Au RN, l’effacement officiel de toute « idéologie » masque mal la radicalité de ses cadres
Les chapelles l’extrême droite - catholiques traditionalistes, nationalistes révolutionnaires, identitaires, souverainistes et nouvelle droite - restent omniprésentes dans le fonctionnement du parti.
Par Corentin Lesueur
Les dirigeants du Rassemblement national (RN), Jordan Bardella et Marine Le Pen, écoutent Bruno Gollnisch (de dos), lors du colloque sur les 50 ans du Front national, ancêtre du RN, à Paris, le 6 octobre 2022. CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
Plus rien ne serait radical au Rassemblement national (RN). Ni les dizaines de candidats aux législatives épinglés pour racisme, antisémitisme ou complotisme, la plupart maintenus après leur qualification au second tour du 7 juillet – « Ne salissons pas gratuitement des candidats qui représentent le peuple de France », a balayé, lundi 1er juillet, Jordan Bardella, président du parti et aspirant premier ministre. Ni les idées véhiculées par leur programme – « Nous ne sommes pas un parti d’idéologie, mais un parti d’action », assurait-il pendant la dernière campagne européenne.
Préférence nationale, discrimination des binationaux dans l’accès aux emplois publics : les engagements xénophobes des héritiers de Jean-Marie Le Pen ne seraient plus motivés par un quelconque dogme, mais par le seul « bon sens ».
La prise de distance officielle de Marine Le Pen et de Jordan Bardella avec la moindre philosophie politique a marqué la dernière étape de leur entreprise de dédiabolisation, et souvent justifié l’absence de travail de fond dans de nombreux domaines – écologie, éducation, logement. Mais si les deux têtes d’affiche de l’extrême droite française jurent n’être guidées par aucune idéologie, l’organisation de leur parti, la composition de leur entourage et le choix de leurs prestataires témoignent de la permanence des courants radicaux qui, depuis sa création en 1972, ont irrigué le Front national (FN, devenu RN en 2018), bâti ses fondamentaux et inspiré une partie de la base programmatique défendue lors de ces législatives anticipées.
Officiellement, la reprise en main du FN par Marine Le Pen au tournant des années 2010 a mis fin au « compromis nationaliste », ou à la cohabitation au sein du mouvement des multiples chapelles de l’extrême droite, des catholiques traditionalistes aux nationalistes révolutionnaires, en passant par les identitaires, les souverainistes et la nouvelle droite. Terminé, les courants internes parfois contradictoires, susceptibles de remettre en cause la ligne de la direction ou d’affecter la « normalisation » par leur violence.
Les idéologies ont disparu de l’appareil, pas ceux qui les portent. Directeur général du RN depuis deux ans, chargé des élections, de l’implantation et de la formation des cadres, Gilles Pennelle a frayé avec le groupuscule néopaïen et racialiste Terre et peuple. En février 2022, l’eurodéputé a relayé un article aux forts relents antisémites sur l’équipe d’Eric Zemmour, s’étonnant lui-même du « curieux entourage » de l’ancien journaliste du Figaro : « Hommes de la banque Rothschild, de J.P. Morgan, et de beaucoup d’autres réseaux de la finance internationale… »
L’influence de la nouvelle droite
Ethno-différencialisme, promotion d’une prétendue race « de souche », européenne et blanche sont des combats de la nouvelle droite, un courant identitaire né dans les années 1960 et de retour au RN depuis que Jordan Bardella en a pris la présidence, en novembre 2022. Responsable du Rassemblement national de la jeunesse, son collaborateur Pierre-Romain Thionnet ne cache pas son affection pour les théoriciens de ce mouvement : Alain de Benoist, Guillaume Faye ou Dominique Venner. Des auteurs qu’il conseille aux jeunes pousses du RN, comme hier aux membres de la Cocarde étudiante, un syndicat étudiant radical qu’il a dirigé et dans lequel le RN a recruté plusieurs collaborateurs pour ses députés européens et nationaux.
