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Perspectives 2025: Fragmentation et hétérogénéité du monde

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pratclif @pratclif · Dec 4, 2024 · edited: Dec 6, 2024
Extrait de Ramses2025 Thierry de Monbrial
 RAMSES C'est le "Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies" dont le texte ci-après en est un extrait.  Voir aussi cet autre chapitre  "entre puissances et impuissance"

 

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La mondialisation qualifée de «libérale» ou de « néo-libérale », d’origine britannique (sous Margaret Thatcher) et américaine (sous Ronald Reagan), a recouvert la planète à la fin du XXe siècle et au début du XXIe. Elle a précipité la chute du communisme et de l’empire russe, submergeant temporairement plusieurs siècles de sédiments. Elle a aussi favorisé le décollage économique de pays, surtout en Asie, qui ont tourné le dos au marxisme-léninisme et à des théories aux fondements mal assurés comme les transferts de technologie et la substitution d’importations, sans porter attention aux conditions institutionnelles et opérationnelles nécessaires au succès de telles opérations. Le déploiement du néo-libéralisme a été favorisé par la révolution des technologies de l’information et de la communication – comme on a d’abord, dans les années 1970 et 1980, appelé la « révolution numérique » –, dont les vagues successives, de plus en plus élevées, continuent toujours de déferler. Les nouvelles vagues apparaissent alors que les sociétés n’ont pas eu le temps de s’adapter aux précédentes. La plus récente est celle de l’Intelligence artificielle (IA) générative qui, plus encore que les précédentes, est source d’angoisses au moins autant que d’espoirs. ChatGPT en est actuellement l’application la plus connue.

 

Le principe de l’action et de la réaction est à la base de l’histoire des êtres humains, comme de celle de tous les phénomènes naturels, et l’on commence maintenant à reconnaître la nécessité de réguler la technologie, sans trop savoir comment s’y prendre. En ce sens, comme pour la santé ou le climat, la notion de «gouvernance mondiale» reste d’autant plus pertinente que les technologies numériques accroissent mécaniquement l’ouverture des États, petits ou grands, rendant plus difficile leur gouvernance interne, ce qui explique en partie la crise de la démocratie. Toujours selon le principe de l’action et de la réaction, beaucoup d’États cherchent
cependant à limiter leur ouverture pour se protéger de certaines infuences extérieures et donc renforcer leur gouvernance interne. Certains évoluent dans une direction oligarchique voire autocratique.

 

Si, à l’encontre de l’idéologie mondialiste, l’on reconnaît l’impossibilité, à horizon prévisible, d’un système international complètement ouvert, on en vient à la notion de système «raisonnablement ouvert» dont j’ai fait un principe fondamental de la World Policy Conference (1), notion qu’il convient de compléter par l’adjonction d’une forme de gouvernance elle-même suffisamment organisée. Reste à voir comment préserver l’idéal démocratique dans un contexte de plus en plus complexe. L’importance de cette question ressort de la multiplication des gouvernements populistes, qui parviennent au pouvoir par des procédures démocratiques.

 

Une réaction à la mondialisation libérale
La réaction à la mondialisation libérale a commencé par la fragmentation politique du système international, d’abord sous l’effet du terrorisme islamiste avec sa manifestation la plus extrême: les attaques du 11 septembre 2001 [au World Trade CenterNDLR]. En arrière-plan, le succès de l’islamisme politique en tant qu’idéologie s’explique le plus simplement par l’attrait que peut exercer sur certaines populations un code selon lequel toutes les actions humaines sont soumises à une loi que le prophète a directement reçue de Dieu, et à laquelle il suffit de se soumettre pour accéder au paradis. Mais aucune utopie ne résiste indéfniment au test de la réalité. L’islamisme politique passera, non sans avoir eu le temps de commettre encore beaucoup de ravages, comme en Afghanistan depuis le piteux retrait américain en 2021. Autre exemple de réaction à la mondialisation libérale: le retour de l’autocratie en Russie, incarnée par le dauphin choisi en 1999 par Boris Eltsine, après le naufrage de son pays dans les années 1990. Le rétablissement par Vladimir Poutine de la «verticale du pouvoir» peut s’interpréter comme une fermeture partielle face à la pénétration étrangère (en fait occidentale) consécutive à la chute de l’Union soviétique. Troisième exemple: la reprise en main du Parti communiste chinois par Xi Jinping, choisi par ses pairs pour succéder en 2013 à Hu Jintao, jugé trop faible face aux difficultés intérieures et extérieures qui, déjà, s’annonçaient dans l’Empire du Milieu.

 

Ces trois exemples, parmi d’autres, conduisent à s’interroger sur la doctrine occidentale de promotion de la démocratie (à l’extrême sous la forme du regime change), partagée aux États-Unis aussi bien par les néo-conservateurs que par les démocrates comme Joe Biden. Avec, il est vrai, dans les deux cas, beaucoup d’exceptions car les Américains sont pragmatiques. Les deux principales raisons de l’échec de l’activisme démocratique étant la durée nécessaire à la réussite de toute transplantation, et la diffiulté pour tout régime politique de faire face à un surcroît d’ouverture sans risquer de perdre le contrôle.

 

«Sud global», «Occident collectif»
Il ne me paraît pas nécessaire de multiplier les exemples, ou de théoriser davantage, pour faire comprendre pourquoi, hors de l’«Occident collectif», l’hétérogénéité politique du système international, et donc sa bellicosité, augmentent. Une tendance qui va à l’encontre de ceux qui croient à l’expansion imposée de la démocratie comme condition de l’avènement de la paix par le droit international. Le vrai problème est en effet celui des conditions de l’accès à la démocratie, et surtout de son succès.  Et l’on ne dénoncera jamais assez l’erreur consistant à confondre droit international et organisation de la gouvernance mondiale. Ce point étant souligné, en relation avec la dialectique de l’ouverture et de la fermeture des unités politiques constitutives du système international, le phénomène le plus inattendu, quoiqu’en rapport avec le précédent, et qui s’est renforcé au cours des derniers mois, est l’affirmation d’un «Sud global» aux contours imprécis, fondé sur l’idée proprement géopolitique selon laquelle le cycle de l’«Occident collectif» – ouvert avec l’expansion européenne des Temps modernes, et dont l’apogée, après la «guerre civile européenne» (Noltke), a coïncidé avec l’hégémonie des États-Unis dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) – est en train de se refermer.

 

Le « Sud global» se compose d’États généralement peu attachés à la démocratie, qui, à l’instar de ceux qui ont rejoint les BRICS en 2024, (2) se sentent décomplexés vis-à-vis des pays qualifiés de développés et qui, en conséquence, osent de plus en plus mettre en avant leurs propres intérêts, leur propre culture, et penser par eux-mêmes la politique internationale. Ils refusent donc a priori de se placer sous la protection d’une grande puissance et cherchent à garder leur liberté d’action, avec plus de bonheur que les «non alignés» du temps de la
guerre froide. On comprend mieux ainsi pourquoi tant de pays n’ont pas voulu condamner la Russie après l’agression du 22 février 2022. Ils ont voulu y voir une affaire intérieure contours imprécis aux acteurs de la guerre froide, renvoyant ces derniers à leur cynisme vis-à-vis du droit international.

 

Il serait pourtant simpliste d’en rester là avec le «Sud global»: en arrière-plan, c’est bien au cœur de l’«Occident collectif», c’est-à-dire aux États-Unis, que s’est développé le wokisme, avec l’idée de rapports de force entre groupes humains marqués par des micro-identités différentes, connues ou à révéler, ouvrant la voie à une vaste généralisation de la lutte des classes et, politiquement, à l’anarchie. Certains pensent que les philosophes français des années 1960 sont à l’origine de ce wokisme, qui retournerait aujourd’hui à l’expéditeur et plus généralement aux Européens – lesquels développent aussi en leur sein un sentiment de culpabilité autour de tout ce qui a rapport, de près ou de loin, avec la colonisation. Ce qui peut expliquer par exemple qu’Emmanuel Macron ait qualifié la colonisation de l’Algérie de «crime contre l’humanité».

