Judith Godrèche et Édouard Durand, un même combat contre les violences sexuelles et l’impunité
Elle est actrice. Lui, juge des enfants, ex-coprésident de la Ciivise. Ils se rejoignent dans la lutte contre les violences sexuelles. Pour eux, libérer la parole ne suffit pas. Face à l’impunité, il faut des actes. Entretien à deux voix pour “Télérama”.
Par Julia Vergely
Publié le 25 mars 2024 à 06h32
Ils sont deux voix qui se répondent et se font écho. Judith Godrèche, actrice et réalisatrice, dénonce depuis trois mois ce qu’elle a vécu quand elle était très jeune – notamment de la part des cinéastes Benoît Jacquot et Jacques Doillon, contre lesquels elle a porté plainte pour « viol sur mineur. » Dans une série d’autofiction à clés, Icon of French Cinema (Arte), puis en fracassant la loi du silence lors de prises de parole de plus en plus fortes et claires, à la cérémonie des César et devant des commissions au Sénat et à l’Assemblée nationale.
Quant à Édouard Durand, ancien coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), il a représenté pendant trois ans la permission d’un espoir pour toutes les victimes… avant d’être évincé en décembre de la Ciivise, qui aujourd’hui n’existe plus. Il redeviendra juge des enfants le 1er avril. « Le déni collectif et l’impunité des agresseurs marchent main dans la main, tranquillement, avec assurance, sans inquiétude », écrit-il dans son récent essai (160 000 Enfants, Violences sexuelles et déni social), Judith Godrèche et Édouard Durand avancent, eux, à l’unisson.
Édouard Durand, comment avez-vous perçu et suivi la prise de parole de Judith Godrèche ?
É.D. : En étant d’abord confronté à une vidéo, l’interview d’un réalisateur, Benoît Jacquot, par un psychanalyste, Gérard Miller. J’ai été choqué [commentant sa relation avec Judith Godrèche, quand elle n’avait que 15 ans, Benoît Jacquot y assume « faire du cinéma est une sorte de couverture pour des mœurs de ce type-là », ndlr]. Mais dans ces premiers mois de l’année où le déni reprenait ses droits, comme l’ombre gagne, la voix de Judith m’a donné beaucoup d’espoir. Ses déclarations ont une portée sociale et politique très spécifique. Dans son cheminement, il y a d’abord une révolte corporelle, une sorte de dégoût devant une injustice fondamentale, qui impose un acte : nommer la violence, nommer l’agresseur. Ensuite, il y a une décision : quel qu’en soit le prix, aller au bout de ce qu’elle a commencé, pour elle, mais aussi parce que cela concerne une multitude de gens. C’est un engagement de solidarité. J’ai la sensation que quelque chose s’est imposé à vous…
À lire aussi :
“Cette famille incestueuse du cinéma…” : les mots forts de Judith Godrèche devant le Sénat
J.G. : Enfant, quand je voyais des scènes de violence dans la rue, ou des animaux se faire maltraiter, j’étais très interventionniste… Mais ce qu’on me faisait à moi, je l’acceptais totalement. Dans cette relation avec Benoît Jacquot, dans ce monde du cinéma, avec ces réalisateurs qui abusaient de façon très systématique de leur pouvoir, j’étais complètement soumise. Ce qui a déclenché ma prise de parole, c’est l’idée que quelqu’un d’autre soit encore en danger. Un silence engagerait ma responsabilité, même dans l’ombre. Il y a un mystère : « j’ignore ce qui est en train de se passer » ; une certitude : « je ne suis pas unique » ; et une angoisse, celle d’être là à ne rien faire. Alors, une limite est atteinte. J’en sais trop. Je ne peux pas être consciente de tout cela et rentrer chez moi en pensant à autre chose, ce serait cautionner.
É.D. : Je ne peux pas rentrer chez moi comme si je ne savais pas… Je me rappelle m’être dit cela, moi aussi.
Judith Godrèche, comment votre prise de parole s’est-elle affirmée, et quel rôle le juge Durand y a-t-il joué ?
