Marianne Denicourt, bannie du cinéma après avoir dénoncé la toxicité de son ex compagnon, Arnaud Desplechin, se confie
Publié le 27 août 2024 à 18h07, ELLE
Il y a vingt ans, elle était mise à l’écart du cinéma pour avoir accusé le cinéaste Arnaud Desplechin de piller sa vie. Il est temps de relire cette affaire à la lumière de #MeToo.
Faut-il se replonger dans un passé douloureux ? « Oui, vingt ans après, cette histoire vaudrait peut-être la peine d’être racontée à nouveau », nous écrit Marianne Denicourt, début mai. Un mois plus tôt, un entretien de Juliette Binoche publié dans « Libération » a fait grand bruit. L’actrice y narre ses déboires dans le cinéma français. Seule une étincelle éclaire cette confession, la réminiscence d’un moment de sororité entre actrices : « En 2003, je devais travailler avec Arnaud Desplechin. Mais lorsque j’ai découvert le scénario de “Rois & reine”, il m’est apparu flagrant que certains épisodes de la vie de son ancienne compagne, l’actrice Marianne Denicourt, étaient utilisés et instrumentalisés. Il m’a paru évident de devoir m’assurer que Marianne était au courant de ce projet et pleinement en accord. Son fils n’étant pas encore majeur, les conséquences pouvaient être dramatiques. Je l’ai appelée, elle ignorait tout du film en préparation et était extrêmement blessée. Je n’ai pas eu d’autre choix que de refuser ce projet, quoi qu’il m’en coûte. Comme l’avait fait Emmanuelle Béart. Comme l’ont fait après d’autres actrices. »
L'affaire d'une vie
Des mots qui réconfortent, même si tant d’années ont passé. « Ce fut un soulagement que Juliette nomme les choses de manière claire et respectueuse », confie Marianne Denicourt. Elle a choisi un café parisien feutré pour notre rendez-vous. Chaleureuse, elle semble aussi familière que lointaine. Depuis le conflit qui l’opposa à son ancien compagnon Arnaud Desplechin, entre 2003 et 2006, cette actrice reconnue a en effet presque disparu des écrans, un fantôme du 7e art, pourtant bien vivant. Pour qui aime le cinéma d’auteur, son regard vert, son élégance Rive gauche et son jeu délicat ont laissé un souvenir vivace.
Pendant dix-huit années, l’actrice, formée au théâtre des Amandiers (l’école de Patrice Chéreau), a occupé une place de choix au sein d’une génération de comédiennes animées par l’exigence du jeu et plébiscitées par la crème de l’intelligentsia cinématographique. Mais alors que Jeanne Balibar, Valeria Bruni-Tedeschi ou Emmanuelle Devos peuvent se targuer d’une filmographie à la constance tranquille, celle de Marianne Denicourt dessine, elle, une ligne de vie brisée : parcours sans faute, destin prometteur, puis évaporation au mitan des années 2000.
Cet après-midi-là, autour d'un thé, seuls quelques nuages dans son regard trahissent son inquiétude. Ouvrir un dossier qui fut pour elle si blessant est une nécessité intime, qui lui coûte autant qu’elle lui importe. Elle a déjà payé le prix fort pour avoir osé dire ce qui, d’habitude, était tu. En 2003, après son appel, Juliette Binoche fait parvenir à Marianne Denicourt le dit scénario : « C’était horrible ! J’y ai découvert des éléments très précis de ma vie et de celle de mon enfant, qu’il régurgitait, plein de bile. Il s’attaquait à la mémoire de gens qui n’étaient plus là. Ça n’avait rien à voir avec un auteur qui utilise la vie de proches. Ici, il se servait de l’art pour me détruire psychiquement. »
Avec ce film, il a violé mon intimité
L’actrice constate avec effroi que Nora, l’héroïne de « Rois & reine », traverse des drames similaires aux siens. À 20 ans, Marianne Cuau est tombée amoureuse de Joël Denicourt, un acteur qu’elle rencontre sur les planches du Théâtre national de Chaillot. Joël a 25 ans, il est beau, solaire, sensible. Ils vivent modestement, mais se nourrissent de grands textes. Un soir, alors qu’il a oublié ses clés et que Marianne dort, Joël passe, comme à son habitude, par une corniche extérieure pour rejoindre l’appartement, mais glisse et tombe du quatrième étage. Réveillée par son cri, Marianne, enceinte de quelques mois, le découvre gisant dans la cour. Elle descend avec une couette dont elle le recouvre, tente de le lui faire du bouche-à-bouche. En vain. Joël meurt dans ses bras. Dévastée par le chagrin, elle obtient de se marier avec lui de manière posthume, sans cérémonie, afin que son fils porte le nom de son père. Elle devient Marianne Denicourt.
