Tout ce que les riches ne veulent pas que vous sachiez sur eux
Le troisième « Rapport sur les riches en France » de l’Observatoire des inégalités va de nouveau susciter le débat. Avec des constats dérangeants, mais solidement étayés : les riches, ce ne sont pas toujours les autres.
« Pour vivre heureux, vivons cachés. » Un adage que les plus fortunés respectent à la lettre. Et c’est peu dire qu’ils voient d’un mauvais œil la publication du nouveau « Rapport sur les riches en France », édité par l’Observatoire des inégalités, et rendu public le 5 juin.
Car en 88 pages et plusieurs centaines de tableaux et graphiques, dont certaines données sont inédites, ce document lève le voile sur leur train de vie privilégié. De quoi provoquer un tollé dans les rangs de nos concitoyens les plus aisés : les deux précédentes éditions de ce rapport ont suscité de nombreuses critiques, pour l’essentiel illégitimes.
Même le très sérieux Insee, l’institut national de la statistique publique, s’est autorisé quelques piques. Critiques auxquelles répond de manière convaincante ce troisième opus, « celui de la maturité », estime Louis Maurin, le directeur de l’Observatoire des inégalités.
L’accueil mouvementé réservé à ce rapport prouve en tout cas qu’il a fait mouche et qu’il bouscule quelques intérêts bien établis. Et pour cause : les riches, ce ne sont pas forcément les autres, ces quelques milliardaires qu’il est facile de brocarder sans se sentir concerné. La France à l’aise financièrement est bien plus large que cette poignée d’ultra-privilégiés.
En choisissant de fixer son seuil de richesse à un niveau pas nécessairement extravagant, l’Observatoire des inégalités remet quelques pendules à l’heure. Un travail salutaire, dont voici les principaux enseignements.
1/ A partir de combien est-on riche ?
C’est la principale innovation proposée par la première édition de ce rapport, et celle qui a fait couler le plus d’encre : l’Observatoire des inégalités a décidé de fixer un seuil de richesse, tout comme il existe depuis longtemps un seuil de pauvreté.
« Pour comprendre la société, il faut observer les inégalités dans leur ensemble, pas au seul prisme de la misère », se justifie Louis Maurin, qui avait eu cette intuition il y a déjà plus de vingt ans, lorsqu’il était journaliste à Alternatives Economiques (lire son article publié en novembre 1997 : « Qui est riche en France ? »).
Jusque-là, pour analyser les hauts revenus, la plupart des études se penchaient sur la situation des 10 % les plus riches, ou plus rarement des 1 % les plus aisés. Mais cette mesure dépend de la population totale et « son évolution ne reflète que la variation du nombre d’habitants, ce qui ne présente guère d’intérêt », juge le directeur de l’Observatoire des inégalités.
L’Observatoire des inégalités a fixé son seuil de richesse au double du niveau de vie médian
D’où l’idée de privilégier l’approche retenue pour le seuil de pauvreté, déterminé à partir du niveau de vie médian, celui qui partage la population en deux : une moitié gagne plus, l’autre moins. On est considéré comme pauvre si on vit avec moins de 60 % de ce niveau de vie médian. De la même manière, l’Observatoire des inégalités a fixé son seuil de richesse au double du niveau de vie médian.
Verdict : on est riche si on gagne plus de 3 860 euros par mois pour une personne seule, après impôts et prestations sociales. Pour un couple sans enfant, ce seuil grimpe à 5 790 euros, puis à 6 948 euros pour un couple avec un enfant de moins de 14 ans et 9 650 euros pour un couple avec deux enfants de plus de 14 ans1.
2/ Un seuil de richesse pas assez élevé ?
Ce seuil fixé à 3 860 euros a entraîné de nombreuses objections, auxquelles cette troisième édition du « Rapport sur les riches » répond point par point. Pour beaucoup de commentateurs, avec 3 860 euros, on ne serait pas vraiment riche, on ferait plutôt partie de la classe moyenne.
Quand 93 % de la population se situe sous votre niveau de vie, il n’est pas absurde de vous qualifier de riche
Un seul argument suffit à contrer cette critique : en se basant sur le seuil de l’Observatoire, 7 % des Français peuvent être considérés comme riches. Quand 93 % de la population se situe sous votre niveau de vie, il n’est pas absurde de vous qualifier de riche !
Mais bien évidemment, ce seuil n’est qu’une porte d’entrée dans le club très sélect de la richesse. Et vous pourrez y côtoyer des convives bien mieux lotis : le niveau de richesse n’a pas de limite haute.
A partir de 4 417 euros, vous entrerez dans l’antichambre des 5 % les plus riches, toujours pour une personne seule. Et à partir de 7 180 euros, vous ferez partie du gratin du 1 % le plus aisé. Pour prétendre accéder au 0,1 %, il faut gagner plus de 17 500 euros. Quant à ceux qui culminent à 0,01 %, ils émargent à plus de 55 000 euros.