 

Mais, la roue continuant de tourner, l’essentiel n’est pas là. Car si les États-Unis ne sont plus en mesure de maintenir un quelconque ordre du monde comme ils le firent, pour l’essentiel, dans la seconde moitié du XXe siècle, ils restent, de très loin, la première puissance de la planète. Ils le doivent à un système institutionnel issu de leur culture de la réussite, et à un pragmatisme qui a survécu jusqu’ici aux courants idéologiques contraires: ainsi n’ont-ils cessé de dominer sans conteste toutes les vagues de la révolution numérique, et l’univers de la technologie en général. En parallèle, et grâce à la remarquable cohésion de leur appareil militaro-numérico-industriel, leur domination absolue dans l’ordre des moyens leur assure jusqu’à nouvel ordre une position unique par rapport à leurs compétiteurs ou adversaires, quels qu’ils soient (3).

 

Des États-Unis incertains d’eux-mêmes
La question se pose néanmoins de l’évolution de la société américaine, dont le wokisme n’est qu’un symptôme particulièrement visible de dérèglement. Pendant tout le temps de la guerre froide et au-delà, les admirateurs des États-Unis étaient habitués à une société essentiellement cohérente, même face à la question si difficile du racisme et des droits civiques, et même dans des tempêtes comme la guerre du Vietnam ou le Watergate. Avec, certes, une véritable tolérance à la violence qu’un minimum de familiarité avec l’histoire et la géographie de ce pays permet de comprendre, la société américaine paraissait pouvoir absorber les chocs sans grande difficulté. La démocratie américaine fonctionnait comme une machine bien huilée, autour des partis républicain et démocrate dans lesquels, chaussé de lunettes européennes, on pouvait voir un centre droit et un centre gauche. Cette machine s’est déréglée des deux côtés, tant du point de vue idéologique que fonctionnel. Il n’est plus possible d’en douter depuis la victoire de Donald Trump contre Hillary Clinton en novembre 2016, et les conditions de l’élection de Joe Biden quatre ans plus tard, certes marquées par le caractère extraordinaire de l’interférence avec la pandémie de Covid-19. À l’approche des élections du 5 novembre 2024, on retrouve les deux mêmes candidats qu’en 2020. Mais, amoindri physiquement et mentalement, et plus contesté chaque jour par son propre camp, Joe Biden paraît sur le point de renoncer. Quant à Donald Trump, il a échappé miraculeusement à une tentative d’assassinat le 13 juillet ; quoique cerné par la justice, il a le vent en poupe et incarne un puissant courant conservateur. Les démocrates peuvent-ils encore gagner ? Ce dont nous parlons n’est rien moins que l’avenir de la démocratie américaine. La question pourrait être posée pour bien d’autres pays qui portent parfois au pouvoir des personnalités extravagantes. Mais les enjeux, pour la première puissance du monde, dépassent largement les citoyens américains. Comme chef de l’exécutif, le président des États-Unis détient les leviers de la politique étrangère de son pays à l’exception de ceux qui ont trait à la politique commerciale.

 

Où s’arrêtera la fragmentation du système?
En anticipant sur les confits en cours ou à venir, on pourrait craindre que la fragmentation actuelle du système international ne se poursuive jusqu’à son terme, lequel pourrait être une nouvelle division du monde en blocs. Il faut prendre cette hypothèse au sérieux. Mais jusqu’à nouvel ordre, on doit relativiser cette évolution, et peut être laisser une chance à un changement de son cours. Les grands États ont toujours besoin du commerce international: d’une part pour combler leurs manques en ressources naturelles (énergie, matières premières, etc.) ou pour acquérir des biens qu’ils ne produisent pas ou qu’ils ne pourraient produire qu’à un coût trop élevé; d’autre part pour assurer des débouchés à des produits pour lesquels ils ont un avantage comparatif au sens large. Ainsi, encore sous le règne d’Angela Merkel, l’Allemagne a-t-elle prospéré en important à bas prix des hydrocarbures de Russie et en exportant des voitures en Chine. Ce modèle a été drastiquement remis en cause par la politique de sanctions décidée par l’Union européenne (UE) contre la Russie, et aussi parce que la Chine a développé sa propre industrie automobile au point qu’on l’accuse, dans un contexte de crise, d’inonder les marchés étrangers de ses surcapacités à prix cassés, en pratiquant donc le dumping. C’est pourquoi, en représailles, Américains et Européens ont décidé de taxer lourdement ses exportations de véhicules électriques.
On n’en est pourtant pas encore à la guerre économique à outrance. Les obstacles au commerce international se multiplient également pour des raisons moins classiques : le développement de la pratique des sanctions, avec une utilisation accrue du commerce et de la finance comme armes stratégiques (weaponization du commerce international); la volonté des États qui le peuvent de se réindustrialiser pour réduire leur dépendance vis-à-vis de produits critiques comme les semi-conducteurs ou certains médicaments, ou plus généralement pour parer aux effets des ruptures de chaînes d’approvisionnement provoquées par des causes géopolitiques (ou non: voir Fukushima en 2011).

 

De fait, les excès de la division internationale du travail et de l’outsourcing (naguère encore on parlait de la Chine comme usine de la planète, et certains pays, comme le Vietnam, jouent encore partiellement ce rôle) ont provoqué des réactions protectionnistes, qu’en dehors du cas des sanctions ou de la crainte de transferts de technologies excessifs, on peut continuer d’analyser en termes classiques (incertitude, exigence de sécurité – agricole par exemple). Globalement, ces pratiques contribuent à renchérir les coûts, et donc à alimenter l’inflation, mais sans encore remettre fondamentalement en cause le commerce et les traités commerciaux dans leur ensemble, malgré l’affaiblissement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

 

D’autres aspects de la politisation de l’économie posent aujourd’hui problème, comme les décisions occidentales sans précédent de geler les avoirs de la Banque centrale de Russie, et d’utiliser les revenus de ses actifs au profit de l’Ukraine. On imagine aisément les conséquences de pareilles pratiques sur les décisions d’autres banques centrales, la chinoise ou la saoudienne par exemple. Ainsi s’explique en partie l’envol des prix de l’or, lequel, même à l’ère des cryptomonnaies, continue de jouer son rôle millénaire de valeur refuge. Il faut enfin souligner qu’en règle générale les investissements directs et le commerce des entreprises elles-mêmes (fusions-acquisitions, prises de participation ouvrant un droit sur la gestion et la politique de l’entreprise, etc.) sont de plus en plus scrutés à l’aune de la géopolitique et de la géostratégie. Les grandes puissances de notre époque, à commencer par les États-Unis et la Chine, ont un regard incisif à cet égard, comme des acteurs
plus petits mais détenteurs de Fonds souverains (Singapour, les Émirats du Golfe, etc.) qui, pour une part, engagent là leur avenir, dans un contexte lourd d’incertitudes.

 

Si l’on peut efectivement parler d’une tendance à la politisation (weaponization) de l’économie mondiale et à la constitution de blocs, rien n’autorise pourtant encore à juger que les États-Unis et la Chine, par exemple, veuillent remettre fondamentalement en cause les échanges internationaux. Le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient pas dans l’immédiat.

