot. En 2018, lorsqu’elle est auditionnée par une procureure américaine pour évaluer sa capacité à tenir à la barre face aux avocats de la défense du procès de Harvey Weinstein aux Etats-Unis, dont elle a dénoncé les tentatives de viol dans le New York Times en 2017, elle s’effondre, convaincue qu’elle n’est pas une bonne victime à cause de ce qu’elle a subi à 14 ans.

 

D’après elle, l’histoire commence au divorce de ses parents. L’enfant a 8 ans, son père psychanalyste écrase sa mère psychomotricienne, qui s’efface de l’éducation de sa fille. Judith se retrouve seule avec son père et court les plateaux de tournage. Elle rêve d’être actrice, mais aussi écrivaine ou encore fermière. Elle aime se prendre en photo avec de grandes boucles d’oreilles noires de dame qui tranchent avec les rondeurs juvéniles de son visage. Elle porte un gilet rose, comme les murs de sa chambre où elle accueille ses copines, joue avec ses lapins, son chien et son rat.

Retenue pour « Les Mendiants »

Dans ses archives personnelles, la comédienne a retrouvé un petit livret bleu, aux pages jaunies et racornies : son carnet de santé. A la page des maladies infantiles, sa varicelle est mentionnée, puis ses premières règles : « 1er avril 1985 à Carnac ». Soit un an avant qu’elle rencontre Benoît Jacquot. Au printemps 1986, Judith Godrèche fête ses 14 ans. Bientôt, elle reçoit un appel d’une agence pour enfants acteurs : un réalisateur veut l’auditionner pour un rôle. Des photos subsistent de la veille du casting. Elle a un débardeur gris et un jean troué, les cheveux mi-longs.

 

Le lendemain, elle se rend seule et dans la même tenue faire les essais. Dans la pièce, il y a le directeur de casting derrière la caméra et, dans la pénombre, un autre homme qu’elle aperçoit mal. « Il est imposant, il fume, il me fait penser à un vampire », décrit-elle dans son texte. C’est Benoît Jacquot, dont la deuxième question, après « tu t’appelles Judith ? », semble avoir été : « Tu as un amoureux ? » D’après les souvenirs de l’actrice, le réalisateur fixe les trous de son jean et lui demande à qui appartient ce pantalon trop grand. « C’est celui de mon amoureux », répond-elle.

 

L’adolescente est retenue pour Les Mendiants, dont le tournage a lieu l’été 1986 à Sintra, au Portugal. Le scénario du film, qui peint le destin d’une bande d’adultes et d’une autre d’enfants, requiert l’embauche de plusieurs comédiens mineurs sur le plateau. Malgré ses 14 ans, Judith Godrèche – qui n’a eu qu’un petit rôle dans un film de Nadine Trintignant – s’y rend seule, sans adulte pour l’encadrer. Sur place, elle retrouve Benoît Jacquot, en couple avec l’actrice principale, Dominique Sanda (qui n’a pas voulu répondre aux questions du Monde), grande star des années 1970 ayant tourné avec Bresson, Bertolucci ou Visconti.

Il tisse sa toile

« Benoît me dit que je ressemble à une héroïne de Balthus », écrit Judith Godrèche dans son témoignage. Le réalisateur offrira aux jeunes filles qu’il veut séduire de nombreuses cartes postales du peintre français, accusé d’avoir sexualisé des enfants dans ses peintures. Sur le tournage, il tisse sa toile autour de l’apprentie comédienne de 14 ans : il reste dans la pièce quand elle se change, lui coupe les cheveux, s’enthousiasme pour la beauté de l’orgelet que lui cause le stress du tournage. « Il me regarde comme on regarde une œuvre, son œuvre », analyse-t-elle aujourd’hui. Alors que tous les jeunes acteurs dorment ensemble dans « la maison des enfants », Benoît Jacquot déplace Judith Godrèche vers son hôtel, non loin de sa chambre.

