L’eau potable des Français menacée de non-conformité par un polluant éternel
Les ressources hydriques sont massivement contaminées par une molécule issue de la dégradation du flufénacet, un pesticide récemment classé perturbateur endocrinien. Les associations demandent son interdiction en urgence.
Par Stéphane Foucart et Stéphane Mandard
Pulvérisation de produits phytosanitaires sur un champ de blé à Saint-Rogatien (Charente-Maritime), le 1ᵉʳ avril 2021. LéOTY X / ANDIA.FR
Les autorités françaises et les gestionnaires de l’eau sont à l’aube d’une situation sans précédent : une majorité de Français pourrait prochainement se retrouver avec une eau potable non conforme aux critères de qualité. La faute d’une molécule, l’acide trifluoroacétique (TFA), un « polluant éternel » aujourd’hui non réglementé, et aux effets sanitaires mal documentés, qui contamine les ressources hydriques en France et en Europe.
Le TFA que l’on retrouve dans l’eau est notamment issu de la dégradation d’un pesticide, le flufénacet. Utilisé principalement pour le traitement des cultures de céréales (blé et orge en particulier), le flufénacet est l’un des herbicides les plus vendus en France. Ses ventes ont quasiment doublé entre 2019 et 2022 (dernière année pour laquelle les données sont disponibles) pour atteindre plus 900 tonnes par an.
Or, le 27 septembre, le flufénacet a été reconnu comme un perturbateur endocrinien par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Cette requalification devrait conduire automatiquement les autorités françaises à considérer désormais le TFA comme un métabolite « pertinent » pour l’eau potable – c’est-à-dire potentiellement dangereux. En effet, selon la procédure mise en place par l’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), dès lors qu’une substance active est un perturbateur endocrinien, ses métabolites doivent être considérés par défaut comme « pertinents », donc soumis à un seuil à ne pas dépasser.
Cette limite est fixée à 0,1 microgramme par litre (µg/L). Au-delà de cette concentration, bien que sans risque sanitaire avéré, l’eau est déclarée « non conforme ». Selon le code de santé publique, les collectivités peuvent obtenir une dérogation pour distribuer aux usagers une eau non conforme pendant trois ans. En l’état de la législation, cette dérogation est renouvelable une seule fois : au terme de six années, l’eau doit être redevenue conforme pour pouvoir être distribuée.
L’eau en bouteille n’est pas épargnée
Selon les modélisations effectuées par l’Anses pour le compte de l’EFSA dans le cadre du dossier d’évaluation du flufénacet, on sait depuis 2017 que la dégradation de l’herbicide mène à des concentrations en TFA jusqu’à 10 µg/L, soit jusqu’à cent fois supérieures à cette limite. Le réseau Pesticide Action Network (PAN) Europe a réalisé des prélèvements d’eau potable dans une dizaine de pays de l’Union européenne (UE) dont la France entre mai et juin : la limite de conformité était dépassée dans 86 % des cas et dans trois échantillons d’eau testés dans l’Hexagone sur quatre. Un échantillon prélevé dans l’eau du robinet qui alimente un tiers de Paris a notamment mis en évidence un taux supérieur à 2 µg/L, soit vingt fois supérieur au seuil de qualité.
Selon nos informations, si le TFA faisait aujourd’hui l’objet d’une surveillance réglementaire, plus de la moitié des Français seraient concernés par une eau non conforme. Interrogée, la direction générale de la santé explique avoir demandé à l’Anses de mener une campagne nationale exploratoire sur les ressources utilisées pour la production d’eau potable portant sur 34 substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), dont le TFA. Les résultats sont attendus en 2026.
Selon les mesures réalisées par le réseau PAN Europe, l’eau en bouteille n’est pas épargnée. Douze des dix-neuf échantillons d’eau en bouteille (63 %) testés en Europe contiennent également des traces de TFA, à des teneurs moyennes toutefois inférieures à celle de l’eau du robinet. La plus haute concentration relevée sur une eau minérale était de 3,2 µg/L.
Face à une situation qu’elle juge « alarmante », l’association Générations futures demande « la suspension immédiate de l’utilisation des produits à base de flufénacet sur le territoire français ». Elle en a recensé pas moins de 80. Par le biais du cabinet d’avocats TTLA, spécialisé en environnement, l’ONG a envoyé des courriers en ce sens, le 5 novembre, aux ministres de l’agriculture, de la santé, de la transition écologique et de la consommation ainsi qu’à l’Anses.
