Qui sont les morts de la chaleur au travail ?
Par Alexia Eychenne et Martin Fort
Depuis 2018, au moins 48 travailleurs sont morts dans des accidents du travail liés aux fortes chaleurs. Ouvriers du BTP, vendangeurs, intérimaires… le climat représente un nouveau risque pour des salariés de tous âges déjà soumis à des conditions de travail éprouvantes, d’après une analyse inédite de ces cas réalisée par « Le Monde ».
Le 26 juin 2023, la chaleur écrase Orgon, une petite ville des Bouches-du-Rhône. Dans le département, la température monte ce jour-là jusqu’à 36° C. Pour autant, rien d’inhabituel à cette période de l’année. Météo-France n’a d’ailleurs pas lancé d’alerte à la canicule. Sur la route d’Avignon, à l’ouest du village, des ouvriers s’activent sur le chantier d’une résidence de quarante-six logements.
Parmi eux, Joao Manuel C., 47 ans. Ce coffreur-bancheur a commencé sa journée à 7 h 30, puis a pris une pause entre 12 heures et 13 heures. En a-t-il profité pour se rafraîchir dans la base vie climatisée où des boissons fraîches sont disponibles ? Dès 13 heures, le voilà à nouveau en train de poser des ferrailles sur un plancher. A 14 h 30, Joao Manuel C. se sent mal. Alerté, le chef de chantier le découvre inconscient au sol et appelle les pompiers, qui arrivent sur les lieux quinze minutes plus tard. A 16 h 50, le décès de l’ouvrier est constaté.
L’inspection du travail arrive peu après sur place pour relever les circonstances de l’accident. Ses constatations parviendront jusqu’au service de l’inspection médicale du travail (IMT) qui, quelques mois plus tard, comptabilisera ce décès comme « en lien avec la chaleur ». Joao Manuel C. fait donc partie des onze personnes qui sont officiellement mortes de leur exposition à de trop fortes chaleurs sur leur lieu de travail en 2023.
A partir des signalements de l’IMT, la direction générale du travail (DGT) réalise chaque année un bilan national, ensuite publié par l’agence Santé publique France. Le Monde a eu accès à l’ensemble des fiches de signalement détaillant les circonstances de chaque accident depuis le premier bilan établi en 2018 jusqu’à la fin de l’été 2023 – les derniers chiffres disponibles à ce jour.
La construction, secteur le plus accidentogène
En six ans, entre le 1er juin 2018 et le 15 septembre 2023, au moins quarante-huit travailleurs auraient été victimes d’un accident mortel lié à la chaleur – un chiffre probablement sous-estimé, de l’aveu même de Santé publique France. Ces cas ne représentent qu’une fraction marginale des quelque 700 accidents mortels du travail répertoriés chaque année, mais leur part augmente au cours de la période estivale : dix des cent douze accidents mortels recensés entre juin et septembre 2019 étaient, par exemple, en lien avec la chaleur, soit 9 %. En outre, ce risque professionnel est amené à prendre de plus en plus d’importance avec le réchauffement climatique, à l’origine d’une multiplication des épisodes climatiques extrêmes, susceptibles de favoriser sur le lieu de travail le risque de malaises liés à la chaleur, qu’ils soient mortels ou non.
D’après les données récoltées par Le Monde, le phénomène n’épargne aucune région. Le Grand-Est paie le plus lourd tribut avec sept accidents mortels identifiés depuis 2018, suivi par l’Auvergne-Rhône-Alpes et l’Occitanie, avec six cas chacun.
Dans la quasi-totalité des affaires, les travailleurs ont été victimes de malaises cardiaques ayant entraîné la mort. Quelques-uns font état d’autres formes d’accidents que l’IMT a reliés à une problématique de chaleur. Le 11 août 2022, un homme d’une quarantaine d’années fait une chute fatale alors qu’il élague un arbre chez un particulier, dans la Vienne. Le 19 juillet 2023, un ouvrier de 51 ans se sectionne la carotide avec la tronçonneuse thermique qu’il manipule sur le chantier de la ligne ferroviaire Lyon-Turin.
La chaleur peut augmenter les risques d’accidents car « elle induit une baisse de la vigilance et une augmentation des temps de réaction », rappelle l’Institut national de recherche et de sécurité. L’institut estime qu’un risque peut apparaître à partir de 30° C pour une activité sédentaire, et de 28° C pour un travail physique. Le début des périodes chaudes est réputé plus dangereux, car le corps n’y est pas accoutumé.
Ouvrier de 47 ans, Joao Manuel C., mort à Orgon en 2023, correspond à bien des égards au profil type des victimes. D’abord par son genre : 46 des 48 morts identifiés depuis 2018 étaient des hommes.
Une répartition genrée très déséquilibrée
Source : direction générale du travail
Joao Manuel C. travaillait aussi dans le secteur le plus accidentogène, la construction, qui regroupe quinze des victimes recensées par la DGT. C’est aussi le cas de Nicolas S., 43 ans, qui s’écroule, le 18 juillet 2022, à Châtelaudren-Plouagat, dans les Côtes-d’Armor. Il a été victime d’un malaise mortel dans une nacelle perchée à dix mètres de hauteur alors qu’il fixait une passerelle métallique destinée à un futur entrepôt logistique, lors d’une journée de chaleur exceptionnelle où les températures dépassaient les 35° C. Le 30 juillet 2020, Nicolas B., un électricien de 28 ans, est découvert inanimé au sol alors qu’il tirait des câbles dans les combles d’un bâtiment en travaux d’Indre-et-Loire. On trouve aussi parmi les accidentés un maçon, un couvreur et un contremaître.