 

La guerre d’Ukraine
Deux ans et demi après l’entrée des troupes russes en Ukraine, il est temps de prendre un peu de distance vis-à-vis d’un discours occidental – en tout cas européen et particulièrement français – exclusivement centré sur des questions de principe (l’autorité du droit international, le droit des peuples à disposer d’euxmêmes, le combat pour la démocratie...), sur les intentions prêtées à Poutine (la volonté de reconstituer l’empire russe...), et parsemé de déclarations lapidaires présentées comme des évidences, tendant par exemple à identifer la résistance des Ukrainiens à rien moins qu’un combat pour la survie de l’UE.
Quiconque cherche à se forger un jugement nuancé doit aussi prendre en compte des considérations plus larges pour mieux comprendre la situation, et se rappeler par exemple que la chute du régime communiste en 1991 fut en même temps celle de l’empire russe, presque sans coup férir. Événement unique, qui devait inéluctablement entraîner de lourdes conséquences, par exemple pour le mouvement national ukrainien (l’Ukraine soviétique n’était pas entièrement «ukrainienne») à la recherche d’un territoire qui fût vraiment le sien. Les conditions historiques de la constitution territoriale de la Russie montrent qu’elle a toujours constitué une collection de peuples répartis sur un territoire de plus en plus large, avec des mélanges naturels ou forcés, particulièrement sous la dictature de Staline. Si, d’une carte de la Russie actuelle (frontières d’après 1991), on enlève les territoires dominés par des ethnies autres que russe, on obtient une dentelle informe: la Fédération de Russie reste une mosaïque, même si elle est très majoritairement russe (à environ 80 %). La particularité historique de la Russie est d’être constitutivement un empire, ce qui la distingue par exemple des empires européens éphémères qui se sont succédé jusqu’à Napoléon et Guillaume II. Le français, comme nombre de langues, utilise parfois un même mot (ici, le mot empire) pour désigner des réalités sensiblement diférentes, ce qui peut induire de lourdes erreurs de raisonnement. Pensons aussi à l’usage du mot démocratie. Pour ce qui nous occupe ici, jusqu’à quel point, par exemple, peut-on forcer la comparaison entre l’Algérie et l’Ukraine, par rapport à la France dans le premier cas, à la Russie dans le second?
Une deuxième observation, essentielle à mes yeux du point de vue de la guerre d’Ukraine, est que le premier
souci des unités politiques (principalement des États, à l’époque contemporaine) a toujours été la garde aux confins (aux frontières).

 

Incidemment, le mot Ukraine signife «région des confins », et de fait le destin des Ukrainiens aura été de se trouver géopolitiquement à un carrefour d’empires (la Russie bien sûr, mais aussi la Pologne, la Suède, etc.).  À l’époque contemporaine, où la technologie modifie le regard sur toute chose, la sécurité commence toujours aux frontières. Ce dont l’UE, qui se veut une unité politique, n’a pas encore tiré toutes les conséquences... La garde aux frontières d’un pays aussi étendu que la Russie pose problème. Le Canada, lui aussi immense mais avec une population réduite et répartie le long d’une ceinture étroite, n’est vraiment exposé que du côté des États-Unis, ce qui, pour de bonnes raisons, ne l’inquiète pas trop, du moins pour le moment. En comparaison, si l’on essaie de se placer du point de vue de Moscou, on comprend que les problèmes de sécurité aux frontières de la Russie sont profonds et multiples, en particulier au sud (républiques caucasiennes et d’Asie centrale); à l’est (la Chine, immensément peuplée face à un territoire presque vide); et à l’ouest.

 

Précisons ce dernier point. Au nord-ouest, la voie est bloquée par la fausse porte balte. Le port de Saint-Pétersbourg permet aux bateaux de partir par la Baltique. Mais outre que cette mer est peu profonde, ce qui gêne par exemple la navigation des sous-marins nucléaires, il faut pour déboucher sur la mer du Nord et l’océan Atlantique franchir le verrou danois: la porte balte est une porte étroite, sinon une fausse porte. De ce point de vue, l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN ne devrait pas changer fondamentalement la donne, même si les États-Unis déploient des bases dans ces deux pays. Les Russes comptent sur le déblocage arctique, grâce au réchauffement climatique, qui pourrait un jour devenir un véritable game changer. Ouverte, la porte biélorusse correspond à la grande plaine du nord de l’Europe. Elle a toujours été une voie de passage privilégiée; les autres se situant au sud de l’Oural et aux confins de la dépression aralo-caspienne. Au sud-ouest, la porte ruthène est un passage circonscrit à travers les Carpates. Le passage moldave a joué dans l’Histoire un rôle majeur:  le long de la mer Noire,  il constitue une voie d’invasion facile et naturelle. Reste la mer Noire elle-même, qui est aussi une fausse porte en raison du verrou turc: les détroits du Bosphore et des Dardanelles ont toujours été des enjeux de conflits pour le débouché sur la Méditerranée.

 

La faute russe
Mieux qu’un long discours, ces brèves remarques géostratégiques peuvent conduire à estimer que, pour les Russes – dès lors que dotés d’un «pouvoir vertical », avec ou sans Poutine, l’objectif de l’invasion du 22 février 2022 n’était pas la reconquête de l’Ukraine comme première étape d’une reconstitution de l’empire. L’historien russe en exil Sergueï Medvedev voit sans doute juste quand il remarque: «Le poutinisme n’est pas une aberration mais une synthèse de l’histoire russe.» L’actuel maître du Kremlin, qui vient d’être reconduit pour un cinquième mandat et se prépare à dépasser en longévité le règne de Staline, n’aurait pas fait long feu s’il n’avait toujours été réaliste.

 

Je fais partie de ceux qui ont été critiqués pour avoir cru qu’un État dont le produit intérieur brut (PIB) n’excédait pas celui de l’Italie ou de l’Espagne, même avec une tradition militaire aussi forte que celle de la Russie, ne pouvait pas se lancer à la conquête d’un pays comme l’Ukraine. Erreur relativisable cependant si l’on admet que l’objectif de «l’opération militaire spéciale» n’était pas d’annexer l’ancienne république soviétique, mais de remplacer un pouvoir jugé trop nationaliste par un régime ami. À l’époque, on avait même cité le nom de Viktor Ianoukovitch – le perdant de la «révolution orange» de 2004 et dont la destitution en février 2014 lors de la révolution de Maïdan avait provoqué l’annexion de la Crimée, pour laquelle les Russes n’avaient d’ailleurs rencontré aucune résistance sérieuse.

 

Même s’il avait un objectif restreint, le Kremlin s’est trompé. Il a grossièrement sous-estimé la capacité morale et militaire de résistance du nationalisme ukrainien, dopé par les révolutions de 2004 et surtout de 2014, mais aussi par l’ampleur d’une aide extérieure mal évaluée par ses services de renseignement. Il a surestimé ses propres capacités militaires, donnant plutôt raison à cet égard à ceux qui, à l’extérieur, avaient été surpris par le déclenchement de l’opération. On se souvient du demi-tour des forces russes, puis de leur regroupement et de leur renforcement à l’est de l’Ukraine. Dès lors que les Russes avaient échoué à réaliser une sorte de coup de Prague à Kiev, il ne leur restait plus qu’à conduire une vraie guerre pour contrôler leurs frontières de l’ouest, particulièrement le long de la mer d’Azov et de la mer Noire, et à consolider les liens avec la Biélorussie de Loukachenko. On peut penser que les dirigeants russes estiment que les intérêts vitaux du pays sont engagés dans ce combat, comme ils pourraient l’être à d’autres frontières, avec le Kazakhstan par exemple si un régime jugé hostile s’installait à Astana. Si ces raisonnements sont exacts, on comprend mieux pourquoi le Kremlin continuera de jouer de tous les leviers dont il dispose encore, au Caucase ou en Géorgie notamment, pour préserver son infuence.