J.G. : Au départ, quand j’ai réalisé cette série, Icon of French Cinema, j’avais prévu de ne rien raconter de personnel. Ne donner aucun nom. Je voulais parler du monde du cinéma dans les années 80-90, évoquer une époque, c’est tout. Mon attachée de presse était prévenue, on était d’accord pour ne surtout pas attirer l’attention sur ma propre réalité. J’avais même très peur que les choses se sachent, je noyais le poisson. Je suis moi-même surprise d’avoir finalement livré mon histoire. Et en rencontrant Édouard Durand, peu avant les César, je me suis sentie comme une enfant qui doit absolument différencier ses amis de ses ennemis. Cette enfant-là a beau avoir grandi et occuper une place enviable dans la société, elle a gardé ce besoin de reconnaître les adultes qui ne vont pas la trahir. Avec Édouard Durand, je sais que je ne suis pas en danger. C’est extrêmement rare. Il est, pour moi, une sorte de compas.
À lire aussi :
Comment avez-vous perçu le discours de Judith Godrèche aux César et l’absence de réaction de la salle ?
É.D. : J’ai regardé la cérémonie avec beaucoup d’attention et de tension. Judith Godrèche décrit le champ de mines qu’est la vie pour l’enfant à ce point trahi, et l’impératif à chaque pas de savoir où on va poser le pied. Il faut s’arrêter un instant et faire l’effort de se représenter combien c’est coûteux en énergie. J’ai d’abord pensé à cela : qu’est-ce qui va être rassurant pour elle ? Quels vont être les visages soutenants, les regards sur lesquels s’accrocher pour faire face aux autres, les indifférents, et pire, les agresseurs ? Judith a une préoccupation extrêmement élevée de la justesse de la parole, et son discours des César est un discours exact. J’étais empli d’admiration et je pensais à toutes ces personnes – comme Adèle Haenel – qui avaient pris la parole avant elle, y compris dans ce lieu. « Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas. Ou à peine. Où êtes vous ? » a interpellé Judith Godrèche. Le collectif de la Ciivise était vital pour cela : quand on décide de parler, il faut trouver des visages qui vont faire écho aux paroles.
J’aimerais imaginer un renversement de forces. Malheureusement, l’argent, le pouvoir, l’autorité ont pour l’instant empêché les choses de changer.
Vous écrivez que le silence est une réaction tristement banale face aux révélations de violences sexuelles…
É.D. : Partout !
J.G. : Imaginez que là, en plus, il s’agit du cinéma, une société du spectacle où la notion du paraître est primordiale. Des gens qui, moi y compris, construisent la perception de leur propre image durant des années, avec les conseils de leur attachée de presse, de leurs agents. C’est un milieu avec beaucoup d’amitiés, de connivences, d’intérêts réciproques. Comment se situer dans tout cela ? J’espère que ce qui doit être dit le sera. Et que ceux qui n’accepteront pas le changement pour que les abus cessent, ne trouveront plus leur place. J’aimerais imaginer un renversement de forces. Malheureusement, l’argent, le pouvoir, l’autorité ont pour l’instant empêché les choses de changer. Mais si les victimes qui n’ont pas forcément le pouvoir se mettaient toutes à parler, parler, parler… le brouhaha prendrait le dessus sur celui qui a, certes, une énorme voix, mais qui alors serait isolé.
É.D. : Cette multitude, ça aurait été la Ciivise. Le pouvoir est tout l’enjeu. Vous décrivez le contexte de violence et d’impunité spécifique du cinéma, mais les mécanismes y sont les mêmes que dans d’autres milieux. Une des raisons pour lesquelles la parole des victimes est si souvent étouffée, même quand on lui permet d’être prononcée, c’est qu’on l’enferme dans le privé irréductible. On écoute sans être impliqué, sans être concerné. Dans cette salle des César, comme partout, il y a trois protagonistes : l’agresseur, la victime et le tiers. Or le tiers – et peut-être que c’est encore plus prégnant ici, parce qu’il s’agit du cinéma – veut absolument être un spectateur ; rester les bras croisés en attendant de voir comment l’agresseur va agresser. C’est toujours ce qui se passe. Christine Angot le dit : même dans la dénonciation, on entend quelque chose qui est de l’ordre de la satisfaction d’une envie de voir. Il y a aussi le confort de ne pas prendre parti, de ne pas risquer de se confronter au pouvoir.
