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@anonymous · Sep 11, 2024
Le Monde (site web)
sciences, mercredi 11 septembre 2024 - 06:00 UTC +0200 893 mots

Publications scientifiques et critiques : quand les avocats sen mêlent

Par David Larousserie

 

Un chercheur français s’est vu intimider par une mise en demeure après avoir critiqué un article coécrit par un prestigieux chimiste américain, qu’il jugeait partisan, à propos d’une technologie de nanoparticules « décorées » d’ADN ou d’ARN.

 

Représentation d’acides nucléiques sphériques sur lesquels travaille le groupe du professeur Mirkin. MIRKIN RESEARCH GROUP / NORTHWESTERN UNIVERSITY

 

La diffusion des connaissances scientifiques doit-elle rester l’apanage des revues scientifiques, de leurs auteurs et de leurs évaluateurs, ou bien des avocats peuvent-ils y mettre leur nez ? Un événement récent laisse penser, une nouvelle fois, que la réponse n’est plus si évidente. Comme l’a révélé le média en ligne Retraction Watch cet été, Raphaël Lévy, professeur à l’université Sorbonne-Paris-Nord, a ainsi reçu, en mai, une lettre d’un avocat américain représentant un prestigieux chimiste, Chad Mirkin, professeur à l’université Northwestern de Chicago et récent Prix Kavli. Le courrier enjoignait au Français de « cesser de diffuser de fausses allégations » et de « retirer les fausses informations envoyées aux Comptes-rendus de l’Académie américaine des sciences [PNAS] ». Ce dernier point fait allusion à une pratique courante dans le monde scientifique. Lorsqu’un article est publié, en l’occurrence un article réalisant un état des lieux dans un domaine (un « article de revue » ou « revue », dans le jargon), d’autres scientifiques peuvent envoyer leurs critiques au journal. Après évaluation par des pairs, celles-ci peuvent ensuite être publiées.

 

Ce processus s’est ici enrayé. « J’étais critique d’un article de PNAS paru en février car il présentait comme prometteuse une technologie sans parler de ses échecs », indique Raphaël Lévy. La technologie en question concerne des nanoparticules « décorées » d’ADN ou d’ARN, censées servir en imagerie ou en thérapie anticancer et dont Chad Mirkin est l’un des inventeurs et promoteurs. La lettre critique envoyée à PNAS rappelait que la commercialisation des applications en imagerie avait cessé depuis plusieurs années, et qu’en termes thérapeutiques, notamment contre des carcinomes, une des entreprises, Exicure, avait arrêté un essai clinique de phase 2 (cité comme prometteur dans l’article de PNAS, dont Chad Mirkin n’est que l’un des onze auteurs). Le courrier mentionnait en outre plusieurs articles de recherche, dont certains cosignés par Raphaël Lévy, doutant de l’efficacité de la technique pour pénétrer dans le cytoplasme des cellules (et faire ainsi leur office). Aucune de ces références ne figure dans la « revue » de février.

 

« J’ai été sidéré de recevoir d’abord un e-mail de Chad Mirkin, puis de son avocat », se souvient Raphaël Lévy. Le contenu du courrier est assez intimidant. Outre la mise en demeure, il contient des attaques envers l’intégrité du chercheur français, évoquant un article soumis et « rejeté » par un journal, des accusations d’inconduites scientifiques dans son ancienne université (Liverpool), ainsi que des « déclarations désobligeantes » sur le travail de ses collègues à Paris-Nord. Selon Raphaël Lévy, « l’université de Liverpool n’a pas donné suite aux accusations ». Quant à Paris-Nord, « l’enquête est terminée et a conclu qu’il n’y avait pas de harcèlement caractérisé », nous a indiqué une porte-parole de l’université.

 

Un conflit ancien

La violence de l’affaire est sans doute liée au fait qu’entre les deux scientifiques, le conflit est ancien. Lors d’une précédente publication, en 2015, Raphaël Lévy avait eu du mal à obtenir les données brutes d’un article de Chad Mirkin. Au cours d’une conférence, en 2018, selon Lévy, Mirkin l’aurait traité de « terroriste scientifique ». Et pour ne rien arranger, en 2020, le Français a obtenu avec trois autres collègues une bourse du Conseil européen de la recherche (ERC) pour le projet NanoBubbles, sur « l’autocorrection de la science », dont un volet tentera de répliquer des résultats des techniques promues par Chad Mirkin. Plus largement, Raphaël Lévy est connu pour avoir signalé de nombreux manquements à l’intégrité scientifique, dont, récemment, dans une affaire qui a conduit à la suspension d’une collègue parisienne pour un mois (un second rapport, sur d’autres articles de cette chimiste, devrait arriver sur le bureau des référents intégrité du CNRS et de l’université).

 

Après trois mois de silence, PNAS a finalement, en juin, refusé de publier la lettre de Raphaël Lévy. Puis, s’appuyant en partie sur elle mais sans la citer, le journal a ajouté en août une « correction » à sa « revue ». Elle pointe des références bibliographiques manquantes, mentionne l’arrêt de l’essai clinique et le fait que les 37 % de patients ayant vu réduire leur tumeur correspondent à un effectif de sept personnes seulement. PNAS n’a pas répondu aux questions du Monde, arguant que cette correction suffisait.

 

Sans parler explicitement de conflits d’intérêts, le courrier de Lévy informait également sur les activités entrepreneuriales de son confrère, non signalées par PNAS. Chad Mirkin, après avoir fondé en 2009 AuraSense, devenu Exicure, a créé en 2023 Flashpoint Therapeutics, dont la technique à base de nanoparticules est très proche de celle décrite dans la « revue ». L’avocat de Chad Mirkin n’a pas répondu au Monde.

 

« PNAS aurait pu défendre la liberté académique en publiant ma lettre. Au lieu de cela, ils ont refusé de corriger la désinformation scientifique contenue dans l’article de revue », tance Raphaël Lévy, qui se réjouit de voir que plusieurs médias spécialisés ont évoqué son cas. Les menaces juridiques pour le faire taire ont eu l’effet inverse.