Philippe Lévy est alors l’un des jeunes du film. Il se remémore « une relation particulière entre Benoît et Judith » : « Elle ne dort pas avec nous. Je ne peux pas dire qu’elle est happée par Jacquot comme une proie par son ogre, même si aujourd’hui cela paraît évident. A l’époque, j’ai le sentiment que ce n’est pas normal. »

Dans la pension où elle loge, Judith Godrèche entend des « hurlements » : ce sont ceux de Dominique Sanda, qu’elle dit avoir vu se faire « traîner par les cheveux en direction de leur chambre » par Benoît Jacquot. Jean-Philippe Ecoffey, qui figure aussi au casting des Mendiants, confirme « une dispute violente », mais refuse de donner plus de détails. Agée de 16 ans à l’époque, Marina Golovine, qui joue également dans le film, se souvient de « Dominique Sanda qui pleure dans la rue. Il y avait beaucoup de souffrance chez elle, cela m’avait marquée. On savait que quelque chose s’était noué entre Judith et Benoît et que sa compagne officielle était triste à cause de ça ».

Inégalité de pouvoir

Septembre 1986. De retour à Paris, Judith Godrèche rentre en classe de 3e au collège Victor-Hugo, dans le Marais. Benoît Jacquot l’appelle pour l’emmener au cinéma. « Il vient me chercher à la sortie de l’école, mais reste loin. » Exactement à la même période, de l’autre côté de la Seine, une autre jeune fille avec laquelle elle n’a qu’une semaine d’écart est attendue devant son collège par un homme de 50 ans : Vanessa Springora. Dans Le Consentement (Grasset, 2020), l’autrice dénonce la prédation de l’écrivain Gabriel Matzneff. Lorsqu’elle a lu ce livre, Judith Godrèche a « cru que Vanessa Springora avait écrit un livre sur [elle] ». Elle n’a pas pu aller au bout tout de suite : trop similaire, trop violent.

 

Dans le noir de la salle de cinéma où ils sont assis côte à côte, Benoît Jacquot « prend ma main et la pose sur son sexe », relate l’actrice. Il l’informe qu’il est « pervers » – « à 14 ans, on n’a aucune idée de ce que ça veut dire, pervers ». Judith Godrèche demande à son père psychanalyste ce que cela signifie, « être pervers ». « Il me l’explique mais je ne comprends rien. »

Cet automne-là, la jeune fille se rend chez le cinéaste, rue de Bourbon-le-Château. Selon elle, ils ont alors leur première relation sexuelle. « Il me prend la main et m’emmène là-haut, et me dit de m’allonger sur son lit, écrit-elle dans son texte. Je suis très pudique et je l’ai toujours été. C’est bizarre de faire ça avec un adulte. Son corps et son sexe sont ceux d’un adulte. Tout est fait comme un adulte. Je n’ai aucun souvenir d’être embrassée. C’est comme s’il n’y avait aucune tendresse. »

A chaque fois qu’elle revient de chez lui, Judith Godrèche se lave beaucoup. Son père trouve qu’elle a mauvaise mine, qu’elle grossit : elle fait des crises de boulimie. La jeune fille devient dépendante du réalisateur, croit que cela s’appelle de l’amour. « Mon premier souvenir de Benoît : on va en bas de chez lui, à Odéon, pour déposer une lettre d’amour dans sa boîte aux lettres », éclaire sa meilleure amie de l’époque, qui ne souhaite pas être nommée. Mais peut-on utiliser ce mot quand il y a une telle inégalité de pouvoir entre les deux protagonistes d’un couple ? « Mes joies et mes douleurs sont suspendues à ses humeurs et à son contrôle, dès qu’il le perd, il se durcit et devient cruel », rapporte Judith Godrèche.

« Rapports sexuels brutaux »

Tous les hivers, Judith Godrèche va skier avec son père à Val-d’Isère. Cette année-là, Benoît Jacquot lui suggère de venir plutôt à Courchevel, là où il doit se rendre avec le fils de Dominique Sanda, Yann M. « Il me dit de venir faire une soirée pyjama dans sa chambre d’hôtel avec Yann. Je me souviens d’un grand lit, je suis entre Yann et Benoît. Benoît me force à coucher avec lui, pendant que Yann dort dans le même lit. » Contacté, Yann M. n’a pas répondu.

A Paris, l’initiation culturelle et sexuelle de l’adolescente de 14 ans se poursuit. Le metteur en scène lui parle du sadisme dans le cinéma, l’emmène voir L’Empire des sens, « une sorte de film porno élégant avec des scènes de sexe non-stop », pourtant interdit aux moins de 16 ans. Elle en sort terrorisée, mais n’ose pas lui dire. Un jour, chez lui, « il me dit d’enlever mon pull, qu’on va faire un jeu sexuel. Je dois me mettre sur l’escalier, dos à lui et fermer les yeux. Il prend sa ceinture, se met à me fouetter. Je le laisse faire un coup, deux coups, mais je ne peux pas », raconte-t-elle. Elle proteste : « Ce n’est pas drôle, ça fait mal. » « Je le laisse m’attacher aux barreaux de la mezzanine avec la ceinture de son peignoir. » Rencontrée par Le Monde, sa meilleure amie de l’époque se souvient d’échanges avec elle autour de ces « rapports sexuels brutaux ».

