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Face à la possibilité d'un gouvernement RN, la haute fonction publique «au pied du mur»

Libération (site web)
Société, samedi 15 juin 2024 2581 mots

 

Législatives 2024 : face à la possibilité d'un gouvernement RN, la haute fonction publique «au pied du mur»

par Eve Szeftel

 

Partir, résister, composer ? «Libération» a interrogé une dizaine de hauts fonctionnaires - préfets, diplomate, procureur ou directeur d'hôpital - qui s'interrogent sur leur attitude en cas de victoire du Rassemblement national le 7 juillet.

 

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«Je suis en fin de carrière. Il me reste un ou deux postes, mais est-ce que j'assumerai d'être nommé Procureur général par un Eric Ciotti rallié au RN devenu ministre de la Justice de Bardella Premier ministre ? Ou je demande à être déchargé de mes fonctions et je deviens avocat général auprès d'une cour d'appel ? Ou encore je reste à mon poste pour défendre l'Etat de droit, et prends la responsabilité de ne pas appliquer les circulaires si je les juge contraire à mes convictions ? On n'imaginait pas qu'on se poserait ces questions si vite, que ce soit sur le plan éthique ou personnel, en termes de carrière. On est tous au pied du mur.»

 

Cette interrogation angoissée émane d'un procureur de la République ayant tenu à garder l'anonymat. Elle est largement partagée parmi la dizaine de hauts fonctionnaires interrogés par Libération. Avec cette question : que feriez-vous si le Rassemblement national arrive au pouvoir, non dans trois ans, mais dans trois semaines, le 7 juillet ?

 

«Il est hors de question que je reste»

Changement de décor : un bureau place Beauvau. Le préfet détaché qui a accepté, lui aussi sous couvert d'anonymat, de nous parler, a pris ses fonctions il y a un an. Comme nombre de ses collègues, il a connu les stop-and-go de l'action gouvernementale, au gré des remaniements, le privant d'interlocuteurs et d'instructions claires pendant des semaines. Et arrive la dissolution... «Maintenant, je vais devoir me trouver un nouveau job parce qu'il est hors de question que je reste.» Certains de ses collègues, anticipant 2027 et las de cette atmosphère de fin de règne au sein de la macronie, se sont fait nommer ces derniers mois dans des collectivités locales. Ceux-là sont au chaud. De même, «ceux qui sont au Conseil d'État, à la Cour des comptes ou dans la magistrature ont un statut qui les protège. Les fonctionnaires à la Caisse des dépôts, à l'Arcom ou à l'Autorité des marchés financiers sont également moins exposés. Mais pour moi qui suis en prise directe avec le pouvoir exécutif, c'est impossible», ajoute cet homme encore jeune, effaré par ce coup de poker présidentiel qu'il juge suicidaire.

 

«Je sais qui va le soir dans des réunions avec Bardella», confie le patron d'une grande institution française, alarmé de voir la fonction publique virer au brun. «Il va y avoir un glissement en mode "après tout, c'est eux la droite maintenant"», prédit ce grand serviteur de l'Etat. Parmi les corps les plus vulnérables, il cite «la préfectorale, des gens qui veulent de l'ordre, dirigent les CRS, expulsent des immigrés» et les diplomates, «très souverainistes» : «Ils sont bien câblés pour faire cette bascule.»

 

«La majorité des préfets se préparent à la cohabitation», confirme une préfète à la retraite, rappelant qu'en 1940 «tous les préfets ont appliqué le statut des Juifs, même Jean Moulin !». Ce ralliement ne vaut pas forcément adhésion aux idées d'extrême droite, même si la loyauté à Emmanuel Macron est de plus en plus faible au sein des grands corps de l'Etat. «Tout le monde est très dubitatif sur le Président vis-à-vis de sa conduite des affaires de l'Etat. Non seulement il s'est mis à dos une grande partie des citoyens mais aussi de la haute fonction publique avec sa réforme qui a supprimé le corps préfectoral et l'ENA», remplacé par l'Institut national des services publics, selon cette source. Une réforme qui «va accentuer le fait du prince» et donner le champ libre à un éventuel exécutif RN pour nommer des profils dociles, à sa botte, redoutent les préfets interrogés.