 

Un péché collectif?
Avant de proposer des éléments de réflexion sur les perspectives des prochains mois, j’ajouterai quelques remarques. Tout d’abord, il n’est pas trop tôt pour se demander comment on en est arrivé à la situation actuelle, avec ses drames collectifs et individuels, ses courages et ses bassesses,  et peut-être au bout du compte des gagnants et des perdants qui ne seront pas les bons et les mauvais des histoires qui fnissent bien. Pour les uns, dont je fais partie, les responsables occidentaux, et particulièrement les Européens, tout à leur désir d’engranger les « dividendes de la paix », n’ont pas compris dans les années 1990 la nécessité de bâtir un système de sécurité collective post-soviétique pour éviter ou amortir les contrecoups prévisibles de l’effondrement de l’URSS. Je reconnais pourtant qu’au moins à cette époque il était difcile de se montrer plus royaliste que le roi: ce sont les Soviétiques avec Gorbatchev, puis les Russes avec Eltsine, qui ont présidé au démantèlement du système, sans prendre garde à ses conséquences. Aujourd’hui encore, on reste confondu de cet effondrement moral. Pour les autres, les Occidentaux, et notamment l’UE, ont abondamment tendu la main aux dirigeants russes de l’époque et même, au début de ce siècle, à Vladimir Poutine. Ils accusent celui-ci d’irrédentisme et lui attribuent l’entière responsabilité de la guerre. Il n’aura donc droit à aucune circonstance atténuante devant le tribunal de l’Histoire.
En attendant le verdict, deux camps, si l’on peut dire, se distinguent aussi en ce que les premiers s’apparentent plutôt à l’école réaliste des relations internationales ; tandis que les seconds mettent les «principes» (le droit, la démocratie, la morale...) au-dessus de tout.  Pour ma part, je ne crois pas que les réalistes soient
nécessairement immoraux, ni les idéalistes des égarés dans un monde de bisounours. Mais je ne connais pas de bâtisseur, dans quelque domaine de l’action, qui ne soit d’abord un réaliste, jusque dans l’habillage de sa parole.

 

Il faut répéter que la règle première de toute politique étrangère est d’assurer la sécurité dans son voisinage et donc d’abord à ses frontières. Dans un système interétatique, la paix suppose donc que chaque État puisse contrôler son propre (1 ) territoire et dissuader les autres d’y mener des actions contraires à ses intérêts. Tout cela à l’ombre du droit international. Dans la réalité, ces deux conditions sont rarement réalisées en totalité pour l’ensemble des États en interaction, et l’effectivité du droit international est rarement suffisante pour prévaloir. Dans le meilleur des cas, la diplomatie permet d’éviter la guerre, au prix de concessions de la part des unités politiques concernées. Sinon – les Européens ont voulu l’oublier –, le principe clausewitzien n’a jamais perdu sa pertinence:  la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, et c’est l’issue du choc des volontés qui décide, au moins de la suite immédiate.

 

L’évolution de la guerre
Ainsi peut-on résumer en quelques lignes le problème de la relation entre l’Ukraine et la Russie. Ajoutons que les situations semblables ne manquent pas dans le système international actuel. Chacun sait qu’en Afrique, où les frontières découlent des décisions du Congrès de Berlin de 1884-1885, la répartition des populations ne correspond pas aux réalités ethniques. D’où des problèmes qui perdureront aussi longtemps que les constructions nationales n’auront pas suffisamment progressé sur le continent. Le potentiel de querelles de voisinage, à des degrés divers en fonction notamment de la répartition des ressources entre les territoires concernés, est considérable. Ainsi peut-on comprendre les causes fondamentales du conflit qui oppose l’immense République démocratique du Congo (RDC), au sujet de son riche territoire du Nord-Kivu qu’elle ne contrôle pas, au petit Rwanda, doté d’un État fort et qui, pour des raisons historiques, entretient avec cette province des liens ethniques profonds. Ce type de situations est beaucoup plus complexe que ne le pensent ceux qui les considèrent sur le seul plan des principes, et il faut être naïf pour croire que la fantomatique « communauté internationale» suffira à les régler.

 

Dès lors qu’une guerre a éclaté, elle ne s’arrête pas à de simples injonctions au nom du droit international ou de la morale. Après les échecs de la Russie en 2022, une nouvelle conffiguration s’est installée. L’Ukraine ne fait pas partie de l’OTAN, mais elle a été largement soutenue par les opinions publiques de la plupart des membres de l’Alliance, lesquels se sont mobilisés de plus en plus fortement en sa faveur et ont fait leur la rhétorique du président Zelensky, pour qui les Ukrainiens se battent pour préserver la liberté de l’Europe. Ce soutien occidental, sans faille majeure jusqu’ici, doit beaucoup au président Biden, dont la politique européenne est restée fidèle à l’esprit du temps de la guerre froide. Ce ne sera probablement plus le cas de ses successeurs.

 

Beaucoup de lignes rouges ont sauté mais il en reste une que Washington continue de se garder de franchir: les États-Unis ne veulent pas qu’au nom de la défense de l’Ukraine, la guerre soit portée sur le territoire de la Russie en utilisant des armes américaines. Le franchissement de cette ligne rouge signiferait l’entrée en guerre de l’OTAN contre la Russie, et enclencherait la dynamique de l’escalade, dont les détails sont familiers aux spécialistes de la stratégie nucléaire, lesquels ne se paient pas de mots comme ceux que l’on a entendu discourir en France, au début de 2024, sur l’idée d’un partage de la dissuasion nucléaire.

 

Le fait dominant dans cette guerre pendant l’année 2023-2024 a été l’échec de la contre-offensive ukrainienne, après quoi les positions se sont figées dans un mélange d’ancien (guerre de tranchées) et de moderne (guerre des drones), avec des pertes humaines considérables de part et d’autre. Les Russes grignotent peu à peu du terrain dans une nouvelle phase où les Ukrainiens paient cher leur impossibilité d’acquérir la maîtrise de leur ciel, faute d’avions et de systèmes anti-aériens en quantité suffisante; mais aussi d’approvisionnement en grand nombre en obus et autres munitions de base. En revanche, ils ont obtenu de bons résultats en mer Noire, et contrarié le plan russe qui visait à empêcher l’adversaire d’exporter son blé.

 

Quelle sortie de guerre?
Devant la guerre d’usure qui s’est installée, quelles sont les perspectives? En dépit d’une démographie alarmante, la Russie bénéfcie du nombre et de l’espace. Elle a commencé à se réformer et à mieux contrôler sa population, en particulier grâce à sa propagande. Le régime tend à devenir de plus en plus autocratique, et peut-être évoluera-t-il ainsi jusqu’à la dictature. Surtout, il a mis en place une véritable économie de guerre. Déjà, à l’époque soviétique, le secteur militaro-industriel bénéfciait d’une priorité absolue. Dans les années 1990, beaucoup d’usines d’armement avaient été reconverties à des fins civiles (en passant par exemple des chars aux réfrigérateurs) mais, dès son avènement, Poutine a commencé à faire machine arrière et désormais le cycle est accompli.
De plus, pour des raisons déjà exposées, le régime est loin  d’être isolé et même si, malgré les dénégations de leurs chefs, Russes comme Chinois savent que cette amitié ne sera pas « éternelle ». Avec le temps, il deviendra de plus en plus difficile pour Moscou de protéger ses territoires d’Extrême-Orient des appétits de l’Empire du Milieu. Et les élites du pays savent qu’en s’isolant trop longtemps, la Russie accumulera un retard technologique et économique difficilement rattrapable. À long terme donc, l’avenir de la Russie est du côté européen et occidental, même si son régime ne pourra se convertir rapidement à la démocratie. Dans les derniers mois, le Kremlin s’est fortement rapproché de la Corée du Nord. Une aubaine pour ce pays, dans le contexte tendu de l’Asie de l’Est. N’oublions pas que Kim Il-sung, fondateur de la dynastie communiste de Pyongyang, fut mis au pouvoir par Staline. Ce retour aux sources n’est d’ailleurs pas une bonne nouvelle pour Pékin, qui n’a pas intérêt à ce que le «royaume ermite» jouisse d’une trop grande liberté d’action.

