Face à un déficit en eau historique, « on risque de voir l’agriculture sicilienne mourir »
L’île italienne souffre d’un déficit pluviométrique depuis plus de six mois. Le manque d’eau est tel qu’il menace la survie économique de nombreuses exploitations agricoles. Des orangeraies aux élevages bovins, la Sicile fait face à un « désastre annoncé ».
Par Allan Kaval (Lentini et Raguse (Italie), envoyé spécial)
Au bord du chemin poudreux, les orangers ont soif. Leurs feuilles sont flétries et leurs fruits, minuscules. Alessandro Scire, producteur d’agrumes dans la plaine de Catane comme son père et son grand-père avant lui, sort son couteau suisse et coupe une petite orange gorgée de sucre, de la taille d’une mandarine. Elle a beau être délicieuse, elle serait invendable. Le manque d’eau, sévère en cette fin d’hiver sicilien, a engendré des fruits nains, de taille non conforme aux calibres de commercialisation et aux habitudes des consommateurs, mettant en péril toute la filière des agrumes.
Legs de la période islamique de l’île, entre les IXe et XIe siècles, exploités massivement au XIXe siècle à destination des marins pour éloigner le scorbut, bientôt exportés à travers le monde et faisant la fortune de premiers mafieux, les orangers, citronniers et mandariniers siciliens plongent leurs racines dans les profondeurs de l’histoire insulaire. Leur avenir est désormais menacé alors que la région affronte la pire sécheresse hivernale depuis que les mesures météorologiques ont commencé à être prises, en 1921.
« Nous sommes en colère et émotionnellement éprouvés mais il n’y a rien à faire contre les forces de la nature », déplore, amer, M. Scire, 42 ans, propriétaire de 80 hectares d’orangers, soit environ 40 000 arbres dans une exploitation voisine.
« C’est un désastre qui avance et avance et avance... » Les oranges seront probablement abandonnées sur l’arbre. Trop petites pour le commerce, elles pourraient intéresser les industries de transformation, mais selon l’agriculteur, les prix d’achat qu’ils imposent seraient inférieurs aux coûts de production. Les fruits continueront alors à peser sur les branches et à affaiblir l’oranger. De fait, la question n’est plus tant de savoir comment limiter les dégâts pour la récolte de cette année, mais bien de savoir comment les arbres vont survivre à l’été.
Pour les exploitants qui disposent des moyens suffisants, l’importation de technologies d’irrigation de précision israéliennes permet de sauver la mise. Les autres n’ont d’autres choix que de laisser une partie de leurs arbres mourir, selon M. Scire. « Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas cultiver, explique-t-il, ils n’ont pas la force économique nécessaire pour continuer. L’abandon des cultures a déjà commencé et il va se poursuivre. » Les agrumes ne sont pas les seuls à être menacés par la sécheresse historique dont souffre l’île. Le blé dur qui n’atteint pas la hauteur normale pour la saison ainsi que toutes les cultures maraîchères, les vignes et les oliviers sont aussi touchés tandis que les éleveurs manquent de foin.
Chutes de neige insuffisantes
« La situation tend à la catastrophe, alerte à Palerme Dario Cartabellotta, directeur régional à l’agriculture et nommé commissaire pour l’urgence sécheresse par l’exécutif sicilien. Nous sommes dans le rouge. La seule chose que nous pouvons espérer, ce sont de très importantes précipitations au printemps. Ce n’est pas idéal, mais c’est mieux que rien. » Manifestation des événements climatiques extrêmes de plus en plus fréquents, la tempête Helios de février 2023 et les pluies violentes du mois de mai ont fait plus de mal que de bien, rencontrant un sol imperméabilisé par le manque d’eau. Après un deuxième semestre 2023 historiquement sec et chaud, le mois de janvier a été le cinquième mois de déficit hydrique dans l’île avec des chutes de neige insuffisantes sur les Appenins siciliens, qui servent normalement de château d’eau à l’île pendant les mois les plus chauds.
Du fait du manque de pluie restauratrice à l’automne et des températures élevées, les niveaux des bassins de rétention utilisés pour l’irrigation l’été sont très bas et en déclin à une période où ils devraient se remplir. Leur volume potentiel est de 800 millions de mètres cubes d’eau. Ils en contiennent moins de 200 millions selon les données de l’administration régionale. « On risque de voir l’agriculture sicilienne mourir. Cette situation, c’est du jamais-vu. Pour beaucoup de cultures, il est déjà trop tard », estime Marcello Melfa, agronome à Enna, dans le centre de l’île, au cœur d’une province comptant, avec la plaine de Catane, parmi les zones les plus touchées. L’agriculture représentait 7,7 % du produit intérieur brut sicilien, soit près de 6,3 milliards d’euros en 2022 selon les données officielles de la région.
