JustPaste.it

Stress hydrique : comment la vallée du Rhône fait face

Le déficit en eau, la hausse des températures et la multiplication des épisodes extrêmes placent le bassin rhodanien dans une situation climatique préoccupante.

Par Richard Schittly (Lyon, correspondant), le 11 décembre 2023

Un agriculteur prépare sa parcelle pour la mise en eau et la semence des grains de riz, au Sambuc, à Arles (Bouches-du-Rhône), le 4 mai 2022.

 Un agriculteur prépare sa parcelle pour la mise en eau et la semence des grains de riz, au Sambuc, à Arles (Bouches-du-Rhône), le 4 mai 2022. MATHIAS BENGUIGUI

 

C’est arrivé sans prévenir. Le 27 juillet 2022, dans le petit village de Clansayes, dans le sud du département de la Drôme. D’un coup, plus rien n’est sorti des robinets. Une coupure soudaine, généralisée. « Vous vous levez le matin et il n’y a plus d’eau du tout. Vous ne comprenez pas tout de suite ce qui arrive », raconte Maryannick Garin, maire du village de 600 habitants. Rupture de canalisation ? Beaucoup plus grave. En cherchant l’origine de la coupure, la municipalité se rend compte que le niveau de la nappe phréatique a trop baissé à cause de la sécheresse qui dure depuis des mois. Les pompes ne parviennent plus à puiser dans la source qui alimente depuis toujours la commune.

« C’est un choc énorme. On se sent vulnérable, tout le monde comprend à quel point l’eau est précieuse », témoigne l’élu, qui est aussi vice-président des maires ruraux de la Drôme. Durant trois jours, le village a été dépanné par des camions-citernes, puis il s’est raccordé au réseau du syndicat intercommunal voisin, lequel puise dans la nappe du Rhône. L’eau coule à nouveau. Mais rien n’est vraiment comme avant dans la magnifique localité tout en pierre, entourée de végétation. Témoin direct des effets les plus radicaux du stress hydrique dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, le village de Clansayes incarne la conscience d’un avenir où la préservation de l’eau deviendra un enjeu central.

 

« Nous avons connu une nouvelle période de sécheresse intense cette année. Les choses changent. Les habitants commencent à retrouver des petits gestes du quotidien pour économiser, des gestes dont on avait perdu l’habitude, constate Maryannick Garin. On ne parle pas d’une coupure d’électricité ou d’Internet. L’eau n’est pas un patrimoine communal, c’est un patrimoine mondial, il faut nous interroger sérieusement sur sa gestion, individuellement et collectivement. » Le débat est lancé dans une région parmi les plus exposées aux changements climatiques.

Effet trompeur

La région Auvergne-Rhône-Alpes (AURA) a connu en 2022 le deuxième été le plus chaud de l’histoire météorologique documentée, après celui de 2003, avec une température supérieure de 2,5 °C à la moyenne de ces vingt dernières années. En même temps, la région a subi sa deuxième période la plus sèche, avec une pluviométrie en baisse de 23 % par rapport à la moyenne depuis 1960. Plus de chaleur, moins de pluie et de neige l’hiver : la ressource en eau diminue inexorablement. « La région se situe pleinement dans la problématique des changements climatiques. Elle est sans doute la plus exposée aux phénomènes extrêmes que nous constatons. Dans ce contexte, les châteaux d’eau ne fonctionnent plus comme avant. L’année 2023 nous livre une photographie de ce qui nous attend à horizon 2050 », estime Jean-Michel Soubeyroux, directeur adjoint scientifique chez Météo-France.

 

Ces dernières semaines, les intenses épisodes pluvieux ont fait oublier les mois de sécheresse précédents. Un effet trompeur. « Nous risquons de connaître une multiplication des records de jours sans pluie, suivis de records de précipitations. Au final, le bilan hydrique est négatif », poursuit l’ingénieur de Météo-France. Les conséquences sont visibles dans la deuxième région économique de France. Entre 1960 et 2020, le débit du Rhône a baissé de 7 % dans son secteur nord, et de 13 % au sud. Sa température a augmenté de 2,2 °C au nord, et jusqu’à 4,5 °C au sud. Traversant toute la région, le fleuve alimente directement en eau 2,3 millions de personnes, et fournit l’irrigation de 2 700 exploitations agricoles.

Eolienne sur le canal de navigation du Rhône au port de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), le 2 mai 2023.

Eolienne sur le canal de navigation du Rhône au port de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), le 2 mai 2023. MATHIAS BENGUIGUI POUR « LE MONDE »

 

La hausse des températures va nécessiter de modifier le fonctionnement des quatre centrales nucléaires situées sur les rives du fleuve et de leurs dix-huit réacteurs. Objectif : limiter les rejets d’eau des circuits de refroidissement en périodes trop chaudes. Le ralentissement de la production l’été doit notamment concerner les trois centrales qui fonctionnent en circuit ouvert. Cette seule question des centrales nucléaires donne la mesure des efforts à accomplir : passer en circuit fermé deux centrales nucléaires suppose des travaux d’un coût d’un milliard d’euros.

Chargée de la gestion du fleuve, la Compagnie nationale du Rhône (CNR) tire le signal d’alarme depuis plusieurs années. La structure créée en 1933 par Edouard Herriot, alors député du Rhône, parvient à maintenir la navigation et le niveau des stations de pompage grâce à sa régulation permanente du fleuve, mais elle a déjà dû changer ses pratiques, dans un souci environnemental. Le calendrier des opérations de maintenance a été modifié pour faire face aux événements météorologiques inédits. « Nous effectuons entre 400 et 500 interventions par an sur l’ensemble de nos installations. Mais comme les variations de débit deviennent difficilement prévisibles, nous ne pouvons plus tout programmer des mois à l’avance. Nous devons nous donner de la souplesse pour intervenir vite », explique Eric Divet, directeur de la gestion d’actifs et des concessions de la CNR.