Pas de réponse du ministère de l’agriculture
Contacté par Le Monde, le ministère de la transition écologique mise sur une non-réapprobation du flufénacet par l’UE en juin 2025 en raison de son caractère perturbateur endocrinien. Il assure qu’il « sera vigilant à suivre les décisions de l’Anses en la matière », tout en indiquant que « le suivi de la politique des produits phytosanitaires relève du ministère de l’agriculture ». Ce dernier n’a pour sa part pas répondu aux sollicitations du Monde. De son côté, l’Anses indique ne« pas avoir été saisie à ce jour d’une demande d’évaluation de “pertinence” du TFA ».
Au niveau européen, PAN Europe a écrit, le 7 novembre, à la Commission pour lui demander d’interdire au plus vite le flufénacet. Son autorisation a expiré depuis le 31 décembre 2013 mais elle a fait l’objet de neuf procédures de prolongation – la dernière jusqu’en juin 2025 – dans l’attente que son évaluation soit finalisée.
« Suite à l’avis de l’EFSA de septembre dernier, le processus législatif pour ne pas réapprouver le flufenacet a débuté », déclare au Monde Stefan De Keersmaecker, le porte-parole chargé des questions de santé au sein de la Commission européenne. Ce processus pourrait aboutir à une interdiction au mieux à l’été 2025.
Concernant le TFA, « la Commission ne dispose pas d’informations officielles sur [sa] présence dans l’eau potable car les Etats membres n’incluent pas la substance dans les paramètres “pesticides” dans l’eau potable », reconnaît le porte-parole de l’exécutif européen. « Néanmoins, au vu des informations les plus récentes sur la présence de TFA dans les sources de production d’eau potable, la Commission a mandaté l’Organisation mondiale de la santé pour analyser l’impact potentiel des TFA sur la santé, et le cas échéant, de proposer des nouvelles valeurs seuils », indique-t-on de même source. Preuve que Bruxelles est bien embarrassée par cette pollution massive, la Commission a lancé, en parallèle, une étude de faisabilité sur le traitement du TFA dans l’eau potable. Les systèmes de traitement actuel des stations d’épuration sont incapables de l’éliminer.
L’Allemagne a pris les devants. L’Office fédéral de la protection des consommateurs et de la sécurité sanitaire a écrit, le 11 octobre, à deux fabricants (Corteva et Adama) bénéficiant d’une autorisation de mise sur le marché pour des pesticides à base de flufénacet, pour les avertir de son intention de les retirer. Les autorités allemandes ont par ailleurs proposé à l’Agence européenne des produits chimiques de classer le TFA comme toxique pour la reproduction.
Possibles répercussions sur le système immunitaire
Aux Pays-Bas, l’Institut national de la santé publique et de l’environnement suspecte de possibles répercussions sur le système immunitaire. Relevant également des effets documentés sur le foie, il considère que le TFA est potentiellement aussi toxique que les autres PFAS. Faute d’étude épidémiologique spécifique, de nombreuses zones d’ombre demeurent sur la toxicité du TFA.
« Nous manquons de données pour le TFA. Nous ne savons pas encore s’il a un effet toxique sur notre système immunitaire, note Jacob de Boer, toxicologue à la Vrije Universiteit (Amsterdam) et spécialiste des polluants éternels. Si ce n’est pas le cas, le problème est de moindre importance. Si c’est le cas, alors nous avons un sérieux problème. »
Les Pays-Bas sont le seul pays à avoir fixé une valeur sanitaire indicative pour le TFA dans l’eau potable, à 2,2 µg/l. Ce seuil s’applique si et seulement si aucune autre PFAS n’est présente. D’après les analyses pratiquées sur les eaux potables en Europe par PAN Europe, cette valeur n’est dépassée que dans 3 % des cas. « Ceci nous pousse à dire qu’il est encore temps d’agir et d’éviter que le TFA, par son extrême persistance dans l’environnement, n’atteigne dans le futur des concentrations dans l’eau potable pouvant générer un risque pour la santé », commente Pauline Cervan, toxicologue à Générations futures.
Pour les défenseurs de l’environnement comme pour les scientifiques, le flufénacet n’est que le sommet émergé de l’iceberg. D’autres pesticides tout aussi problématiques, comme le fluopyram, produisent également du TFA en se dégradant dans les sols.
Aussi, ils demandent l’interdiction de tous les pesticides à base de PFAS (environ 12 % des substances actives des pesticides autorisées dans l’UE) susceptibles de se dégrader en TFA, mais également de limiter les autres sources d’émissions comme les gaz fluorés ou les rejets industriels des usines productrices de PFAS dans l’attente d’une restriction plus large de l’ensemble de la famille des polluants éternels, en discussion au niveau européen mais qui devrait prendre encore plusieurs années.