« Ce mariage, je ne l’ai jamais raconté à Arnaud Desplechin. Il a probablement fouillé dans mon livret de famille. Avec ce film, il a violé mon intimité. » Dans « Rois & reine », Nora vit le même drame, à une différence près : alors que la thèse du suicide n’a jamais été évoquée dans la mort de Joël, le film active cette probabilité et fait de Nora celle qui l’a poussé à commettre le pire. Autre élément qu’elle estime inspiré de son histoire : la mort fulgurante de son père adoré, Bernard Cuau, d’un cancer de l’estomac, en 1995. Dans « Rois & reine », Nora finit même par euthanasier son père. « Arnaud Desplechin m’a rendue responsable de la mort de deux êtres qui ont tant compté pour moi », s’insurge-t-elle.
Une recherche de réponses
Une longue lettre — que nous avons pu consulter —, écrite par le réalisateur au fils de Marianne peu après la mort de son grand-père, sert également de trame à une scène. Le personnage de Jean-Jacques, un homme riche et insipide qui vit avec Nora, semble caricaturer son ex-compagnon, Daniel Auteuil. Enfin, dans le film, le père de Nora laisse à sa fille une lettre assassine déclamée face caméra par l’acteur Maurice Garrel : « Tu es d’un égoïsme monstrueux, chaque année plus agressive, vaniteuse, âcre, froide, superficielle. […] Je te hais […]. Je voudrais que tu meures à ma place. » Marianne Denicourt, le cœur toujours à vif, corrige : « Mon père était un homme extrêmement doux, nous nous adorions. »
On cherche à comprendre. Qu’est-ce qui, selon elle, aurait poussé le réalisateur à lui nuire de la sorte ? « Je l’ignore, dit-elle. En 2002, on ne s’était pas vus depuis six ans et la sortie de “Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle)”, dans lequel je jouais. » Car, entre Denicourt et Desplechin, tout commence par une histoire de cinéma. Au début des années 1990, elle passe une audition pour ce jeune réalisateur, « avec mon fils qui jouait aux Playmobil à côté », se souvient-elle. La comédienne tourne dans « La Vie des morts », son moyen-métrage, puis dans « La Sentinelle », son premier long.
C’était pour lui une obsession d’être avec moi
« C’était pour lui une obsession d’être avec moi. Il m’a écrit des dizaines de lettres jusqu’à ce que je cède. Notre histoire a duré peu de temps, un an et demi environ. Une relation destructrice, avec du dénigrement, de la manipulation, j’avais perdu du poids et ma confiance en moi. Aujourd’hui, on parlerait d’emprise. » Son ami, l’acteur Emmanuel Salinger, se rappelle : « Elle semblait comme paralysée, ne sachant plus que penser, ne parvenant plus à se projeter. » Elle finit par quitter Desplechin pendant le tournage de « Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) », il ne la retient pas.
Les mois passent, elle rencontre Daniel Auteuil. Desplechin l’apprend et l’appelle, voulant « (la) récupérer comme on tente de gagner une partie de flipper. » « Je tombe des nues, je ne donne pas suite. » Quelques mois plus tard, le film est à Cannes. « Lors de la soirée de projection, Daniel est passé me prendre, Arnaud l’a remarqué et m’a fait une scène devant tout le monde en se roulant par terre. » Le lendemain, il l’aurait attendue à l’aéroport. « Il m’a dit : tu vas voir, ça va être sanglant ! » Un récit confirmé par les proches de l’actrice. La suite ? Silence radio pendant six ans. L’histoire aurait pu s’arrêter là.
© Léa Crespi
Une vie intime étalée à son insu
C'était mal connaître Arnaud Desplechin, comme nous l’explique la sœur du cinéaste, l’autrice de best-sellers jeunesse Marie Desplechin, qui s’exprime sur cette affaire pour la première fois. Elle se rappelle l’appel paniqué de Marianne, dont elle est restée proche. « J’ai lu le scénario et j’étais glacée. C’était une profanation. Mon frère avait ouvert les tombes de son mari et de son père. Dans la mythologie, les gens meurent de défendre leurs morts. C’est l’histoire d’Antigone. S’attaquer à cela et le tordre, c’est un énorme péché. Marianne a eu une vie tragique, elle n’avait fait de mal à personne. Elle n’avait rien demandé », déplore-t-elle.