Que connaît-on de la sexualité à 14 ans ? Pas grand-chose. « Je ne sais pas comment employer les mots du sexe, je dis “truquer” pour “faire l’amour” », écrit Judith Godrèche, qui subit des rapports bucco-génitaux qui la « dégoûtent ». Chaque fois qu’elle a ses règles, c’est même « obligatoire ». « Pour mes 15 ans, il décide que je dois jouir quinze fois, je n’ai pas le choix. Je fais semblant le plus vite possible. » Idem pour les fellations à répétition qu’elle explique se faire imposer : « Je déteste, mais il dit que je suis un génie à faire ça. »

Nombreuses traces de sa relation

Dans sa vie, Judith Godrèche a beaucoup déménagé, entre Paris et Los Angeles notamment, mais elle a conservé une petite valise à fleurs remplie de ses souvenirs d’enfance. Elle contient de nombreuses traces de sa relation avec Benoît Jacquot. Comme cette lettre du cinéaste, datée du 30 juin 1987 : « Monsieur, je vous confirme ma réservation d’une chambre double sur le Canal pour la nuit du 19 au 20 juillet. Je vous réglerai le prix de cette chambre en lires et sur place » – soit le document manuscrit subsistant du fax envoyé au Palais Gritti à Venise pour réserver une chambre pour le réalisateur de 40 ans et la jeune fille qui a eu 15 ans trois mois plus tôt. L’âge de Judith est un problème pour voyager : « A l’accueil de l’Hôtel Gritti, ils veulent appeler la police. Alors Benoît prend une deuxième chambre. » De ce séjour vénitien, il reste une photo de Judith en noir et blanc, capturée en terrasse, le Grand Canal en fond. Le visage de l’adolescente est à contre-jour.

Dans la mallette, encore une lettre écrite par Benoît Jacquot, tamponnée du 4 juillet 1987 et envoyée dans un hôtel de Tokyo où l’ado tourne une publicité. « Bonjour mon ange j’ai horreur d’écrire mais je t’écris un peu je t’aime pas qu’un peu ça suffit mais rien ne suffit jamais alors encore non vive la soif de chacun toi et moi pour tout et rien, B. » Le 28 juillet 1987, un télégramme, reçu à 17 h 47, rappelle alors l’immaturité de la jeune fille : « Votre père a appelé et vous souhaite un bon dodo. »

 

Puis, une autre missive du 2 août dont le grammage est plus épais, rédigée sur le papier à en-tête professionnelle d’Alain Godrèche, licencié en psychologie, le père de Judith. « Je soussigné autorise ma fille Judith à se déplacer où, quand et comme elle le veut (…) Je vous demande par conséquent de la laisser totalement libre de ses mouvements et dégage votre responsabilité quant à sa surveillance. » Relire ce texte plonge l’actrice de 51 ans dans des abîmes d’incompréhension : « Il me fallait une autorisation parentale pour circuler mais pas pour coucher avec lui, alors que c’était déjà illégal au regard du droit pénal de l’époque ? », répétera-t-elle souvent. Les seuils infractionnels étaient les mêmes qu’aujourd’hui en 1986-1987. Seuls les délais de prescription ont été successivement augmentés par la loi.

« Je suis complètement isolée »

De leur relation, il reste quelques minutes d’images en super-8 capturées lors de leurs vacances. Judith Godrèche nage dans la piscine en souriant. Sur la séquence d’après, Benoît Jacquot filme son visage en gros plan, puis bascule sur sa poitrine que l’on voit poindre sous son débardeur, et finit son mouvement sur la mer. Un autre extrait montre l’adolescente en train de patiner allègrement sur la surface glacée de Central Park, à New York. Cet hiver 1988, elle accompagne aux Etats-Unis le réalisateur, qui tourne un documentaire sur le peintre américain Robert Motherwell. Lors d’un rendez-vous professionnel de Benoît Jacquot dans un bar, la jeune fille de 16 ans boit un Coca et fait trop de bruit avec sa paille. A la sortie, « il me donne un coup de poing dans le nez, puis part. Je reste là, muette sur Broadway. Une femme passe à côté de moi et me dit en anglais : “Are you ok, honey ? You shouldn’t let anyone treat you like this” [Ça va, ma chérie ? Tu ne devrais pas laisser quelqu’un te traiter comme ça] ».

