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Dans les squats de Nouméa, plongée aux racines de la colère sociale

Dans les squats de Nouméa, plongée aux racines de la colère sociale : « Ici, personne ne vient jamais nous voir, sauf quand il y a une élection »

Les squats de Nouméa ont constitué des zones de mobilisation importantes durant l’insurrection qui a touché l’archipel à partir du 13 mai. Dans l’angle mort des politiques publiques, ces zones d’habitat spontané concentrent une population délaissée depuis deux décennies.

Par Mathurin Derel (Nouméa, correspondance)

 

Claudia, 61 ans, habitante du quartier « Rivière salée », porte de la nourriture distribuée par les bénévoles de l’association caritative « Solidarite RS » à Nouméa, le 6 juin 2024. Claudia, 61 ans, habitante du quartier « Rivière salée », porte de la nourriture distribuée par les bénévoles de l’association caritative « Solidarite RS » à Nouméa, le 6 juin 2024. Claudia, 61 ans, habitante du quartier « Rivière salée », porte de la nourriture distribuée par les bénévoles de l’association caritative « Solidarite RS » à Nouméa, le 6 juin 2024. THEO ROUBY / AFP

Six enfants jouent à l’ombre de grands arbres. A quelques mètres, Rose et Maurice, leurs parents (les personnes citées ont voulu garder l’anonymat), s’affairent à des travaux dans leur nouveau foyer. Il y a environ un an, après plusieurs années vécues dans les appartements de la Société immobilière de Nouvelle-Calédonie (SIC), le plus grand bailleur social local, la famille a pris ses valises pour rejoindre le squat du Caillou bleu, situé à l’entrée de Nouméa. Comme beaucoup, elle n’a pas eu d’autre choix que de rejoindre l’une des 61 zones d’« habitat précaire sur un foncier occupé illégalement » recensées officiellement dans l’agglomération nouméenne.

« C’était devenu trop cher. Après avoir payé le loyer, l’eau, le courant et la nourriture… on n’avait plus rien », énumère Rose. Pour boucler le mois, le foyer pouvait compter sur le seul salaire de Maurice, employé dans le bâtiment au revenu minimum. Une paye de l’ordre de 1 300 euros, difficilement conciliable avec une vie dont la cherté a atteint des sommets parmi les territoires ultramarins français. Entre 2011 et 2023, les prix de l’alimentation ont augmenté de près de 25 % en Nouvelle-Calédonie. Selon l’Institut d’émission d’outre-mer, le taux de pauvreté, 18,3 % en 2019, était « plus de deux fois supérieur au taux métropolitain ».

« Mal-être et colère » de la jeunesse

Du logement social au squat. Ce parcours est également celui de Tale, 46 ans, expulsé de son logement. Il rembourse désormais sa dette auprès du bailleur, petit à petit. Sans travail, il peut compter sur la solidarité familiale et les fruits de son jardin qu’il bichonne tout particulièrement. « Quand on vit dans les logements sociaux, on travaille pour payer les factures, et à la fin… rien du tout. Comment tu veux faire, surtout si tu as des enfants ? », interroge Tale.

 

Selon Seven, un résident du squat de Tina depuis sept ans, c’est ce « mal-être, la colère et les frustrations », en particulier des plus jeunes, qui se sont exprimés le 13 mai quand a éclaté l’insurrection. Au même titre que les quartiers populaires, les squats ont été des foyers importants de la révolte. « Pour moi, le 13 mai [en réaction à l’arrivée devant l’Assemblée nationale de la réforme constitutionnelle sur la Nouvelle-Calédonie], c’est la jeunesse qui s’est réveillée et s’est rendu compte que ce mode de vie individualiste les empêche d’exprimer leur culture, d’exister et d’être pris en compte. Les jeunes voient comment vivent leurs parents, ils n’ont aucune perspective ».

 

En dehors des patrouilles de police plus fréquentes, la vie a repris son cours dans les squats en cette fin septembre, à l’abri des regards de la ville où ils sont discrètement implantés. Il est bien difficile d’y trouver des stigmates des violences qui ont agité l’agglomération pendant plusieurs semaines, au contraire des quartiers populaires où ils sont encore omniprésents. Chez Rose et Maurice, tout ressemble à la vie en tribu, et il est difficile de croire qu’à quelques dizaines de mètres se trouve la principale route de l’archipel, où circulent près de six mille véhicules par heure.

 

A la fin des années 2000, les responsables politiques ont tenté de s’attaquer au problème des squats. Suscitant d’âpres querelles politiciennes, le sujet a finalement été glissé sous le tapis. Enlèvement des ordures ménagères, transports scolaires, assistantes sociales… les services publics se sont effacés au fur et à mesure de l’invisibilisation des lieux. Les suivis réalisés par les pouvoirs publics ont été abandonnés, faute de moyens. Les chiffres de 2019, les plus récents, estiment la population des squats à 4 850 habitants. Le peu d’associations qui y interviennent l’évalue à près de 10 000 personnes, pour un territoire de 280 000 habitants. Une chose est sûre, les habitants des squats sont tous des Océaniens.