 

Moscou bénéficie également de son rapprochement avec l’Iran, qui lui permet, entre autres, de s’approvisionner en drones. N’oublions pas non plus que Téhéran se targue d’avoir deux directions vers lesquelles pencher: vers l’ouest, comme à l’époque du Shah dans le cadre d’une alliance antisoviétique ; vers l’est (Russie, Chine) depuis la victoire de Khomeini. Un enjeu majeur pour Téhéran, comme pour Pyongyang, est d’accéder au statut de puissance nucléaire. La Russie ne compte d’ailleurs pas seulement sur la Chine, la Corée du Nord ou l’Iran. Elle se montre agile pour contourner les sanctions occidentales et fait des affaires avec l’Inde comme avec les anciens ou nouveaux BRICS, ou plus généralement les adeptes du « Sud global». On peut ajouter que les explications de l’efficace «débrouillardise» des Ukrainiens valent aussi pour les Russes, et pour tous les anciens membres de la défunte Union soviétique, où la débrouillardise était une question de survie. 

 

On voit bien que, même si ses intérêts de long terme penchent vers l’Europe, la Russie est en ordre de marche pour tenir longtemps face à la résistance de l’Ukraine. À la lfin du printemps, Jake Sullivan, le conseiller pour la Sécurité «Sud global» nationale de Joe Biden, déclarait: « Si Poutine pense qu’il peut tenir plus longtemps que la coalition qui soutient l’Ukraine, il a tort.» Pour lui donner raison, il faudra que les pays de l’OTAN, à commencer par les Européens – comme l’exigeront de plus en plus fortement les Américains – en paient dans la durée le prix, au sens économique, alors même que la compétitivité de l’Europe ne cesse de décliner, et qu’il ne suffira pas de «taxer les riches» pour financer les efforts collectifs nécessaires dans tant d’autres secteurs.

 

Il faudra, en particulier, que les Occidentaux prennent au sérieux le terme d’« économie de guerre», ce qui n’est pas le cas actuellement. Il faudra que Washington consente à des livraisons de systèmes de plus en plus sophistiqués face aux moyens plus primitifs dont disposent les Russes. Un processus qui tôt ou tard rencontrera ses limites. Il faudra donc que la première puissance du monde prenne des risques par rapport aux fameuses lignes rouges. Il faudra que le peuple américain ne se lasse pas, comme il lui arrive toujours dans les opérations extérieures. Il faudra,  enfin et peut-être surtout, que les Ukrainiens acceptent dans la durée un taux d’attrition bien supérieur à celui des Russes, étant donné le rapport des populations.

 

Pour l’heure, l’équipe de Zelensky continue d’afficher les objectifs d’un retour aux frontières de 1991 et d’une adhésion à l’OTAN, ainsi bien sûr qu’à l’UE. Beaucoup plus même qu’au début de l’agression, elle met l’accent sur le retour de la Crimée. De leur côté, les Russes souhaitent consolider leurs acquis, et si possible aussi s’emparer d’Odessa en établissant la jonction avec la Transnistrie. Pour la suite, au-delà des évolutions sur le terrain et de celles des opinions publiques, au premier chef en Ukraine, on en revient à ce que l’on pouvait prédire dès la fin février 2022:  à moins d’une surprise extraordinaire, l’issue de cette guerre se jouera principalement à Washington. La période charnière s’ouvrira après l’élection présidentielle du 5 novembre 2024, sur un échiquier beaucoup plus vaste que l’Ukraine.

 

Le flanc sud de l’Europe et le confit israélo-palestinien

La notion géostratégique de « flanc » s’impose dans l’analyse sécuritaire de toute unité politique défnie sur la base d’un territoire, d’une population et d’un gouvernement, c’est-à-dire essentiellement d’un État. Par extension, on peut aussi parler des flancs de l’Alliance atlantique ou de la Communauté européenne puis de l’UE par exemple, pour autant qu’on les considère en elles-mêmes comme des unités politiques. La délimitation précise des flancs dépend de la situation géopolitique du moment. Ainsi le flanc est de la Communauté européenne au temps de la guerre froide comprenait-il des États qui sont depuis devenus membres de l’UE. L’histoire de l’Europe (au sens géographique conventionnel, de l’Atlantique à l’Oural) a vu se succéder bien des confgurations géopolitiques, et l’on peut gager que le film continuera de se dérouler dans les temps à venir. Aujourd’hui, le flanc est de l’Europe (au sens de l’UE) commence clairement aux frontières avec la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, voire avec la Turquie. La pièce maîtresse en est évidemment la Russie, désormais à proximité immédiate.

 

Notre flanc sud est plus difficile à caractériser. Je m’appuierai pour le faire sur un découpage que j’utilisais voici une vingtaine d’années dans mes cours du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), et qui réunissait l’Afrique du Nord et l’Asie du Sud-Ouest dans une même région (4). Ce vaste ensemble s’étend du rivage atlantique du Maroc jusqu’au bassin de l’Indus, s’élargit au sud-ouest vers l’Afrique subsaharienne, et s’étire vers le nord-est jusqu’aux confins de l’Asie centrale ex-soviétique.

 

Cette zone immense, très étendue en longitude, peu en latitude, ressemble à une sorte d’écharpe. Elle compte environ 400 millions d’habitants (d’un même ordre de grandeur que l’UE), répartis sur 15 millions de kilomètres carrés (ordre de grandeur du territoire de la Russie), et une trentaine d’États. Plusieurs caractères en justifent
l’unité: l ’élément religieux (l’origine du judaïsme et du christianisme – aujourd’hui la domination absolue de l’islam, lequel est cependant divisé); l’importance de l’arabe, c’est-à-dire la langue du Coran; le climat (avec la perspective de changement climatique), et d’autres aspects géographiques comme la domination de trois grands feuves (le Nil, l’Euphrate et le Tigre). Avant la mondialisation libérale, on trouvait dans cette région la plupart des éléments distinctifs du sous-développement ou du mal- développement. La zone a été longuement marquée dans son histoire par des faits de type impérial ou colonial, et en particulier, à partir du XIXe siècle et dans le cadre de la déconfture de l’empire ottoman, par les impérialismes européens (notamment français et britannique, en concurrence), puis par l’économie pétrolière et gazière, avec les rivalités qui ont résulté.

 

Dans cette région, la construction territoriale, c’est-à-dire la fabrication des unités politiques, n’a jamais été consolidée. On y trouve des unités politiques parmi les plus anciennes du monde comme l’Égypte, mais aussi des constructions étatiques récentes, résultant en particulier du traité de Sèvres au lendemain la Première Guerre mondiale, avec des décompositions et recompositions remises en question à chaque crise, notamment en s’appuyant sur l’islam politique. L’idéologie la plus récente, qui est née et a prospéré dans la région depuis bientôt un demi-siècle, est le fondamentalisme islamiste. Il s’est initialement manifesté à l’occasion de la révolution iranienne qui a provoqué, en 1979, la chute du second Shah Pahlavi, dont le père avait vaguement essayé de suivre l’exemple d’Atatürk. On s’est souvent demandé ce que l’Iran serait devenu si le premier Shah s’était montré à la hauteur de son modèle.

La question est devenue encore plus intéressante alors que Recep Tayyip Erdogan, à la tête de la Turquie (rebaptisée Türkiye) depuis 2003, n’a cessé de replacer la religion au cœur de sa conception du nationalisme. Rien n’indique cependant qu’il souhaite aller jusqu’au bout et transformer son pays en république islamique. Le voudrait-il qu’il est vraisemblable qu’il ne le pourrait pas : au demeurant, son règne commence peut-être à toucher à sa fin. Il reste qu’il a considérablement éloigné son pays du kémalisme. Son ambition semble être a minima de démontrer la compatibilité durable entre la religion et la modernité, alors que la révolution de 1979 a installé en Iran un régime théocratique fondé sur une application sévère de la charia, selon le mode chiite, aux dépens du bien-être de la population. À certains égards, l’état de la République islamique d’Iran fait penser à l’Union soviétique à la fin de l’ère Brejnev et sous le règne de ses successeurs immédiats. L’URSS s’était fossilisée, au contraire de la Chine communiste après la victoire des réformateurs à la fin des années 1970. Avec l’appui des Gardiens de la révolution, la direction iranienne actuelle paraît pourtant encore relativement solide. Le nouveau président de la République Massoud Pezeshkian, élu suite au décès accidentel du président Raïssi, est considéré comme un réformateur, et il s’est déclaré favorable à un « dialogue constructif » avec l’UE.