En 1989, Judith Godrèche quitte le lycée et suit des cours par correspondance. « Benoît décide que nous devons acheter un appartement, mais il n’a pas assez d’argent. » Elle en a depuis qu’elle a fait des films, mais ses ressources sont bloquées tant qu’elle n’est pas majeure. Les parents de la comédienne acceptent qu’elle soit émancipée avant ses 18 ans. Le 16 mai 1989, comme en témoigne l’acte notarié officiel, ils acquièrent un logement dans le Marais, rue au Maire. Dans cet appartement-citadelle, où la nourriture est strictement rationnée, Judith Godrèche s’enfonce dans une relation de dépendance. « Je suis complètement isolée. Il m’a coupée de toute vie sociale. » Sa meilleure amie de l’époque confirme : « Sa vie avec Benoît était très cloisonnée. » Le réalisateur régente aussi sa vie professionnelle. Il la convainc de changer d’agente et la pousse vers une de ses amies, Isabelle de La Patellière (qui n’a pas répondu à nos sollicitations). Le contrôle s’exerce de tous côtés.

Au téléphone, la mère de Judith Godrèche, Marie, a la voix craintive et chevrotante. Sur cette période, elle évoque « une espèce de voile » recouvrant ses souvenirs. « C’était comme si elle était enfermée, il fallait demander la permission à Benoît pour tout, même pour qu’elle passe Noël avec moi. C’est lui qui décidait de tout, c’était une relation tyrannique. Alors que c’était encore une petite fille : elle avait un doudou. Je pense qu’elle n’a jamais été heureuse. »

Il lui interdisait toute contraception

Pourquoi ne pas avoir agi alors ? Marie Godrèche soupire, dans un mélange de douleur et de honte. « J’étais tétanisée, j’avais une relation très difficile avec son père. Je suis partie quand elle avait 8 ans, elle est restée vivre avec lui et je n’ai pas su être une mère protectrice. Aujourd’hui, je suis heureuse de voir que Judith est une mère extraordinaire avec ses propres enfants, attentive et à l’écoute. »

A l’été 1989, Benoît Jacquot tourne La Désenchantée, dont Judith Godrèche tient le rôle principal, irradiant tous les plans : l’histoire d’une jeune fille indépendante, suscitant le désir des hommes, contrainte de coucher avec un vieil oncle pour subvenir aux besoins de sa famille.

 

Longtemps, Caroline Champetier, directrice de la photographie sur le film, n’a pas réalisé combien « l’enfance était encore présente » à l’époque dans la comédienne. « Je ne voyais pas Judith aussi petite sur le tournage. » Il a fallu qu’elle regarde la série de l’actrice sur Arte pour comprendre. Depuis, celle qui a travaillé avec Benoît Jacquot sur une dizaine de films a décidé, après des décennies à se comporter en « bon petit soldat », d’écouter Judith Godrèche. « C’est quoi être un adulte ?, interroge cette professionnelle réputée. Un adulte, c’est quelqu’un qui doit protéger l’enfance. Benoît se place à un endroit où il voudrait rester un enfant, il dit que c’est la seule chose qui l’intéresse, son “rester-enfant”. C’est là que tout bascule. » Caroline Champetier a gardé un souvenir de La Désenchantée, celui d’un élan maternel vers la jeune actrice, pour lui demander si elle prenait la pilule. « Elle m’a fait une réponse étrange : “Ce n’est pas donné à tout le monde.” » D’après Judith Godrèche, Benoît Jacquot lui interdisait toute contraception.

Les brutalités physiques s’accumulent

Producteur de La Désenchantée, Philippe Carcassonne se souvient d’une « jeune fille très mûre », en 1989. « Elle n’avait pas l’air d’être en souffrance, elle semblait très à son aise sur le plateau, pendant les séquences, avant et après. A ma connaissance, son père ne trouvait rien à redire à cette situation, je n’avais donc aucune légitimité à objecter quoi que ce soit. Je fréquentais peu Benoît et Judith en dehors, je ne peux pas me prononcer sur ce qui se passait dans leur intimité. »Le patron de la société Cinéa a produit ensuite six autres films de Benoît Jacquot, dont le dernier, Belle, avec Guillaume Canet et Charlotte Gainsbourg, doit sortir cette année.