 

En réalité, personne n'imagine de big bang le 8 juillet au matin. A la différence des Etats-Unis où le changement d'administration se traduit, tous les quatre ans, par le départ de milliers de fonctionnaires fédéraux - ce qu'on appelle le «spoil system» -, un diplomate en poste à Paris anticipe plutôt un processus par «infusion lente» qui pourrait conduire à des départs au fil de l'eau, «au fur et à mesure de l'application du programme». Pour une raison simple qui tient, selon lui, aux devoirs du fonctionnaire rappelés dans l'article L121-10 du Code général de la fonction publique : «L'agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public.» Autrement dit, le refus d'obéissance équivaut à une faute professionnelle. «À partir du moment où les autorités sont démocratiquement élues, qu'il n'y a pas eu de coup d'Etat, si l'ordre est illégal on peut le refuser, mais si l'ordre est légal vous devez obéir», décrypte ce diplomate. Avec ce paradoxe que, «si vous traitez différemment les citoyens, c'est une discrimination et vous êtes en faute, mais si c'est la loi qui consacre la préférence nationale, vous êtes censés l'appliquer».

 

«On n'a pas le droit de faiblir»

«Nous n'appliquerons pas de spoil system, et ce ne sera pas utile car je n'imagine pas une seconde que la haute fonction publique, qui est profondément démocratique, ne respecte pas le vote des Français», confirme Renaud Labaye, le secrétaire général du groupe RN, qui joue le rôle de chasseur de têtes au sein de l'énarchie. En revanche, «sur certains postes clés, il y aura des nominations gouvernementales. Par exemple, des directeurs d'administrations centrales clés pour mettre en oeuvre certaines réformes. Et si les hauts fonctionnaires ne sont pas en cohérence totale avec le programme, nous les remplacerons», ajoute ce Saint-Cyrien, passé par Bercy et membre éminent des Horaces, ce groupe de hauts fonctionnaires et financiers qui chuchotent à l'oreille de Marine Le Pen.

 

Il semble loin le temps où le RN mettait en avant les quelques énarques qui l'avaient rejoint, comme Florian Philippot, désormais à son compte, ou Jean Messiha, parti ensuite chez Reconquête. Depuis, le parti d'extrême droite a multiplié les prises, de Fabrice Leggeri, énarque et ancien patron de Frontex, à Pierre Pimpie, numéro 2 de l'Etablissement public de sécurité ferroviaire. Mais, sur les quelque 20 000 agents qui forment l'encadrement supérieur de l'Etat, dont 800 sont nommés en Conseil des ministres, combien de divisions pour le parti à la flamme ? «On n'est pas inquiets, se gargarise Renaud Labaye. On voit arriver de nombreux CV depuis lundi, de hauts fonctionnaires qui veulent postuler pour les législatives ou travailler avec nous. Sans parler du fait que beaucoup se révéleront quand on aura gagné.»

 

Sauf exception, la continuité de l'Etat devrait donc prévaloir. Elle prévaut déjà, comme l'illustre la sérénité qui régnait, au moins en apparence, à la préfecture d'Ile-de-France lundi matin, le «jour d'après» l'annonce de la dissolution. «Le préfet n'y a fait aucune allusion lors de la réunion» hebdomadaire consacrée à l'organisation des Jeux olympiques, rapporte un membre de l'entourage de Marc Guillaume, le préfet de région. «Il a seulement été question du calendrier de la réserve électorale et de la représentation des ministres lors des événements» en lien avec cette compétition, à 45 jours de son coup d'envoi. «C'est ça, la force de l'Etat : on continue, il n'y a pas le choix, on n'a pas le droit de faiblir. C'est l'État avec un grand É», commente cette source. A ce sujet, Renaud Labaye se veut rassurant : «On ne touchera pas aux JO, on fait confiance aux équipes.» Une manière de répondre à Emmanuel Macron qui affirmait jeudi que les Français ne voudraient pas élire des dirigeants qui ne seraient «pas prêts du tout» à prendre en charge ce dossier.