Fondamentalismes et révolutions arabes
L’autre vague de fondamentalisme s’est révélée aux yeux des Occidentaux à l’occasion de la guerre soviétique en Afghanistan, commencée à l’époque de la révolution iranienne. Rappelons quelques faits. L’entrée des Soviétiques en Afghanistan, dans le contexte de la fin de la guerre froide, créait une atmosphère quasiment hystérique. Les États-Unis décidaient alors de soutenir les moudjahidines à partir du Pakistan, en s’appuyant sur les Pachtounes, ethnie à cheval entre l’Afghanistan et le Pakistan. Telle est l’origine des talibans. Quand, Gorbatchev ayant accédé à la tête du Parti communiste de l’URSS, les Soviétiques se sont retirés de l’Afghanistan, les Américains ont brusquement tourné le dos à la région, en particulier au Pakistan. Les talibans, que l’on n’a vu émerger que vers 1994, ont pu s’installer en maîtres en terre pachtoune. Après le déploiement des forces américaines en Arabie saoudite pour contrer l’invasion du Koweït par Saddam Hussein à l’été 1990, ce furent eux qui abritèrent Al-Qaïda et son chef Oussama Ben Laden. Lui-même saoudien et wahhabite, il avait collaboré avec la CIA pendant la guerre soviétique en Afghanistan. D’où le 11 septembre 2001.

On voit comment des pièces apparemment très dispersées peuvent brusquement constituer un puzzle cohérent. On réalise aussi que l’Histoire ne cesse de déjouer les calculs, et qu’il faut toujours rester prudent quand on cherche à évaluer les
conséquences de décisions possibles. La vague ancrée dans le wahhabisme s’est aussi appuyée sur l’idéologie des Frères musulmans, ce qui nous ramène, encore une fois, à la Première Guerre mondiale. Cette vague a engendré un phénomène de terrorisme islamiste qui l’a débordée: une sorte de réaction en chaîne, dont les foyers principaux se situent tous dans la région Afrique du Nord/Asie du Sud-Ouest.

 

Le monde, et particulièrement l’Europe, n’en sera pas débarrassé avant longtemps. L’histoire ne s’arrête pas là. Les conditions de la guerre des néo-conservateurs américains contre l’Irak, le renversement puis l’exécution de Saddam Hussein en 2003, ont profondément choqué les opinions arabes (et renforcé la main de l’Iran alors que, pendant la guerre des années 1980 entre l’Irak et l’Iran, les Occidentaux s’étaient gardés de prendre parti). Ces événements ont eux aussi favorisé le développement du terrorisme islamiste.

 

Pour autant, l’origine des troubles contemporains dans le monde arabo- musulman n’est pas circonscrite à l’Asie de l’Ouest (qui, dans notre défnition, inclut le croissant fertile et le golfe Persique). Un autre temps fort fut le «printemps arabe» de 2011, parti d’un incident au cœur de la Tunisie en décembre 2010 et qui, politiques occidentales aidant, a notamment abouti au renversement du président Moubarak en Égypte, au chaos et à la fragmentation de la Libye et à la déstabilisation du Sahel, à une effroyable guerre civile en Syrie, et à l’« État islamique», avec une lourde intervention de la Russie. Autant de tragédies pour les populations de la région, y compris dans sa partie située en Afrique subsaharienne, avec aussi d’autres conséquences graves en Europe du fait d’un accroissement massif des flux migratoires. Ces flux ont soulevé de sérieux problèmes de politique intérieure dans la plupart des pays de l’UE, et pour l’Union dans son ensemble.

 

Tout ce qui précède suffirait, me semble-t-il, à justifer mon postulat de départ, selon lequel la région Afrique du Nord/Asie de l’Ouest constitue le flanc sud de l’Europe, ce qui depuis longtemps aurait dû pousser l’UE à élaborer d’ambitieuses politiques de sécurité, coordonnées entre ses membres, dans un esprit de long terme (5). Dans la réalité, les États européens, individuellement ou collectivement, ont renoncé à toute politique sérieuse dans la région. Le flanc sud me paraît pourtant au moins aussi important pour notre sécurité que le flanc est.

 

Le 7 octobre et ses suites régionales
Je n’ai pas encore parlé du confit israélo-palestinien qui, avant le 7 octobre 2023, avait disparu des écrans de la plupart des généralistes de la politique internationale. Commençons par rappeler quelques données de base. La question des rapports difficiles entre Juifs et Palestiniens était déjà fort sensible au XIXe siècle. Elle pouvait même paraître insoluble si on la posait en termes d’attribution d’une même terre à deux peuples qui y sont également attachés pour des raisons symboliques plus encore qu’économiques ou pratiques. Le problème a changé de dimension avec la création de l’État d’Israël, qui a aussitôt suscité une première guerre israélo-arabe en 1948, que les Juifs ont gagnée, puis une deuxième (la guerre des Six Jours) que ces derniers ont menée préventivement, toujours avec succès, en 1967 ; enfin la guerre du Kippour en octobre 1973, qu’ils ont failli perdre dans un premier temps, et a qui conduit les Américains à mettre leurs forces nucléaires en alerte face à l’Union soviétique.

Dans les décennies qui ont suivi, une première intifada a duré six ans jusqu’en 1993 et s’est conclue sur les accords d’Oslo prévoyant la coexistence des deux États. Ils n’ont pas été appliqués. Une seconde intifada s’est étendue de la fin 2000 à début 2005, sans davantage changer fondamentalement la donne. Depuis 2009, Benyamin Netanyahou a été presque constamment Premier ministre d’Israël, menant avec constance la politique du Likoud, notamment dans les territoires occupés en Cisjordanie, dans une sorte d’indifférence croissante de l’extérieur, y compris de pays arabes trop préoccupés par l’instabilité de leur environnement et par l’inconstance des politiques de leurs partenaires occidentaux.

En Arabie saoudite, le roi Salmane prit en 2017 la décision majeure de désigner son fils Mohammed, alors âgé de 32 ans, comme prince héritier du royaume, marquant ainsi un saut de génération puisque, jusqu’à ce jour, tous les successeurs d’Abdelaziz, fondateur de la dynastie, ont été ses fils. Les débuts de Mohammed ben Salmane (surnommé MBS) furent difficiles, mais le vieux monarque, connu dans ses bonnes années pour son intelligence et sa sagesse, pourrait bien avoir gagné son pari: permettre au royaume, dont l’immense majorité de la population est très jeune, d’entrer dans la modernité et de trouver sa place dans un monde en pleine transformation, avec de nouveaux rapports de force. Un monde bien plus complexe qu’au temps de la guerre froide.

Plus question dès lors de trop mettre l’accent sur le problème israélo-palestinien; il suffisait de rappeler de temps à autre que la solution ne pouvait être que la création d’un État palestinien, même si les Occidentaux avaient fini par la mettre aux oubliettes. L’Arabie saoudite n’a pas suivi les accords d’Abraham entre Israël et les Émirats arabes unis (EAU) d’une part, Israël et Bahreïn de l’autre, accords étendus ensuite au Soudan, au Maroc et au Bhoutan. Tous ont impliqué les États-Unis. Mais le royaume n’a pas fermé la porte, laissant entendre que tout dépendrait de la mise en place d’un processus effectif de création d’un vrai État palestinien. En attendant, les gouvernements arabes prenaient le risque, vis-à-vis de leurs opinions publiques, de laisser à la République islamique d’Iran le monopole de la défense de la cause palestinienne, formulée d’ailleurs sous sa forme la plus extrême de la destruction de l’État hébreu. Le raisonnement des régimes arabes qui ont fait le choix de la modernité était que le succès passerait nécessairement, tôt ou tard, par une normalisation avec Israël. Une modernité qui impliquerait nécessairement l’éradication du terrorisme islamiste et exigerait donc aussi des choix courageux, y compris pour les politiques intérieures des uns et des autres.