Puis, elle confirme : utiliser la vie de ses proches est un processus coutumier et assumé de son frère, avec qui elle était déjà en froid, à l’époque, pour ces raisons. « J’ai déjà fait un film pour dire du mal de ma famille. J’ai déjà fait un film pour dire du mal de mon pays. Maintenant, j’aimerais bien faire un film pour dire du mal de mes fiancées », déclarait Arnaud Desplechin aux « Inrockuptibles », en 1996, à propos de la genèse de « Comment je me suis disputé… ». « Mon frère met toujours en place un dispositif à clés pour que la personne vampirisée ne puisse avoir aucun doute, poursuit Marie Desplechin.
Puis, vient le deuxième plan : organiser la profanation pour s’assurer qu’elle fasse mal, pour montrer qu’il a le pouvoir. Dans le cas de Marianne, qu’a-t-il fait ? Il a proposé le rôle à Emmanuelle Béart, l’ancienne compagne de Daniel Auteuil. » C’est finalement Emmanuelle Devos qui accepte de jouer Nora, et Mathieu Amalric, Ismaël. « Je revois encore Mathieu, sur le pas de ma porte, me dire : “Marie, j’ai lu le truc le plus pervers que j’aie jamais lu.” Il parlait du scénario de « Rois & reine ». Je lui ai dit : “Tu ne vas pas le faire !” Il m’a répondu en riant : “J’adore la perversion.” »
Marianne a eu une vie tragique, elle n’avait fait de mal à personne. Elle n’avait rien demandé
Marianne Denicourt, elle, ne baisse pas les bras. « Je devais me battre pour Joël, pour mon fils, je n’avais pas d’autre choix. » Elle demande à Desplechin de retirer certains passages. Sans succès. Au même moment, celui-ci écrit aux soutiens de l’actrice. À Daniel Auteuil, il veut parler « d’homme à homme » (« Je sais que vous désapprouvez un scénario que j’ai écrit »), lui dit son inquiétude pour Marianne (« Je crains que de mauvaises âmes ne soient en train de la plonger dans la folie »), puis assène : « Le désarroi de Marianne me rappelle d’une façon affreuse l’épisode psychotique de sa mère, Denise. »
La faute, selon lui, à « l’aveuglement insensé de Juliette Binoche ». « Ce fut une entreprise pure et simple de gaslighting [manipulation pour faire douter la victime de sa mémoire ou de sa raison, ndlr], analyse Marianne Denicourt. Il a voulu me faire passer pour la folle, l’hystérique qui veut faire censurer un film. » Encouragée par certains, elle porte finalement plainte contre le réalisateur et la société Why Not Productions pour « atteinte à la vie privée », non pas pour faire interdire le film, mais pour demander des dommages et intérêts. Malgré les attestations de soutien de Daniel Auteuil, d’Emmanuelle Béart et de Juliette Binoche portées au dossier, elle perd en 2006. Le tribunal reconnaît que le réalisateur a « créé son film autour de son histoire et de celles de ses proches », mais que cette œuvre de fiction « ne saurait se réduire aux identifications alléguées ».
La protection des auteurs
Les juges ont protégé l’auteur sans accabler la comédienne qui, selon la cour, « a effectivement souffert ». Et elle n’est pas condamnée en retour, comme le demandait le producteur Pascal Caucheteux. Marianne Denicourt tente aussi de se défendre publiquement « pour rétablir la vérité sur son histoire ». Début 2005, au moment de la sortie de « Rois & reine », elle publie « Mauvais génie » (éd. Stock), coécrit avec la journaliste Judith Perrignon. Une satire incisive brossant le portrait d’un réalisateur pervers, nommé Arnold Duplancher. Judith Perrignon se rappelle la violence avec laquelle leur livre a été reçu.