 

Une autre participante à la réunion, en première ligne dans l'organisation des JO, confirme : «Si on a été déstabilisés ? Non, parce que tout est hyperbordé : on a une feuille de route, on la déroule, et comme ce modèle est rodé, il est robuste.» En revanche, à la cafète du paquebot de la rue Leblanc ou dans les couloirs, «on ne parlait que de ça». Et, passé la «sidération» d'apprendre que le parti frontiste était arrivé en tête dans 93 % des communes françaises, c'est l'inquiétude qui domine dans l'appareil d'Etat.

 

«Rien de pire que de déserter le terrain»

S'en aller, résister, ou composer avec le pouvoir en place, en essayant de ne pas perdre son âme : ces trois attitudes se détachent. Mais autant le dire tout de suite : les Jean Moulin ne sont pas nombreux. «J'avais déjà rédigé ma lettre de démission en 2022 au cas où», confie un préfet de droite, qui se dit prêt à la ressortir le 7 juillet. «Vous me voyez, en uniforme de préfet, saluer Mme Le Pen ? Jamais !» proclame ce grand commis de l'Etat. Il a beau être «plus faucon que colombe» dans le domaine sécuritaire, on ne plaisante pas avec les principes républicains quand on est petit-fils de résistant et fidèle au général de Gaulle. Cet énarque fils d'énarque n'a que mépris pour ceux qui «voudront finasser et faire de la résistance intérieure». «La résistance intérieure, ça dure trois réunions : ensuite, tu te couches ou t'en vas.»

 

«Les personnes qui te disent qu'elles vont partir, c'est parce qu'elles sont proches de la retraite ou ont du patrimoine», s'agace un sous-préfet issu d'un milieu populaire. Ce fonctionnaire plutôt marqué à gauche, qui n'est pas passé par la voie royale, juge, lui, qu'il n'y a «rien de pire que de déserter le terrain. Moi, je ne laisserai pas mon bureau vide. Qu'ils fassent le sale boulot et me virent, mais je ne leur faciliterai pas la tâche». Il compte sur les contre-pouvoirs pour protéger l'Etat de droit des menées illibérales de ce parti populiste : «D'abord, rien n'est joué. Ensuite, il y a des garde-fous, la télé, les journaux, etc. Enfin, en termes de proposition de loi, je pense qu'ils seront d'une prudence de Sioux et, si des lois sont votées par l'Assemblée nationale, elles devront passer le filtre du Conseil d'Etat et du Conseil constitutionnel.»

 

«Je ne me résous pas à la victoire du RN pour cette élection, je crois encore dans les forces républicaines de ce pays», abonde une sous-préfète, qui refuse de discuter «du lundi qui suit» le deuxième tour. «Moi je fais pas ça, entretenir la défaite», ajoute cette macroniste désenchantée, comme en écho aux propos du président fustigeant mercredi lors de sa conférence de presse «l'esprit de défaite». Elle aussi veut croire que l'équilibre institutionnel de la Ve République permettra de limiter la casse, estimant que «les sénateurs ont un rôle à jouer dans la période, tout comme le Conseil économique et social». Pour elle, cette crise est aussi l'occasion unique de montrer qu'on peut «faire vivre la République, pas dans l'absolu, mais de manière très concrète».

 

«Sidération» au Quai d'Orsay

Un des hommes qui incarnent ces garde-fous est particulièrement ciblé par le RN, qui a pour modèle le pouvoir fort de Viktor Orbán en Hongrie : Laurent Fabius. Depuis que le président du Conseil constitutionnel a censuré une grande partie de la loi immigration, l'ancien Premier ministre socialiste, accusé de politiser l'institution, est devenu l'homme à abattre. Il partage ce sort peu enviable avec Thierry Tuot. La nomination l'an passé de ce conseiller d'Etat, jugé laxiste sur l'immigration, à la tête de la section de l'Intérieur de l'institution, est «très mal passée dans la haute administration policière», assure un bon connaisseur du fonctionnement de l'Etat régalien.