De son côté, Téhéran s’en est tenu jusqu’ici au choix inverse, s’accrochant à une vision anachronique du monde. En soutenant le Hezbollah ou les Houthis, il ne s’agit pas pour lui d’assurer la sécurité de ses flancs, mais d’étendre sa puissance dans le sens le plus désuet du terme, avec l’espoir de perpétuer des régimes incapables de s’adapter à la transformation du monde, comme le régime soviétique dans sa phase terminale. Soulignons au passage qu’Iran et Arabie saoudite ne se sont pas nécessairement condamnés à en découdre, ainsi que le montre l’accord
pour la reprise des rerlations diplomatiques signé sous les auspices de la Chine le 10 mars 2023.

Dépasser le 7 octobre ?
Tel est le contexte dans lequel est survenue l’explosion du 7 octobre 2023. Pour cette agression d’une violence et d’une sauvagerie inouïes, le Hamas, qui contrôlait entièrement la bande de Gaza, a choisi le jour du cinquantième anniversaire de la guerre du Kippour. Avec un recul de près d’un an, force est d’abord de constater que l’organisation terroriste a atteint son objectif stratégique si celui-ci était d’éveiller ou de réveiller sinon les Palestiniens eux-mêmes du moins les segments d’opinions qui, dans le monde, pour des raisons plus ou moins enfouies, pouvaient se montrer sensibles à leur cause.

La razzia du 7 octobre a d’abord surpris par le niveau de préparation qu’elle supposait, et plus encore par sa réussite face à des défenses que l’on croyait invincibles. Le jour venu, les Israéliens demanderont des comptes à leurs dirigeants. Cette razzia a stupéfé par le nombre de victimes et d’otages qu’elle a fait dans un État qui attache une valeur très élevée à la vie de chacun de ses citoyens. Bien que divisés par leur Premier ministre et certaines de ses décisions, les Israéliens ont fait bloc pour soutenir la guerre de longue durée aussitôt déclarée contre le Hamas. La stratégie étant de raser cette grande métropole qu’est la bande de Gaza – soit la forme la plus terrible de la guerre urbaine. Jusqu’à quel point les dirigeants du Hamas ont-ils anticipé cette réaction, et accepté d’avance le sacrifce de leur population? Toujours est-il que les formes de cette guerre impitoyable, qui fait écho aux passages les plus durs de la Bible hébraïque, suscitent des réactions de grande ampleur dans le monde entier, et induit des manifestations d’antisémitisme préoccupantes en Europe et aux États-Unis.

C’est en vain jusqu’ici que les États-Unis et la «communauté internationale» ont tenté de freiner Netanyahou. Sur un autre plan, on ajoutera que rien ne permet d’affrmer que l’Iran a été à l’origine de l’attaque du 7 octobre, ni qu’il ait quelque intérêt à mettre le Sud-Liban à feu et à sang. Quant aux réactions des États arabes, elles ont frappé par leur modération. Leur principale préoccupation a été le comportement de leurs opinions qui, heureusement, ne se sont pas enflammées. Non seulement les accords d’Abraham n’ont pas été remis en question, mais l’Arabie saoudite elle-même s’est dite prête à normaliser ses relations avec l’État hébreu pourvu que s’engage sérieusement un processus allant vers la création de l’État palestinien. Soulignons enfn la modération de la Russie, qui entretient des relations équilibrées avec tous les grands acteurs d’une région rattachée en partie à son propre flanc sud, et qui n’a pas non plus intérêt à ce que le chaos s’installe au Moyen-Orient.
Il est encore trop tôt pour entrevoir la sortie de cette nouvelle éruption au Moyen-Orient. En dépit des horreurs qui continuent à s’y dérouler, on peut penser que le pire a été évité. Pour l’heure, la population israélienne n’est évidemment pas en état de débattre du projet des deux États, qui renvoie au souvenir d’Oslo de 1993 et à l’assassinat d’Itzhak Rabin. Mais le projet est maintenant déterré, et pour longtemps. Cette guerre aura tout changé. Quand viendra le temps de la diplomatie, l’État hébreu devra se préparer à des décisions difficiles. Avec, enfn, la perspective d’une vraie paix.

 

L’Union européenne, une unité politique pérenne?
Dans mon livre L’Action et le système du monde6, je développe la notion d’unité active, définie comme tout groupe humain inséré dans l’Histoire, structuré par une Culture et une Organisation communes. La Culture cimente l’unité du groupe (je renvoie à l’idée de nation chez Renan), et l’Organisation lui permet de se maintenir en s’adaptant aux circonstances internes et externes qui l’impactent dans le temps. Plus la Culture est homogène et l’Organisation cohérente avec elle, plus grandes sont les facultés d’adaptation.

 

J’appelle unité politique toute unité active qui se considère souveraine, c’est-à-dire n’admet aucune autorité supérieure à la sienne, ce qui est formellement mais pas toujours réellement le cas des États, définis en droit par un territoire, une population et un gouvernement. Le gouvernement, ou le système de gouvernements dans le cas d’un État fédéral par exemple, doit être capable d’exercer son autorité sur la totalité de son territoire, ce qui n’est pas toujours le cas, certes à des degrés divers – j’ai donné précédemment l’exemple, parmi tant d’autres, de la RDC. Il existe également des unités politiques qui ne sont pas des États: ainsi en est-il des organisations terroristes comme Al-Qaïda, ou des «États» autoproclamés comme l’« État islamique», qui ne sont pas reconnus.
Dans ces dernières pages, je vais m’interroger sur certains aspects de l’avenir de l’UE en tant qu’unité politique en train de se faire, alors qu’elle n’a toujours pas fini de digérer le grand élargissement consécutif à la chute de l’Union soviétique, et qu’avant même la fin de la guerre elle s’est engagée à s’élargir à nouveau à l’Ukraine et à des pays de l’Europe du Sud-Est. Sur un plan formel, l’UE constitue assurément une unité active. Le groupe est la réunion des populations des États membres, la Culture l’ensemble des valeurs plus ou moins clairement définies par les traités, et l’Organisation celle qui résulte desdits traités. Mais les États membres ne sont engagés vis-à-vis de l’ensemble qu’à hauteur de ce qu’ils ont signé, c’est-à-dire que globalement les États sont supérieurs à l’Union. Eux seuls sont souverains et ils gardent la possibilité de se retirer de l’UE comme, il est vrai, seuls les Britanniques l’ont fait jusqu’à présent. La question de la souveraineté est ainsi tranchée, quelle que soit la réponse donnée à la question juridique controversée de la hiérarchie des normes, L’U E est une unité
d’une autre nature. 

 

Le lecteur se demandera quel est ici l’intérêt de ces considérations d’apparence abstraite. C’est que certains observateurs, pourtant convaincus de la nécessité qu’existe une forme d’UE pour que les États européens ne sortent pas de l’Histoire – comme on dit pour faire court–, s’inquiètent d’une fuite en avant dans un processus d’élargissement qu’on pourrait comparer à une structure mécanique à laquelle on fait supporter, sans y prendre garde, des charges de plus en plus élevées, jusqu’à ce qu’elle se déforme, ou s’effondre. On peut aussi, comme Sylvie Goulard, recourir à la métaphore de l’obésité. La question n’est pas de fixer des limites a priori à la construction européenne. L’élargissement ne doit pas être une question de tout ou rien. Pour la structure dans son ensemble, chaque pas doit être assuré, avant que l’on passe au suivant.