 

Son rôle dans La Désenchantée offre à Judith Godrèche une nomination de meilleur espoir féminin aux Césars de 1991. Benoît Jacquot, qui déteste le principe de telles récompenses, ne l’accompagne pas. Sur scène, Vanessa Paradis s’avance derrière le pupitre, décachette l’enveloppe et se trompe de Judith : elle annonce la victoire de Judith Godrèche, qui revient en réalité à Judith Henry. De retour chez elle, effondrée et en larmes, la comédienne, selon son récit, se fait gifler par son compagnon qui la trouve « pitoyable ». « Le lendemain des Césars, elle m’a raconté qu’elle était rentrée après la soirée au Fouquet’s et que Benoît lui avait foutu une baffe », se remémore aujourd’hui sa meilleure amie de l’époque.

 

D’après Judith Godrèche, les brutalités physiques s’accumulent. « La dernière année devient un enfer absolu, il est violent, il me frappe. » Souvent, dans ces moments, la comédienne se réfugie chez des amis de Benoît Jacquot, Pascal Bonitzer et Sophie Fillières – la réalisatrice, décédée en 2023, est devenue une proche. Une amie du couple, qui souhaite rester anonyme, affirme au Monde que Pascal Bonitzer a reconnu auprès d’elle, début décembre 2023, avoir été au courant de ces violences. Sollicité par Le Monde, le scénariste élude : « Je ne souhaite pas m’exprimer. » La mère de Judith Godrèche affirme par ailleurs que sa fille lui a raconté, à l’époque, des violences physiques, mais sans pouvoir donner plus de détails. Toutes ces accusations, la comédienne les a également formulées dès 2019 dans une correspondance électronique avec un scénariste proche de Benoît Jacquot. Des échanges lus par Le Monde.

« Un débat à mes dépens à la faveur d’une promotion »

Au rendez-vous qu’il a immédiatement accepté avec Le Monde, dans un café de la place de la Bastille, Benoît Jacquot arrive étonnamment détendu, et même souriant. Cette histoire, finira-t-il par dire, « cela ne m’empêche pas de dormir, cela me fait même plutôt sourire. Je ne me sens pas directement concerné. ». Quand il entend des mots comme « emprise », « crime », « pédophilie », il dit se sentir « très très loin, étranger à tout ça ». Sa crainte : qu’on l’associe à Gabriel Matzneff, l’écrivain dénoncé par Vanessa Springora, « un personnage qui me fait horreur depuis toujours », insiste le réalisateur.

Devant un double café « serré », il regrette d’emblée, dans cette affaire, « la confusion entretenue par [sa] chère Judith entre matière à tabloïd, qui ne [l]’intéresse pas, et débat de société, qui [l]’intéresse ». En d’autres termes, il veut bien réfléchir à l’évolution des mœurs et du regard posé sur elles par la société, mais pas entrer dans le détail de sa vie privée. « Il me gêne beaucoup, ajoute-t-il aussitôt, qu’un débat soit lancé à mes dépens à la faveur d’une promotion. » Pour lui, l’histoire est donc avant tout celle d’une actrice en mal de notoriété, qui cherche à se relancer à la faveur d’une série – qu’il n’a pas voulu regarder.

Plusieurs fois dans la conversation, Benoît Jacquot, habité par l’envie de convaincre, répète qu’il a été « très amoureux »de « Judith », rappelant qu’il a vécu plusieurs années et acheté un appartement avec elle. « Elle a eu un rôle déterminant, extrêmement favorable, qui a éclairci ma vie. J’allais très mal, je ne voulais plus faire de films, elle m’a sorti du noir. J’étais happé par elle. C’est moi, sans ironie, qui ai été sous son emprise pendant six ans. Je crois que, si elle n’était pas partie, je serais encore avec elle aujourd’hui. »

« Elle avait un cinéaste sous la main »