Pour lui, c'est une évidence : dans la police comme dans les armées, où l'humiliation infligée par Macron au général de Villiers au début de son premier quinquennat fait figure de péché originel, il y a une «adhésion» aux idées du RN. «Ce n'est pas un soutien franc et massif, ni du militantisme, mais ils sont légitimistes : du moment que ce parti gagne les élections, ils n'ont aucune raison de faire de l'obstruction. Et ce d'autant que, pour eux, le danger c'est LFI, qui bordélise l'Assemblée nationale et défend les casseurs.»

 

Si, au sein de la police, de nombreux agents ont déjà basculé, à l'image de l'ex-syndicaliste Matthieu Valet, à l'inverse «la sidération» domine au Quai d'Orsay, selon le diplomate déjà cité. «On se dit que non seulement c'est possible, mais que ça n'a jamais été aussi proche. Et, comme fonctionnaires, on est partagés entre le principe hiérarchique qui s'impose à nous et notre conscience morale.» Quid du maintien de la France dans l'Otan ? De l'aide à l'Ukraine ? De la position française, jusque-là «équilibrée», sur la guerre contre le Hamas ? De la politique en matière de visas, d'aide au développement ? Autant de questions vertigineuses pour les fonctionnaires du Quai. Et encore, «à l'Intérieur, à la Santé, aux Solidarités ou au Travail, les cas de conscience doivent être encore plus ardents».

 

Que le RN décide d'un vaste plan social dans la fonction publique ou privatise l'audiovisuel public, «cela ne posera problème à personne à Bercy, surtout chez les gens de droite qui applaudissent la "fusion des droites". Les sujets moraux sont plutôt dans le domaine régalien, l'éducation ou la santé», confirme un ancien cadre au ministère des Finances, passé dans le privé. Par exemple, «si la présomption de légitime défense est appliquée aux policiers, l'impunité sera totale et c'est un problème». De même, «si l'aide médicale d'Etat pour les étrangers en situation irrégulière est supprimée, on fait quoi ? On refoule les étrangers qui se présentent ? On les prend quand même au risque d'être démis rapidement ?» s'interroge un directeur d'hôpital.

 

«Certains élèves d'origine étrangère s'inquiètent»

Autre domaine sensible, l'école. Sans même parler du programme éducatif du RN (qui se résume au port de l'uniforme), un inspecteur d'académie nous raconte, bouleversé, qu'il vient de raccrocher avec un chef d'établissement qui lui a remonté que «certains élèves d'origine étrangère, dans son établissement, s'inquiètent de ce qui va leur arriver». «Que des enfants s'inquiètent de leur avenir dans notre pays, qu'ils n'y soient pas nés ou que leurs parents n'y soient pas nés, c'est d'une violence sans nom. Jamais je n'aurais jamais pensé vivre ça», confie cet homme en poste dans une région où le RN a le vent en poupe.

 

D'autant que la perspective d'une victoire frontiste «arrive dans un moment déjà compliqué pour la profession», la réforme des groupes de besoin notamment ayant «profondément heurté les cadres supérieurs». Or, à l'incertitude sur le sort des réformes dans les tuyaux s'ajoute la crainte d'une remise en question de la mission même de l'école : «Accueillir tous les enfants, quelle que soit leur origine, et oeuvrer à leur émancipation.»

 

Lors de l'audience solennelle de rentrée en janvier, le procureur général près la Cour de cassation, Rémy Heitz, insistait sur «l'impérieuse nécessité» de «consolider le statut du parquet par une réforme constitutionnelle» sanctuarisant son indépendance, au moment où «les régimes illibéraux se multiplient, y compris au sein de l'Union européenne». L'attente des magistrats du parquet ne fait que grandir, «nourrie par la conviction qu'il ne faudrait pas qu'un jour, un jour qui peut-être viendra, nous ayons à regretter amèrement de ne pas avoir suffisamment protégé notre démocratie», avertissait le plus haut magistrat de l'ordre judiciaire.

 

Trop tard ? Vendredi, l'avocat Pierre Gentillet, candidat RN aux législatives, ne cachait pas que, si le parti prenait le pouvoir, «le politique serait au-dessus du juridique». «Si demain nous voulons nous affranchir de certains traités, de certaines normes qui nous empoisonnent, à condition de mettre au pas le Conseil constitutionnel, nous pourrons tout faire», annonçait l'habitué de la chaîne pro-russe RT. On est prévenus.