Judith, avez-vous été portée par les paroles qui vous ont précédée ?
J.G. : Bien sûr. J’ai passé dix ans aux États-Unis, je n’avais pas vu le geste d’Adèle Haenel, on me l’a raconté a posteriori. Quand elle s’est levée et a quitté la salle des César en 2020, elle aurait pu être rattrapée par une foule, mais les gens ont sans doute justifié leur passivité par sa colère. Quand on me parle de mon discours, j’ai le sentiment qu’il « convient ». Pourtant, moi aussi je suis en colère, très très en colère. Je l’exprime différemment… et ça « convient ». Cela me pose problème. Dans cette société patriarcale, on juge différemment la manière dont une femme exprime sa souffrance : si c’est en claquant la porte, ça passe mal ; un joli discours, là, c’est tolérable. Mais il n’y a une aucune différence ! Adèle Haenel aurait mérité, elle aussi, le soutien de toute la salle. Claquer la porte, comparé à un poing dans la figure, c’est quoi ? Contre un homme, il faut trente femmes. Si on se retrouve en confrontation face à face, c’est fini. Je l’ai vécu en observant la justice réagir au pouvoir des hommes, de leur notoriété… La justice est comme tout le monde, elle est parfois impressionnée et elle ne sait plus trop où donner de la tête.
Seuls 3 % des agresseurs sont condamnés, 70 % des plaintes sont classées sans suite. Dans ses affaires, que peut la justice ?
É.D. : La justice n’est que le reflet d’un fonctionnement social : quelle que soit la façon dont elle est formulée, la parole des victimes de violences sexuelles n’est pas tenue pour légitime. En effet, on nous dit qu’il ne faut pas claquer la porte… mais pas, non plus, faire un beau discours. Il ne faut pas dire le nom de l’agresseur… mais quand on ne le dit pas, on vous le reproche aussi. En fait, il est impossible de faire bien aux yeux du groupe. La parole nous oblige, au sens où elle nous impose de voir le réel dans notre tête. Mais qui a le courage et la dignité de se le représenter ? La justice reflète un refus extrêmement structuré, une règle d’or : la parole ne doit rien susciter comme représentation dans nos pensées. C’est ce que j’appelle les réalités alternatives : à l’instant même où l’enfant, ou l’adulte, accomplit un acte d’affirmation de soi, on le fait basculer dans un monde parallèle.
Le déni se déplace. D’un côté, on vous encourage : ‘si vous êtes victime, dites-le’… Mais si vous êtes victime, la société ne vous protégera pas.
A-t-on atteint aujourd’hui un point de bascule dans la prise de conscience ?
É.D. : On progresse, indubitablement, mais on n’a pas atteint la cime. Je suis très marqué par le fait que de nombreuses personnes, avec une bienveillance sincère ou pas, accueillent la parole de Judith Godrèche en semblant découvrir une réalité. C’est une marque très explicite du déni du collectif, comme la préfiguration de l’oubli à venir. Il n’y a pas si longtemps, on se vantait publiquement de violer des enfants. Désormais, on ne peut plus dire que ça n’existe pas et que ce n’est pas grave, mais le déni se déplace. D’un côté, on vous encourage : « si vous êtes victime, dites-le »… Mais si vous êtes victime, la société ne vous protégera pas. D’ailleurs, combien de ces victimes s’entendent dire : « Pourquoi racontez-vous cela maintenant ? Je n’ai pas de raison de vous croire. » Ce qui les laisse dans la solitude extrême.
À lire aussi :
Édouard Durand, vous avez été évincé de la Ciivise. Judith Godrèche, vous craignez de ne plus travailler pour le cinéma. Pourquoi tant de résistance institutionnelle face aux violences sexuelles ?
É.D. : À cause de l’inversion de la culpabilité et du déni, qui sont la stratégie de l’agresseur. Dans son livre La familia grande, Camille Kouchner montre très clairement à quel point l’agresseur contamine le groupe, qui préfère se laisser contaminer que de réagir. La société se protège en disant à la victime : « C’est toi qui gênes, c’est toi qui es exclu. » On met les victimes à l’écart. Sauf, éventuellement, si elles pardonnent aux agresseurs. Une violence insoutenable.