« Il y a bien des nuances de riches et il serait pertinent de fixer également un seuil de l’ultra-richesse », explique Louis Maurin, avant de pondérer :
« Concentrer tous les regards sur les ultra-riches permet de mettre en lumière les processus d’enrichissement délirants d’une poignée de milliardaires, mais a aussi pour effet de cacher les niveaux de vie d’une large fraction de la population située en haut de la hiérarchie sociale. »
3/ Et le patrimoine alors ?
Un autre reproche régulièrement adressé à l’Observatoire des inégalités est de se focaliser sur les revenus, alors que ce qui serait déterminant, en matière de richesse, serait davantage la fortune, c’est-à-dire le patrimoine accumulé.
Un reproche injuste, puisque ceux qui l’ont formulé n’ont tout simplement pas lu le rapport. Le patrimoine y fait l’objet d’un chapitre entier, et l’Observatoire des inégalités a pris soin de proposer également un seuil de richesse en patrimoine, fixé au double du patrimoine médian, c’est-à-dire 354 000 euros pour un ménage. Selon cette définition, plus d’un quart des ménages sont fortunés.
Là aussi, l’échelle des patrimoines grimpe à des niveaux vertigineux : on fait partie des 5 % les plus fortunés avec un million d’euros par ménage, et le ticket d’entrée dans le cercle du 1 % se chiffre à 2,2 millions.
Le revenu, épargné, permet la constitution d’un patrimoine au fil du temps. Le patrimoine, quand il est important, rapporte des revenus
Par ailleurs, richesse en revenu et richesse en patrimoine ne sont pas antinomiques. Dans la plupart des cas, les deux vont de pair : c’est le revenu qui, épargné, permet la constitution d’un patrimoine au fil du temps. Tandis que le patrimoine, quand il est important, rapporte des revenus.
Ainsi, plus de la moitié des ménages qui se situent dans les 10 % des plus hauts revenus appartiennent aussi aux 10 % les plus fortunés en patrimoine, selon l’Insee (données pour 2021).
4/ Faut-il prendre en compte le coût du logement ?
Certaines objections sont un peu plus fondées. C’est le cas de celle qui reproche à l’Observatoire de ne pas prendre en compte le coût du logement dans le calcul de son seuil de richesse. Et de fait, si l’on gagne 4 000 euros, selon que l’on paye un loyer de 2 000 ou de 1 000 euros, les situations sont très différentes.
« Aucune des mesures de niveaux de vie ne considère ce critère, mais personne ne s’en inquiète quand il s’agit de déterminer le niveau de vie des personnes pauvres », répond l’Observatoire.
Si les riches décident de débourser une part importante de leurs revenus pour vivre dans un quartier huppé, c’est qu’ils en tirent des bénéfices
La grande différence est que les riches ont le choix. Ils peuvent se permettre de choisir leur lieu de vie. Et s’ils décident de débourser une part importante de leurs revenus pour vivre dans un quartier huppé, c’est qu’ils en tirent un certain nombre de bénéfices : proximité de nombreux commerces, de lieux culturels, d’écoles réputées, de services de soin de qualité… Sans oublier la possibilité de cultiver un entre-soi précieux, en termes de réseaux et liens de sociabilité.
Ce troisième « Rapport sur les riches » regorge d’ailleurs de données inédites sur les conditions de logement des classes privilégiées, tirées des travaux de recherche de Vivien Charbonnet, de l’Université de Tours. On y apprend que les ménages riches disposent en moyenne de 37 m2 de plus que les autres, soit quasiment autant que la surface moyenne dont bénéficie une personne pauvre en France.
Par ailleurs, deux tiers des ménages riches disposent de plus de 100 m2, contre à peine plus d’un tiers du reste de la population. Et un tiers des riches vivent dans plus de 150 m2, contre 8 % pour les ménages moins aisés. Ils jouissent donc de logements plus grands, qui sont plus souvent des maisons individuelles et dans un environnement plus serein.
Et cela sans pour autant se ruiner. Car les riches sont également presque toujours propriétaires, et font bien moins d’efforts financiers que les autres pour se loger, qu’ils soient locataires ou qu’ils aient un crédit à rembourser.
Bref, « les ménages aisés bénéficient de conditions de vie largement plus favorables tout en ayant à y consacrer beaucoup moins de ressources en pourcentage de leurs revenus que le reste de la population », précise l’étude. De quoi invalider les commentaires qui jugent que le coût du logement réduirait la portée du seuil de richesse.
5/ Comment se portent les riches ?
Ils ne sont pas à plaindre, merci pour eux. Le nombre de riches a baissé en dix ans, rapporte l’Observatoire des inégalités, mais ils sont de plus en plus riches. La moitié d’entre eux avait un niveau de vie supérieur à 1,28 fois le seuil de richesse en 2021, contre 1,26 en 2011. Dit autrement, l’intensité de la richesse augmente.
Une période dorée, que l’Observatoire des inégalités qualifie de « Quarante Glorieuses » des très riches.
Et cette progression des revenus des riches est portée par le sommet de la distribution : selon la World Inequality Database, le 1 % le plus riche captait 7,7 % de l’ensemble des revenus avant impôt au début des années 1980. Cette part grimpe à 12,7 % en 2022. Une période dorée, que l’Observatoire des inégalités qualifie de « Quarante Glorieuses » des très riches.