Passé les mots doux et généraux, Benoît Jacquot nie fermement les allégations et accusations de Judith Godrèche. Il affirme que leur première relation sexuelle a eu lieu après qu’elle a eu 15 ans – l’âge de la majorité sexuelle à l’époque – et non avant comme l’affirme la comédienne. « J’ai beaucoup freiné et ce n’était pas l’envie qui me manquait », commente-t-il, se rappelant une jeune fille « extrêmement autonome » qui avait le désir de coucher avec lui et entourée d’un père qui « ne marquait aucun signe de désapprobation ». Il ajoute : « Elle voulait être actrice, elle avait un cinéaste sous la main. »

Il assure aussi qu’il n’y a jamais eu de violences dans leur couple. Ni après la soirée des Césars, ni à New York, ni jamais, malgré son caractère « éruptif »« Je gueule facilement », reconnaît-il. « Mais c’est quoi la violence ? », demande-t-il, en bousculant vigoureusement l’épaule de notre journaliste : « Si c’est juste ça, peut-être. » La brutalité sexuelle est aussi une « pure invention » : « Ce n’est pas du tout dans mes mœurs. » Sur l’accusation d’enfermement, il sourit : « Elle avait une clé de l’appartement et elle partait seule pour tourner. Séquestrer quelqu’un, ce n’est pas cela. »

A la citation d’Albert Camus « un homme ça s’empêche » – pourquoi ne s’est-il pas empêché alors qu’il était l’adulte ? –, il répond être « responsable d’avoir été sous le charme d’une jeune fille à l’âge pas canonique ». Cet écart d’âge, comme celui d’autorité et de réputation, a-t-il créé un déséquilibre propice à l’abus de pouvoir ? Benoît Jacquot refuse l’expression, mais concède comme un début de remords : « A 15 ans, on ne peut pas vraiment être consentante. » Dans l’histoire, il n’accepte vraiment qu’une faute : ses propos relâchés dans le documentaire de Gérard Miller. « Je n’ai pas vu le film à l’époque. Je me suis laissé entraîner dans la discussion. C’est une horreur, cela me fait honte. Je suis ridicule, nul, arrogant. Je comprends que cela ait déclenché de l’aigreur et de la rage chez Judith. »

Goût pour la violence

La violence, Benoît Jacquot a confié un jour avoir eu pour elle un goût prononcé. C’était en 2010, dans une grande interview à Télérama, en forme de retour sur son œuvre : « Je me suis battu assez longtemps, même si ça fait un moment que ça ne m’est plus arrivé. La violence est, pour moi, quelque chose de très important. La domestication de la violence, son resurgissement… » Le cinéaste rappelait avoir fait partie d’une « bande » parisienne lorsqu’il était un jeune garçon : « Il y avait dans la bande un fond très adolescent de romantisme absolu à l’égard des filles, celles qui étaient divinisées, qu’il ne fallait pas toucher, et les autres qu’il fallait jeter, violer, brutaliser… Jusqu’à ce qu’elles deviennent à leur tour des égéries. »

Faut-il prendre ces mots au pied de la lettre ? Benoît Jacquot assume aujourd’hui le propos. « J’ai été très partie prenante d’une bande qui sévissait, et qui avait un rapport aux filles extrêmement clanique, violent, ségrégatif, hostile. Il y avait dans les années 1960 ce phénomène des tournantes [soit des viols collectifs] dans les bandes, qui était presque comme un rituel. Personnellement, je n’y participais pas, car j’en étais incapable, mais j’y étais très lié. » Une expérience, comme l’admet le réalisateur, « très marquante dans la construction de la sexualité d’un jeune homme ».

Quitter Benoît Jacquot n’a pas été facile pour Judith Godrèche. « C’était impossible, tout mon monde était lié à lui », explique-t-elle. Elle doit s’y reprendre à plusieurs fois, partir, revenir, avoir des aventures, affronter le chantage au suicide et les menaces, avant d’y arriver pour de bon en 1992. Son père, se rendant soudain compte, l’encourage enfin. Elle fuit en louant une chambre de bonne, tandis que le réalisateur conserve l’appartement qu’ils ont acheté à parts égales, où il restera encore plusieurs années. Pour se libérer, elle écrit un roman, Point de côté, publié en 1995 et dans lequel la violence apparaît déjà entre les lignes. Le livre s’ouvre par la lettre de rupture que veut adresser l’héroïne à son ancien amant : « Je te quitte pour savoir quelle est la vraie vie, pour essayer d’être, pour exister ailleurs que dans tes yeux et dans le reflet de ton cœur sur les lèvres fermées. »

 

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La lettre de Judith Godrèche à sa fille : « Je viens de comprendre. Ce truc, le consentement, je ne l’ai jamais donné. Non. Jamais au grand jamais. »

Dans un texte rédigé pour sa fille Tess, âgée de 18 ans, Judith Godrèche évoque sa relation avec le réalisateur Benoît Jacquot, qui a commencé alors que l’actrice n’avait que 14 ans, et la nécessité, aujourd’hui, d’en parler.