J.G. : Dans le milieu du cinéma, un sentiment très fort est apparu dès le début : la trahison. J’allais trahir un pacte, un secret, comme dans une famille. C’est presque de l’ordre de l’obscénité, je me sens comme dans La Lettre écarlate, très très rouge. J’ai le sentiment de représenter quelque chose qui ne va plus avec le décor. Pour parler vulgairement, je suis un peu la fouteuse de merde ! On se dit « est-ce qu’on la réinvite à dîner ? » Et d’ailleurs, moi, est-ce que j’ai envie d’y aller, à ce dîner ?
Vous vous posez la question ?
J.G. : J’ai beaucoup d’espoir dans la jeune génération de réalisatrices et de réalisateurs. Quand il s’agira de monter mes propres projets, je saurai trouver des artistes avec qui travailler dans la joie et le respect. Parce qu’il y a aussi quelque chose de très heureux à faire ce métier. Aller voir un film, c’est rêver, s’identifier, s’échapper, c’est la possibilité d’un ailleurs. Et c’est tellement triste de se dire que cet ailleurs, cette entreprise de beauté, soit parfois utilisé dans notre bourgeoisie comme prétexte pour un « trafic illicite de mineures », ainsi que le nomme Benoît Jacquot dans le documentaire de Gérard Miller…
À lire aussi :
Caubère, Depardieu, Jacquot, PPDA : la lutte sans relâche d’Hélène Devynck contre “l’impunité”
Qu’espérez-vous de la commission d’enquête parlementaire sur les agissements dans le cinéma français ?
J.G. : De ne pas être ce whistleblower, cette lanceuse l’alerte, qui n’en finit pas de siffler dans l’espace intersidéral, sans écho. Il faut que la loi et la justice pénètrent le milieu du cinéma – au lieu d’être bafouées par les désirs de réalisateurs sacralisés. Une enquête nécessite des moyens humains pour ouvrir les portes, les placards, les tiroirs… et j’ai à leur disposition un nombre d’informations considérable. Une enquête, cela veut dire qu’au moins une personne va savoir ce que je sais, ce que d’autres savent, et il est impossible que cette personne ne se dise pas : ça, c’est illégal. J’aimerais que le cinéma devienne aussi l’endroit de la légalité, pas une exception culturelle qui justifie d’être hors la loi.
É.D. : C’est vrai partout : la loi doit reprendre une place beaucoup plus structurante. On ne peut plus accepter la position du spectateur qui consent à ce que la transgression de la loi devienne la loi, et à laisser le pouvoir aux puissants, par peur, par fascination, ou peut-être pour obtenir, un jour, leurs faveurs. Une société sert littéralement à se prémunir de cela. Mais ce n’est possible que si on répond à une question préalable : voulons-nous interdire ou autoriser qu’on viole les enfants ? Un point c’est tout. Évidemment, remettre en question toutes les structures du pouvoir ébranle… Mais désormais, on connaît l’ampleur de la multitude : en France, cinq millions et demi de femmes et d’hommes adultes ont subi des violences sexuelles quand ils étaient enfants. Cent soixante mille nouvelles victimes chaque année.
J.G. : Mais qui s’insurge de ces chiffres ? Est-ce que les gens les lisent et tournent la page ?
É.D. : On reste aux chiffres et on refuse de voir l’image. Depuis janvier, ce sont près de vingt-cinq mille enfants qui ont été violés et agressés sexuellement. C’est une urgence extrême.
1975 Naissance à Troyes.
2016 Juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny.
2021 Nomination à la coprésidence de la Ciivise.
2023 Non-reconduction à cette fonction. Des membres de la Ciivise en désaccord avec cette décision démissionnent.
1972 Naissance à Paris.
1995 Parution de Point de côté, roman d’inspiration autobiographique, aujourd’hui réédité (éd. Flammarion, 170 p., 17 €).
2010 Réalisation de Toutes les filles pleurent.
2024 À la cérémonie des César, discours sur les violences sexuelles au cinéma.
Icon of French Cinema, de Judith Godrèche. Six épisodes, sur Arte.tv.