Si l’âge moyen des victimes est de 47 ans, le risque de subir un accident mortel lié à la chaleur touche tous les âges. La plus âgée est un homme de 70 ans, qui travaillait au sein d’une usine de fabrication de pain à Schirmeck, dans le Bas-Rhin. Le septuagénaire est mort à l’hôpital le 10 juillet 2023 après avoir été frappé d’un malaise sur son lieu de travail, où la température était « élevée », selon les relevés de l’inspection du travail.
La plus jeune victime est un saisonnier de 19 ans : le 8 septembre 2023, Réda N. meurt d’une crise cardiaque alors qu’il intervenait en tant que débardeur lors des vendanges sur une parcelle de vigne de Rilly-la-Montagne, dans la Marne. Il s’effondre depuis l’arrière d’un enjambeur, un tracteur suffisamment haut pour passer au-dessus des pieds de vigne. Lors de cette journée, la plus chaude du mois de septembre, il a fait jusqu’à 34° C sur son lieu de travail.
Des victimes de 19 à 70 ans
Pour autant, le département n’était pas, ce jour-là, placé en vigilance canicule. Contrairement aux idées reçues, la chaleur accroît le risque d’accidents même hors des épisodes les plus extrêmes. Parmi les quarante-huit décès, seize cas sont survenus hors période de canicule (vigilance verte), treize en vigilance orange, douze en vigilance jaune et seulement cinq en vigilance rouge.
Des accidents surviennent aussi en dehors des épisodes de canicule
Comme Réda N., la majorité des victimes travaillaient en extérieur. L’agriculture, la sylviculture et la pêche apparaissent comme le deuxième secteur le plus à risque. Neuf morts recensés par la DGT, soit près d’un sur cinq, y exerçaient, notamment dans la culture maraîchère ou les vignes, où la précarité des contrats et des conditions de travail s’ajoutent à la dureté des conditions climatiques.
Plusieurs victimes employées dans l’agriculture ou la sylviculture étaient de nationalité étrangère. Le 30 juin 2019, un homme de 32 ans meurt dans une exploitation de Corse, où il était employé à la cueillette pour six mois par l’intermédiaire de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, comme des milliers de saisonniers étrangers recrutés chaque année dans le cadre de contrats similaires conclus avec le Maroc et la Tunisie.
Le 20 août 2020, un vendangeur polonais de 38 ans meurt dans un domaine du Vaucluse, où il a débarqué le matin même. « Les vendangeurs arrivés à 8 heures ont voulu commencer le travail immédiatement pour ne pas perdre une journée de salaire, a relevé l’inspection du travail. Ils ont commencé à 13 h 30. Le commissariat a indiqué que la température était de plus de 35 °C mais avec de l’air. »
Aucune sanction directe
Si, dans cette exploitation, les employeurs avaient mis de l’eau à disposition des vendangeurs, tous ne se conforment pas à cette obligation. Le 24 juin 2020, vers 15 heures, Aurélien P., un ramasseur de melons de la Vienne, présente des symptômes de déshydratation : désorientation, tremblements. Il meurt sur place peu après. « Malgré des températures élevées, les horaires de travail n’ont pas été aménagés par l’employeur, constatera l’inspection du travail. Par ailleurs, les salariés devaient subvenir eux-mêmes à leurs besoins en eau pour la boisson, l’employeur n’assurant pas leur ravitaillement. »
Il est toutefois rare que l’inspection du travail relève des infractions. Les obligations des employeurs se limitent à fournir de l’eau en quantité suffisante, des équipements contre la chaleur, voire un local de repos adapté dans le BTP. S’y ajoute, en cas d’alerte rouge lancée par Météo-France, la nécessité d’ajuster l’organisation du travail, notamment les horaires, mais aucune température maximale n’oblige à renvoyer les salariés chez eux. « L’arsenal juridique est quasi inexistant, et nous n’avons aucun moyen contraignant de retirer du danger des salariés qui travailleraient en plein soleil par 40 degrés, regrette Simon Picou, inspecteur du travail et membre du bureau national de la CGT-Travail, emploi et formation professionnelle. Ils peuvent en théorie exercer leur droit de retrait, mais on sait à quel point cela peut être difficile à faire valoir vis-à-vis d’un employeur. »
Sept des victimes identifiées par la DGT travaillaient dans les « services administratifs et de soutien aux entreprises », c’est-à-dire pour des sous-traitants ou des agences d’intérim. Dans cette catégorie d’emploi connue pour ses conditions de travail dégradées, notamment en matière de sécurité, la précarité des contrats dissuade les salariés de faire valoir leurs droits. Depuis juin, les salariés du BTP ont la possibilité d’être indemnisés au titre du congé intempérie si leur chantier s’arrête pour cause de canicule. Mais ce dispositif reste à l’initiative de l’employeur, qui n’a aucune obligation d’y recourir.
Pour les entreprises, la survenue d’un accident mortel lié à la chaleur n’entraîne aucune sanction directe, mais déclenche systématiquement l’ouverture d’une enquête judiciaire. Une grande partie des procédures sont toujours en cours, parfois quatre ans plus tard. Comme dans les Bouches-du-Rhône, où « les militaires de la gendarmerie doivent procéder à de derniers actes conjointement avec l’inspection du travail » pour comprendre pourquoi Joao Manuel C. est mort au travail en juin 2023, expliquait cet été le procureur de Tarascon, Laurent Gumbau. Le Monde a pu identifier deux affaires classées sans suite, et une seule ayant entraîné un renvoi devant le tribunal correctionnel : le patron du ramasseur de melons Aurélien P., mort à 40 ans pendant l’été 2020, sera jugé en février 2025.