« Nous n’avions pas anticipé les réactions, je m’attendais à ce que son contenu suscite un débat, mais j’ai vite compris que l’existence même du livre était remise en cause. » Frédéric Beigbeder et Christine Angot assassinent l’ouvrage et l’actrice dans deux tribunes qui défendent la liberté d’utiliser la vie des autres comme matière de création. Dans le magazine « Têtu », Angot fusille : « Plus elle l’enfonce, plus elle s’enfonce. Marianne Denicourt n’a aucun talent, la journaliste n’en a pas plus qu’elle. » D’Arnaud Desplechin, elle dit qu’il « transcende la vie d’une petite actrice pour en faire un personnage de fiction, qui s’impose à l’écran ». Au même moment, les critiques cinéma encensent quasi unanimement le film, et évacuent le cas Denicourt en quelques formules méprisantes. « Le monde de la culture a fait corps pour protéger le créateur, cet homme pur, intelligent, génialement transgressif, analyse aujourd’hui Judith Perrignon. Le système a écrasé Marianne. »
J’étais la petite actrice qui avait osé attaquer la coqueluche du cinéma français
En coulisse, cette dernière est mise au ban. « J’étais la petite actrice qui avait osé attaquer la coqueluche du cinéma français et la boîte qui produisait tout le cinéma d’auteur. » Marie Desplechin se souvient : « Les réalisateurs ne voulaient plus serrer la main de Marianne, les gens se détournaient d’elle. Elle est devenue une paria. Si vous vouliez être au chaud, il ne fallait pas être de son côté. »
Jean-François Halin, scénariste des trois opus de « OSS 117 », confirme que « dans la profession, elle est devenue l’emmerdeuse de service, alors qu’elle avait jusque-là la réputation d’être une très bonne comédienne, une très bonne camarade. Cette affaire a tout de même suscité beaucoup de discussions dans le milieu des scénaristes et des réalisateurs, avec cette question : l’art est-il plus important que la vie ? Pour moi, c’était surtout une dégueulasserie ».
Son amie, l’écrivaine et réalisatrice Eva Ionesco, abonde : « Marianne a bien été blacklistée du cinéma français. On savait tous que ceux qui prenaient parti pour elle ne travailleraient plus avec Why Not Productions, qui était la plus grosse boîte de prod de Paris, avec les réalisateurs les plus en vue, et les films qui allaient à Cannes. Personne ne voulait se griller avec eux, c’était tout un système, principalement masculin, qui se tenait la main. »
Une carrière brisée
Malgré sa combativité apparente, Marianne Denicourt sombre. « Un effondrement », dit-elle. « Une dépression », chuchotent ses proches. « De fait, comment continuer à tourner dans un milieu qui adoube cela ? J’ai refusé plusieurs films, dont deux avec Mathieu Amalric au casting. » Puis, elle décide de couper radicalement et part plusieurs mois dans l’Afghanistan des talibans pour réaliser deux documentaires, sur les enfants des rues et une petite fille mariée de force.
« Ensuite, je n’avais plus vraiment de rentrées d’argent, car plus de propositions. » Sa filmographie en atteste : avant l’affaire, elle tournait trois ou quatre films par an, avec des rôles importants. Après, elle ne décroche plus que de rares participations. Seules éclaircies, la fidélité de Claude Lelouch et deux films de Thomas Lilti, dont « Hippocrate », pour lequel elle est nommée aux César, en 2015. « Mais j’étais toujours indésirable. Côté promo, on ne m’a sollicitée pour aucune interview. » Depuis des années, c’est grâce à des lectures dans des festivals littéraires, ou pour des livres audio, qu’elle parvient à gagner sa vie. Des interventions dans des lycées, aussi.
Elle était un exemple de femme, d’actrice, qui ne se laissait pas abuser
Aujourd’hui, elle s’estime presque chanceuse de ne plus avoir à subir le sexisme du cinéma, mais espère tout de même une réhabilitation. « Je suis contente de parler pour Marianne, car avant, c’était impossible, il n’y avait personne pour entendre », conclut Marie Desplechin. Pour Judith Perrignon, « la violence qu’a subie Marianne est plus ténue à raconter que la violence sexuelle, mais son histoire permet de comprendre la chape de silence qui a recouvert les autres abus ».
Un constat que partage Isild Le Besco : « Je me souviens de mon admiration pour elle, à l’époque. Elle était un exemple de femme, d’actrice, qui ne se laissait pas abuser, qui luttait contre le silence. Elle a préparé le mouvement #MeToo, au prix de sa carrière. » Les temps ont changé, notre regard s’est dessillé sur ces histoires que l’on avait le plus souvent oubliées, remisées.
Est-ce aussi le cas pour les autres protagonistes de cette triste séquence ? Nous ne le saurons pas : ni Arnaud Desplechin, ni Mathieu Amalric, ni Christine Angot n’ont donné suite à nos demandes d’entretien. « Il y a vingt ans, le film blessait Marianne pour des raisons qui sont devenues publiques, se justifie Arnaud Desplechin. À l’époque, j’ai préféré ne pas commenter, affecté par sa blessure. Aujourd’hui encore, je préfère la discrétion. » Et le silence.