1980-2020 : les « Quarante Glorieuses » des très riches
Evolution des parts des 10 % et du 1 % les plus riches dans l'ensemble des revenus (avant impôts), en France, en %
On observe la même dynamique concernant les patrimoines : les 10 % les plus fortunés possédaient 1,7 million d’euros par ménage en moyenne fin 2009 en France, selon la BCE. En 2022, leur patrimoine moyen s’apprécie à 2,5 millions d’euros, soit 53 % de hausse. Inflation déduite, la progression reste spectaculaire : + 25 % !
Les chiffres présentés dans le rapport s’arrêtent, pour la plupart, en 2021. Que s’est-il passé depuis ?
« L’inflation a rebattu les cartes et il est bien difficile de savoir comment ont évolué le nombre de riches et leur part dans la population, juge Anne Brunner, directrice des études de l’Observatoire des inégalités. En général, en période de hausse des prix, les plus aisés sont bien plus à même de faire valoir leurs revendications pour éviter de perdre du pouvoir d’achat. »
Un indice permet de conforter cette hypothèse : ces dernières années, les revenus du patrimoine ont progressé bien plus vite que les prix : de 7 % en 2022 et de 16% 2023. « Au grand profit des catégories les plus aisées », conclut-elle.
6/ Mais que fait la statistique publique ?
Il peut sembler surprenant que l’initiative de créer un seuil de richesse vienne si tardivement. Et, en particulier, que l’Insee ne se soit jamais emparé du sujet. L’institution s’en est défendue dans un post de blog particulièrement virulent – ce qui détonne avec le ton habituel de ses publications –, paru en 2022 et cosigné par son directeur général, Jean-Luc Tavernier.
Si le gouvernement ne souhaite pas limiter les inégalités par le haut, en plafonnant ou taxant les revenus des plus riches, pas besoin d’indicateur ?
A la lecture de ce texte, on comprend que l’Insee n’a pas défini de seuil de richesse car cela n’intéresse pas directement une politique publique. A l’inverse, « au taux de pauvreté est associée une politique publique, non ambiguë, en France comme dans la plupart des pays : limiter les phénomènes de pauvreté ». Un peu court ! Donc si le gouvernement ne souhaite pas limiter les inégalités par le haut, en plafonnant ou en taxant les revenus des plus riches, pas besoin d’indicateur ?
« Puisqu’on ne peut piloter que ce qu’on mesure, il faut mesurer la proportion de population pauvre », dit Jean-Luc Tavernier. Faut-il en déduire qu’il ne faut pas mesurer ce que le gouvernement ne souhaite pas piloter ? Cela pose sérieusement la question de l’indépendance de la statistique publique…
Si l’objectif est de prôner une plus forte progressivité des prélèvements obligatoires, l’Insee juge qu’elle produit déjà de nombreuses études sur le sujet. C’est vrai. Mais en quoi cela invalide-t-il l’intérêt de définir un seuil de richesse ? Plutôt que se poser cette question, l’institution préfère lister tout ce qu’elle produit déjà comme statistiques utiles.
Elles sont nombreuses, et des progrès ont été réalisés ces dernières années. Mais il reste encore des trous dans la raquette. Hors de nos frontières, en tous cas, le sujet est moins tabou : le gouvernement allemand publie des rapports sur son propre seuil de richesse depuis vingt ans, tandis qu’Eurostat et l’OCDE commencent à s’y intéresser.
7/ Qu’en pensent les Français ?
Et si l’on s’en remettait au bon sens populaire pour trancher cette controverse sur le seuil de richesse ?
Comme le signale l’Observatoire des inégalités, une enquête d’opinion menée chaque année par le ministère des Solidarités montre que la moitié des Français juge que l’entrée dans la richesse se situe à 5 000 euros par mois maximum, l’autre moitié citant un chiffre plus élevé. Si l’on retranche les impôts de cette valeur médiane, on arrive à peu près au niveau retenu par l’Observatoire des inégalités pour fixer son seuil.
Une autre source confirme que la convention retenue dans ce rapport n’est pas délirante : en 2017, l’Insee a demandé à plusieurs dizaines de milliers de ménages s’ils se sentaient riches. 8 % des personnes interrogées jugent leur niveau de vie « élevé » ou « très élevé ». Soit quasiment la même proportion de personnes que celles qui sont concernées par le seuil de richesse établi par l’Observatoire des inégalités.
Ce troisième « Rapport sur les riches » ne soldera sans doute pas le débat ouvert par la publication de toutes ces données. Mais ce n’est pas grave, au contraire : la bonne nouvelle, c’est que l’on débat enfin du train de vie des plus riches. Au grand dam des principaux intéressés !
- 1. Pour décliner son seuil de richesse selon la composition familiale, l’Observatoire des inégalités utilise la même méthode que l’Insee, basée sur les unités de consommation : le premier adulte vaut une part, le second compte pour 0,5 part, un enfant de moins de 14 ans vaut 0,3 et de plus de 14 ans 0,5.