Le Monde

 

Judith Godrèche et sa fille, alors que celle-ci était enfant.

Judith Godrèche et sa fille, alors que celle-ci était enfant. ARCHIVE PERSONNELLE

 

[En parallèle d’une enquête du Monde sur la relation d’emprise exercée par le réalisateur Benoît Jacquot sur Judith Godrèche, alors âgée de 14 ans, pour laquelle elle a porté plainte, mardi 6 février, pour « viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans » commis par personne ayant autorité, l’actrice et réalisatrice écrit une lettre pour sa fille.]

 

Ma chérie,

Je te regarde vivre, danser, t’exprimer avec fougue et ardeur.
Je me souviens de cette même ardeur, cette même fougue, mise à l’épreuve d’une solitude imposée. Une solitude à plusieurs visages.

 

Tu viens d’avoir dix-huit ans.
Tu es mon enfant. Même si bien entendu cette désignation te ferait rire, ou sourire, dans sa tendresse.
Il n’y a pas si longtemps, tu avais quinze ans.
Il n’y a pas si longtemps, je taisais mon histoire.

A cet âge-là, je naviguais dans un monde d’adultes.
Il n’y avait pas de limites à enfreindre, pas de murs à abattre, juste l’écho d’une solitude, l’absence de structure.

L’un d’eux décidait pour moi.
Lui, Il, n’était pas mes parents.

Depuis toutes ces années, la peur des mots, pas jolis, pas doux, pas métaphoreux, me fait contourner la réalité.

Depuis toute petite, le désir d’un ailleurs m’a poussé à lire, écrire, être une autre.

Cette autre n’est plus. Elle s’est éteinte en moi.
Je ne peux plus incarner sa « couverture », sa carapace ondulante.

 

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J’ai longtemps ancré ma souffrance dans l’histoire d’un départ, un abandon, celui de ma mère.
Même si cet accident de parcours fut déterminant, j’identifie aujourd’hui la place que cette douleur occupe, comme l’arbre qui cache la forêt.

Vois-tu, la forêt, c’est bien d’elle dont il s’agit.
Elle qui dictera le silence, les secrets, les trous noirs qui parcourent ma vie.
C’est une forêt masculine. De conte de fées aux mains qui gouttent. Une forêt de Maldoror.

Quand j’étais petite je répétais,
Vivre sa vie ça veut rien dire.
Ça parle de quoi.
Sa vie.
Ça commence quand ?

Quelle que soit la cruelle absurdité de ce vécu que je vais exposer au monde, quelles que soient les conséquences, le sordide du réel, la vérité qui éclate au grand jour, comme on dit – quels que soient ces éléments-là et leur retentissement.
Ce que je sais – depuis toujours – c’est mon amour pour vous.
Noé et toi.
Cet amour-là me lance un défi.
Et j’ai décidé d’être à la hauteur.
Il y a bientôt quatre ans, mon amie Caroline m’a envoyé un livre, à Los Angeles.
Tu te souviens de Caroline, mon amie d’enfance. Nous avons passé des vacances avec elle à Porquerolles. Tu vendais des bijoux sur la place du village.

Ce livre s’appelle Le Consentement.

Son enveloppe est froissée, sa tête à l’envers dans notre boîte aux lettres en fer verte. Le Consentement.
C’est drôle.
Le Consentement.
C’est un mot que je ne connais pas.
Ça veut dire quoi ?

Je décide de le lire.
Page après page. Je me noie.
Une armure embrumée m’engloutit tout entière.
Je sombre.
Le referme.

Des mois ont passé.
Le Consentement est dorénavant dans la bibliothèque, domestiqué. Sage.
Je passe devant, le regarde, c’est assez.

C’est curieux, comme un cri peut s’amadouer, le cri de Vanessa, couché sur les pages. Contenu, poli, élégant, coincé entre The Story of the Jews et Regarding the Pain of Others, dans notre maison aux Amériques.
Comme une chemise bien repassée, une petite fille qui se tiendrait bien à table.