La nouvelle droite n’influence pas que les listes de lecture du RN, elle irrigue aussi les rares initiatives intellectuelles du parti. Campus Héméra, l’« école théorique, culturelle » promise début 2023 par Jordan Bardella pour ses cadres et adhérents, n’est qu’une plate-forme numérique moribonde. Elle n’en sert pas moins de porte-voix à François Bousquet, directeur de La Nouvelle Librairie, à Paris, et rédacteur en chef d’Elements, la revue bimestrielle du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), organe de la nouvelle droite. Il y présente un cours sur le « populisme », quand Thibaut de la Tocnaye, vice-président de l’organisation catholique traditionaliste Chrétienté-Solidarité, y dispense une leçon sur « l’œuvre des catholiques sociaux ».
Plusieurs thuriféraires de l’identité ou de la race ont aussi eu les honneurs des conférences organisées par le parti de Jordan Bardella à travers la fondation affiliée à son groupe parlementaire européen, Identité et démocratie (ID).
En mai 2023, les eurodéputées Catherine Griset et Virginie Joron ont organisé un colloque intitulé « Rendre la liberté aux médias ». Les intervenants ? François Lavallou, dit « Ferenc Almassy », journaliste français du site d’extrême droite Visegrad Post, basé en Hongrie, et Claude Chollet, ancien président du Grece et fondateur de l’Observatoire du journalisme, dont la mission première est de ficher les rédacteurs travaillant sur l’extrême droite. En décembre 2019, l’eurodéputée Dominique Bilde a dirigé une conférence ayant pour thème « Afrique subsaharienne : l’Europe face au risque islamiste ». Son coanimateur, auteur d’un rapport au même titre : Bernard Lugan, historien ethno-différentialiste proche des monarchistes de l’Action française.
La « GUD connection » continue de graviter autour du RN
Il est un courant radical plus discret, mais dont plusieurs figures ont profité à plein des ressources sonnantes et trébuchantes offertes par la riche délégation RN au Parlement européen : le nationalisme révolutionnaire (NR). Des néofascistes en lutte contre l’impérialisme « américano-sioniste ».
De 2019 à 2023, le groupe ID et ses élus ont versé plus de 3 millions d’euros à deux entreprises de communication (e-Politic) et d’impression (Unanime) liées à deux figures de la principale vitrine française du milieu NR, le Groupe union défense (GUD), une organisation étudiante d’extrême droite connue pour son radicalisme et sa violence : Frédéric Chatillon et Axel Loustau. Ces deux proches de Marine Le Pen, précieux dans son ascension au sein du FN, ne sont plus actionnaires d’e-Politic depuis 2023 et les polémiques nées de leur soutien inconditionnel au GUD ; Frédéric Chatillon restant bénéficiaire d’Unanime. Mais leur influence reste intacte dans la « GUD connection » gravitant autour du RN.
En mai 2023, la triple candidate à la présidentielle avait menacé de rompre définitivement avec ses vieux amis, prestataires historiques et actuels de son parti, s’ils s’avisaient de manifester à nouveau derrière la bannière du GUD. Avertissement bien reçu : ils n’étaient pas présents, le 11 mai, au traditionnel défilé du groupe néofasciste.
« Les radicaux ont toujours constitué les meilleures ressources à l’extrême droite en termes d’organisation, de logistique, de campagne électorale, explique l’historien Nicolas Lebourg. Les nouveaux venus au RN, attirés par le succès du parti ou le discours populiste de Jordan Bardella, ne sauront jamais aussi bien que ces historiques tenir la boutique ou un livre de comptes. En interdisant les courants les plus radicaux mais pas leurs défenseurs, Marine Le Pen a tissé avec eux des rapports interpersonnels les rendant expulsables à tout moment, sans craindre le rapport de force en interne. »