« Si nous avons le même été que l’année dernière, nous sommes devant un désastre annoncé », avertit aussi Giuseppe Amato, chargé des ressources hydriques siciliennes pour Legambiente, la principale organisation de défense de l’environnement en Italie. Le changement des conditions climatiques n’est cependant pas l’unique facteur de la catastrophe en cours. Il se conjugue, selon M. Amato, à une gestion défaillante du territoire qui rend l’île particulièrement vulnérable. « Les réservoirs sont en mauvais état par manque de maintenance, il y a beaucoup de gaspillage parmi les usagers, les infrastructures de distribution d’eau sont très anciennes et, dans certains endroits, faute de carte, on ne sait même pas où les canalisations se trouvent, des prélèvements illicites dans les aqueducs sont monnaie courante à la campagne... », énumère M. Amato. D’après Legambiente, les déperditions d’eau induites peuvent atteindre 75 % du volume total dans certaines zones.
« Améliorer les infrastructures d’irrigation »
« Le secteur se trouve à un tournant historique et les responsables politiques doivent agir très vite pour améliorer les infrastructures d’irrigation », juge Dario Mazzola, directeur de la branche catanaise de Coldiretti, la principale fédération agricole italienne. Les autorités siciliennes prévoient de parer au manque d’eau grâce à des unités de désalinisation, des stations d’épuration des eaux usées pour l’agriculture et un rationnement pour toutes les communes de l’île, dont on doit réduire de 20 % l’accès à l’eau d’après le commissaire Dario Cartabellotta.
Dans son champ de la province de Raguse, Emmanuele Nobile, éleveur bovin de 38 ans, actionne avec un air ironique une vanne rouillée à l’arrivée d’une conduite d’eau souterraine parfaitement sèche. « Elle n’a jamais été raccordée au réseau », signale-t-il. Plus loin, son border collie s’égaie entre les graminées et les fleurs sauvages. On distingue au-delà du champ le profil de jolies bâtisses aux murs ocre. Des caroubiers centenaires aux troncs trapus, autre héritage de la Sicile islamique, se découpent sur un paysage qui glisse vers la mer et son lointain horizon bleu.
Dans le regard d’Emmanuele Nobile, pourtant, la scène n’a rien de bucolique.
« C’est moche », lâche-t-il. De fait, les herbes du pré qu’il utilise pour le fourrage, destiné à nourrir ses vaches limousines, sont beaucoup trop basses pour la saison. Les marguerites jaunes innombrables qui parsèment la surface du champ n’auraient pas dû s’épanouir avant le mois d’avril. Les maisons aux airs pittoresques ne sont que des ruines, leurs anciens occupants ont abandonné la campagne. Les arbres manquent d’eau et leurs feuilles se dessèchent. Cette année, il s’attend à une récolte de caroubes réduite de moitié. Dans le champ adjacent, autour de leur mangeoire, les bêtes ne se reposent pas dans la boue, mais sur une étendue de terre sèche.
« Mon père me disait toujours que, de son temps, il pleuvait en septembre, on semait en octobre, on mettait les animaux au pâturage et, à la fin du mois d’avril, les bêtes étaient dehors parce qu’il y avait de l’herbe trois mois dans l’année,racontel’éleveur. Il y avait une constance dans la production. Aujourd’hui, on vit au jour le jour et on n’arrive pas à gérer les coûts de production. » A cause de la sécheresse et des événements climatiques extrêmes, nourrir ses vaches est devenu un défi pour lui. Plus rare, le fourrage est plus cher. Pour faire face aux coûts, il a dû se séparer d’un tiers de son cheptel et ne garder que trente-cinq têtes, les autres étant vendues ou envoyées à l’abattoir faute de nourriture suffisante. Quand on lui demande à quoi ressemblera à l’avenir son coin de campagne si rien ne change, Emmanuele Nobile répond en un mot : « un désert ».
Lire le reportage : Comment des agriculteurs bouleversent leurs pratiques pour faire face au dérèglement du climat