Le Consentement.

Depuis quelques années, il m’arrive de vous parler de mon enfance, la plupart du temps en tournant les choses en dérision, comme un clown, une acrobate.
Rien n’est grave rien ne marque rien ne bat. On rit ensemble, vous vous moquez.
Tout sourit quand on est tous les trois. Tout est plus drôle que la drôlerie, plus léger. Vous êtes la preuve vivante que j’ai survécu, vous êtes la preuve que c’est du passé, que c’est inscrit dans un livre fermé.

Il s’intitulerait
Ça fait pas mal.

A l’époque, je vous raconte à demi-mot l’histoire du Consentement, j’effleure le récit. Le peu que j’en ai lu.

Je tais ma tachycardie, mon envie de vomir, la température qui baisse.
Après tout, notre caverne n’a pas besoin de ça, masser la vérité, fouiller dans les archives de mon cœur.
Notre maison remplie d’animaux adoptés, résonante de vous. Elle s’en fout de mon enfance et de l’homme à la fossette. Rien à foutre.

Ça fait pas mal.

Tu me demandes souvent pourquoi je refuse de te montrer mes films. Tu as raison. C’est une question qui devrait amener une réponse, une question que j’esquive maladroitement, balaie dans un petit rire.
Parce qu’on vit notre vie ? Parce que je suis une autre ? Parce que je suis nue dedans ?

Et tes livres, me demande Noé, tu ne lis plus jamais.
Dire tout ça à Noé, cette histoire-là.
C’est encore plus dur, semble-t-il.

Je ne lis plus jamais. Oui.
Mais je pense souvent à la possibilité de la violence.
Comme une lecture de mes propres pensées.
Celles que je tais.
A ces gestes souverains. S’il devait t’arriver quelque chose. Tuer un homme qui ferait de toi sa maîtresse, à quatorze ans. Tuer un homme qui abuserait ton frère.

Le Consentement.

Ce silence sur le passé, ce Minotaure écrasant.
Je croyais l’avoir amadoué.
Refouler. Refouler, dit-elle.
Un été, puis un autre ont passé.
Je vous ai vus grandir.
J’ai écrit une série pour Arte.
Nous voici de retour dans la ville de mon enfance. La ville où vous êtes nés.
C’est ici, au moment où cet objet cinématographique qui m’appartient voit le jour, que la vie décide de me jouer un tour.
Vois-tu, ici rien n’a changé.
Pire encore. Le système qui s’appropria mon enfance se complaît dans son narcissisme pervers.
Et, comme si ma fuite me faisait un pied de nez, comme si la série que j’aime tant, Icon of French Cinema, avait pris la forme d’une amie, l’amie de la fille de 14 ans,
tout doucement, comme une fée réparatrice, cette amie me prend ma main.

Veste de Judith Godrèche prêtée par son fils pour l’accompagner dans sa démarche de témoignage contre le réalisateur Benoît Jacquot. Chez elle, à Paris, le 5 février 2024.

Veste de Judith Godrèche prêtée par son fils pour l’accompagner dans sa démarche de témoignage contre le réalisateur Benoît Jacquot. Chez elle, à Paris, le 5 février 2024. FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE »

 

Nous avons le droit d’être sentimentales toi et moi, me dit-elle.
Pour rattraper le temps perdu.
Nous pouvons pleurer autant qu’on veut.
Et raconter ce qui ne se dit pas, aussi. Me confie-t-elle.
Ouvrir les portes, donner des coups de pied au destin, nous sommes fortes et voulons que les choses changent, non ?

Le Consentement.

Je la regarde du haut de mes quatorze ans, elle sourit.
Et, comme si de rien n’était, je comprends.
Je comprends qu’il est temps de raconter mon histoire.
Pour vous, pour toutes celles et ceux qui vivent encore dans un silence imposé. Dans la peur.
Il est temps.

Il faut que vous sachiez.
Il faudra se cacher les yeux, par moments.
J’espère que vous me pardonnerez.

Je sais, il se fait tard, mais
je viens de comprendre.
Ce truc – le consentement – je ne l’ai jamais donné.
Non.
Jamais au grand jamais.
Alors, il est temps.
Le désespoir de ma faiblesse passée, le désespoir de mon enfance volée, a trouvé sa voix,

C’est l’histoire d’une fille de quatorze ans à Paris dans les années 90.

Judith