Laves torrentielles

Pour faire face au stress hydrique, la CNR dispose d’un Centre d’analyse comportementale des ouvrages hydrauliques (Cacoh). Ce laboratoire de pointe modélise par exemple les phénomènes de « laves torrentielles », lorsque surviennent des orages ou des pluies qui font déborder les affluents du Rhône, notamment sur les pentes montagneuses. Les ingénieurs parviennent à visualiser le comportement de ces coulées, composées de 15 % d’eau et 85 % de matériaux charriés. Ils élaborent les solutions pour éviter les submersions. La construction d’ouvrages dits « de répartition », en amont des barrages ou des retenues, permet de scinder et d’étaler les volumes des coulées. Ce qui évite les débordements catastrophiques.

« En comprenant ces phénomènes, qui fonctionnent par bouffées, nous avons l’intention de ralentir l’intensité de leurs effets », résume Christophe Peteuil, responsable du Cacoh. Dans ce nouveau contexte, la CNR met en place des capteurs sur les principaux affluents du Rhône. Une surveillance vidéo, et par drones si besoin, permet d’évaluer vitesse et surface des cours d’eau, et donc de calculer leur débit en direct. Cette course à l’anticipation concerne aussi les matériaux utilisés dans les ouvrages hydroélectriques. La cinquantaine d’ingénieurs du laboratoire de la CNR calculent la résistance des matériaux à l’érosion et aux chocs, sachant que les changements climatiques augmentent la quantité de sédiments dans les cours d’eau.

 

Les sécheresses et le changement d’étiage, c’est-à-dire le niveau minimal des cours d’eau, ne concernent pas seulement le fleuve et ses rivières. L’emblématique lac d’Annecy, en Haute-Savoie, a vu sa température augmenter de 1,5 °C au cours des vingt dernières années. Non sans conséquences biologiques. La baisse d’étiage a aussi perturbé les activités touristiques. Il n’est plus rare de pousser les pédalos pour les éloigner de la rive, ou d’amarrer côte à côte les bateaux de croisière, pour en faciliter l’accès en période de basses eaux.

« La préservation de l’environnement guide désormais nos décisions. Les changements climatiques modifient nos pratiques. Nous nous demandons s’il faut diminuer le nombre de nos rotations, ou le nombre de passagers à bord », confirme Philippe Gausset, patron de Tourisme Participations, qui fait naviguer six bateaux sur le lac d’Annecy, ce qui représente 120 emplois. L’entrepreneur fait électrifier les moteurs de ses bateaux, par souci écologique. Ce qui alourdit les embarcations, et augmente le tirant d’eau de deux centimètres. La sortie d’un bateau du chantier naval, situé à Sévrier (Haute-Savoie), a ainsi été retardée, à cause d’un niveau d’eau insuffisant dans le port. L’incident a révélé la fragilité de l’économie liée aux cours d’eau.

Une souche morte après les remontées de sel par les nappes phréatiques sur les terres du Domaine du Petit Saint-Jean, propriété de la Tour du Valat, à Saint-Laurent-d'Aigouze (Gard), le 8 juin 2022.

Une souche morte après les remontées de sel par les nappes phréatiques sur les terres du Domaine du Petit Saint-Jean, propriété de la Tour du Valat, à Saint-Laurent-d'Aigouze (Gard), le 8 juin 2022. MATHIAS BENGUIGUI POUR « LE MONDE »

 

Fleuve, rivières, lacs, mais aussi étangs. Le stress hydrique trouve une spectaculaire illustration dans la Dombes, ce secteur du département de l’Ain célèbre pour son millier d’étangs. La pisciculture a vu son chiffre d’affaires chuter de 70 % cette année, alors qu’une centaine d’emplois sont directement liés à la production de poissons, dont la carpe, selon des traditions ancestrales. « La situation est de pire en pire, la moitié des étangs de la Dombes subit un déficit d’eau très important, jusqu’à 50 % de volume d’eau en moins », décrit Maxime Meyer, conseiller régional du secteur (Les Ecologistes). Selon l’élu, l’eau ne parvient plus dans les réseaux interconnectés des étangs, à cause d’un défaut d’entretien des fossés. Ce qui accentue l’impact des périodes de sécheresse. « Des exploitations ont la tentation de planter du maïs dans les espaces des étangs asséchés. Tout un patrimoine est menacé », redoute Maxime Meyer.

 

Question sociale et économique autant que stratégique, le stress hydrique mobilise les énergies. Les pêcheurs deviennent lanceurs d’alerte dans une région qui compte 260 000 pêcheurs et 400 sociétés de pêche. « Face au défi climatique, nous devons agir avec audace et parfois en rupture avec le passé », a déclaré, le 3 octobre dernier, Martial Saddier, président du département de la Haute-Savoie et du comité de bassin Rhône-Méditerranée. L’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse présente en décembre un plan sans précédent d’adaptation au changement climatique, qui prévoit comme objectif principal une diminution de 10 % de la consommation d’eau d’ici à 2030, dans tout le bassin rhodanien. L’agence a listé une série d’actions concrètes. « La moitié des zones humides du territoire ont été détruites en cinquante ans, il faut absolument stimuler le recyclage de l’eau de pluie pour nous en sortir », préconise l’ingénieure Charlène Descollonges. La spécialiste d’hydrologie régénérative a lancé un programme de recherche sur des parcelles agricoles dans la région AURA, dans le cadre d’un appel à projets de l’agence de l’eau.

 

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’événement « Changement climatique : comment réussir à s’adapter ?  » organisé par Météo-France.