Hygiène précaire, terrains pollués

Dans cette réalité parallèle, on trouve aussi bien de véritables maisons en dur, équipées de panneaux photovoltaïques, appartenant à des chefs de petites entreprises, que des épaves de camionnettes reconverties en logements où vivent des personnes âgées. L’hygiène y est parfois précaire, les terrains pollués. L’eau doit être stockée dans des fûts ou des bouteilles, faute de raccordement au réseau. Et l’électricité est fournie par des groupes électrogènes. Sans argent pour payer le carburant, il ne reste que la bougie une fois la nuit tombée.

« Pendant des années, les gens vivant dans ces endroits ont demandé qu’on les aide à viabiliser ces quartiers, à y installer l’eau et l’électricité, mais les pouvoirs publics ont longtemps fait la sourde oreille, percevant cette présence kanake comme une menace diffuse », analysait l’anthropologue Benoît Trepied dans le journal du CNRS du 5 juin. Le chercheur rappelle que 50 % de la population kanake vit à Nouméa, un « fait social majeur », « demeuré un point aveugle du débat politique ». Une partie de cette population constitue d’ailleurs une réserve importante des travailleurs précaires employés par les entreprises de la capitale.

« Les grosses têtes [les élus] devraient descendre un peu dans les cabanes pour voir la vie ici. On leur écrit, on les appelle, mais personne ne vient jamais nous voir, sauf quand il y a une élection. Le seul moyen de se faire entendre, c’est de bloquer la route. Il n’y a que ça qui les fait bouger », se désole Lolita, qui vit au Caillou bleu depuis trente et un ans. L’insurrection entraînera-t-elle une progression des habitats informels ? C’est l’une des préoccupations de la SIC, qui enregistre de plus en plus de logements vacants dans son parc. Autant de départs qui pourraient « alimenter la bombe sociale », s’inquiétait le 22 août, sur le site de Franceinfo, Benoît Naturel, le directeur de la SIC.

« La précarité dans la précarité »

Marcel Toyon, lui-même résident d’un squat, mène l’association Action solidaire, l’une des seules à intervenir dans ces espaces. Lui porte un regard critique sur les politiques publiques qui ont consisté à les résorber au profit des logements sociaux. « Cela n’a fait qu’augmenter la précarité dans les quartiers populaires. C’est comme si l’on n’avait rien fait », estime-t-il. Cet homme, arrêté au début des émeutes pour avoir tenté d’entraver la circulation, dit avoir vu la pauvreté exploser bien avant le 13 mai. « Beaucoup de bénévoles sont partis en larmes après être entrés dans des maisons. Il y a de la précarité dans la précarité, même si les gens ne parlent pas. »

Derrière les questions sociales, les squats sont devenus un objet politique. A Tina, l’installation s’est faite avec la bienveillance de la famille Kamodji, propriétaire terrien dans le sud de la Grande-Terre. Seven se souvient des mots de « grand-père Maricko », dans les années 1980, qui avait rassemblé des gens de tout l’archipel en disant : « Ici ce sera votre chez vous. Vous allez faire de cet endroit une tribu dans la ville. » Maricko, ou Marcko Waheo, était connu pour son engagement autour de l’article 75 de la Constitution, reconnaissant le statut coutumier. A ce titre, il estimait que les Kanaks, tout comme les Wallisiens et les Futuniens, n’étaient pas tenus de payer l’impôt, ni les loyers, l’eau ou encore l’électricité.

Rose et Maurice, n’ont aucun regret d’avoir déménagé au Caillou bleu, au contraire. La mère de famille se souvient avoir « vécu l’enfer » dans les logements sociaux et d’être obligée de rentrer en tribu pour pouvoir se reposer. « J’avais le sentiment d’être enfermée, que la police était en permanence derrière nous », témoigne-t-elle, en évoquant la délinquance à laquelle ses enfants étaient exposés. « Ici, c’est notre maison, notre toit », glisse le couple avec un large sourire. « On voit mieux la solidarité que dans les “bâtiments” », reprend Maurice. « Et puis on s’adapte, on récolte ce que l’on plante, on a l’espace pour le travail des coutumes, les enfants sont libres. Dans les logements, tu payes, tu payes et tu payes. Le social, c’est un business. »

 

Le Caillou bleu s’est lui aussi implanté sur une ancienne tribu. Paul Wede est membre du clan qui revendique les terres. Pointant un endroit humide, en contrebas d’une des entrées, il précise que l’endroit, nommé Kun-jôô – « Là où il y a des sources » –, était le lieu où les anciens venaient chercher de l’eau. Pour éviter les expulsions, cet ancien directeur d’un centre social de Dieppe dans l’Hexagone, revenu au pays, joue aujourd’hui le rôle de notaire non officiel et établit des baux coutumiers aux habitants. « Toutes ces terres qui sont appelées squats, moi j’appelle ça la tribu, corrige-t-il. Notre pays est très riche, mais nous sommes très pauvres. On demande simplement la restitution de nos terres. Après, on pourra parler de citoyenneté, de vivre ensemble. »

 

Mathurin Derel (Nouméa, correspondance)