 

Pour avancer, je m’appuierai sur un essai publié en 20007, dont un chapitre, rédigé dans le contexte de la dissolution du pacte de Varsovie, était consacré à l’UE. Avec le recul du temps, écrivais-je alors, on peut distinguer six grandes idées qui ont inspiré l’entreprise, et dont la mise en œuvre est nécessaire pour la pérenniser: réconciliation, démocratie, économie de marché, sécurité, solidarité, identité. La mise en œuvre des trois premières, qui d’ailleurs ne va nullement de soi dans des pays qui n’ont de la démocratie qu’une expérience superfcielle, est assurément une condition nécessaire à l’adhésion à l’UE, mais ne l’implique pas. On pense évidemment à la République helvétique. Ces questions ne sont déjà pas simples, mais celle de la sécurité est beaucoup plus complexe. La gouvernance actuelle de l’UE n’interdit pas des coopérations ponctuelles dans les domaines liés à la défense, mais ne les suppose pas. Autrement dit, la géométrie de la coopération européenne dans ce domaine n’a aucune raison de passer par la Commission, même si l’on peut juger préférable que les parties prenantes deviennent, au moins à terme, membres de l’Union. Je reproduis ci-après quelques lignes de mon livre de 2000:

 

« Le moment venu, le succès du projet européen impliquera la dissolution du Pacte atlantique et son remplacement par une nouvelle alliance, toujours très étroite mais aussi plus équilibrée, entre les États-Unis et l’UE en tant que telle, alliance à laquelle d’autres États non membres de l’Union pourraient naturellement se joindre. La plupart des pays membres de l’actuelle alliance ne sont, certes, pas mûrs pour envisager dans l’immédiat un changement aussi considérable. Mais on pourrait peut-être commencer à y réféchir, s’agissant d’un objectif identitaire majeur, et la rédaction d’une loi fondamentale européenne en donnerait l’occasion. Une Europe plus indépendante pourrait jouer un rôle modérateur et donc équilibrant pour la solution des problèmes d’ampleur mondiale susceptibles d’agiter l’Asie et le Moyen-Orient au xxie siècle. Il serait risqué de laisser indéfniment les États-Unis comme seul acteur occidental signifcatif vis-à-vis du reste du monde. (8)

 

Ce texte date de près d’un quart de siècle. Pour commencer à lui donner chair, il eut fallu une volonté partagée par un groupe d’États membres de l’UE désireux de défnir clairement les intérêts à défendre, ce qui renvoie pour commencer à la notion de fancs discutée dans les pages précédentes. En tant que théâtre d’opérations, les fancs sont d’ailleurs interdépendants. On le voit bien actuellement quand, du fait de la dégradation massive des relations franco-russes, la Russie s’emploie à nuire à nos intérêts partout où elle le peut – et cela continuera. De même peut-on ainsi expliquer les ingérences de l’Azerbaïdjan en Nouvelle-Calédonie, pour punir la France de ses positions favorables à l’Arménie. En tout cas, nous sommes aujourd’hui très éloignés de mes suggestions d’antan, d’autant qu’avec l’élargissement post-soviétique de l’Union et la guerre d’Ukraine, les points de vue des anciens pays du Pacte de Varsovie sont devenus dominants, qu’il s’agisse de vouloir régler défnitivement la question de l’impérialisme russe (Pologne, États baltes... ) ou, au contraire, de plaider ouvertement en faveur d’une nouvelle association avec la Russie (Hongrie). Le choix de la Première ministre d’Estonie Kaja Kallas pour succéder à Josep Borrell au poste de vice-présidente et Haut-représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité est très révélateur à cet égard.

 

Comme presque toujours dans l’Histoire, quand il n’y a pas de leader muni d’une longue vue et capable d’agir dans la durée, les circonstances décident aléatoirement. En attendant que le destin se montre aimable, celles et ceux qui s’intéressent aux questions de sécurité et de défense et s’expriment sur la place publique portent la responsabilité de leurs discours, en particulier sur des sujets aussi sensibles que la dissuasion nucléaire, et ne devraient pas laisser croire à un public plus large qu’on veut ou qu’on peut s’amuser dans ces domaines.

 

Aider, est-ce intégrer?
Le sujet suivant est la solidarité. Dans les questions de voisinage, la solidarité est davantage une question politique que morale. Dans Pour combattre les pensées uniques, je notais:
«Par exemple, aider son voisin pauvre est, pour un État riche, une manière de réduire les risques d’une immigration indésirable ou d’actions terroristes. Le cas de l’UE est original, dans la mesure où ses voisins sont tous tentés de la rejoindre. La question est alors de comparer les coûts et les avantages associés, dans différentes échelles du temps, à la coopération extérieure d’une part et à l’adhésion de l’autre. Par exemple, qu’elles restent en dehors pendant dix ou vingt ans, ou qu’elles y entrent plus tôt, la Roumanie et la Bulgarie feront de toute façon l’objet de politiques spécifiques d’aide de la part de l’Union, dans l’intérêt de tous. Dans des cas de ce genre, on peut penser qu’il ne s’agit que d’une question de calendrier. Concernant l’Ukraine ou la Russie, les choix sont potentiellement plus tranchés. La Turquie se trouve dans une situation intermédiaire, maintenant que son droit à la candidature est officiellement reconnu.(9)
La question du choix entre l’approche interne et externe est très générale. Les Européens de l’Ouest ont payé fort cher la mise à niveau des anciens pays du Pacte de Varsovie, et il est possible que leur effort puisse se comparer favorablement à l’aide Marshall dont ils ont eux-mêmes bénéficié après la Seconde Guerre mondiale. Ils ont eu raison. Mais ils auraient pu faire aussi bien tout en prenant davantage de temps pour les intégrer. J’ai également cité ces lignes en raison de l’allusion à l’Ukraine, à la Russie et à la Turquie. À la fn du siècle dernier, on posait déjà – et même dès 1990 – la question d’une éventuelle adhésion de l’Ukraine. Certains allaient jusqu’à s’interroger sur la Russie! Quant à la Turquie, il se trouve que dès 1963 les six membres fondateurs de la Communauté avaient reconnu par traité son droit à poser sa candidature, le jour venu. Pacta sunt servanda... : comme les particuliers, les États doivent être attentifs à ce qu’ils signent, car les uns comme les autres sont toujours rattrapés par le temps.
Dans le contexte actuel, je suis convaincu que l’OTAN devait et doit encore soutenir l’Ukraine pour empêcher un déséquilibre de la balance of power (équilibre des forces) mais, pour parler comme Kissinger, dans le cadre d’un équilibre des intérêts. En revanche, je considère comme une erreur un engagement prématuré en vue de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, dont nous ne savons pas quand ni comment il pourrait aboutir. Pour de nombreuses raisons, dont la guerre d’Ukraine elle-même, la compétitivité de l’UE dans son ensemble continue de diminuer notamment par rapport aux États-Unis, et l’efficacité de la machinerie communautaire pose problème. Dans un pays comme la France, les élections européennes du 9 juin 2024 se sont décidées sur tout sauf sur l’avenir de l’Europe, et la question n’a joué aucun rôle dans les élections nationales qui ont suivi...
Il faut coopérer avec l’Ukraine d’aujourd’hui et de demain, et avec les États de l’Europe du Sud-Est. Mais pour préserver les chances d’une Europe solide, commençons par faire une pause et un audit de l’état de l’Union, pour la rendre plus efficace et donc plus légitime.
***
Je conclurai avec un dernier extrait de mon livre de l’an 2000:
«La densité croissante des liens tissés, la multiplication des signes tangibles comme le drapeau, le passeport et bientôt les billets de banque, rendent concevable la cristallisation d’un sentiment communautaire, au cours du siècle prochain, qui donnerait enfn consistance au vieux rêve européen. Alors, seulement, l’existence millénaire d’une “culture européenne” prendrait tout son sens, déploierait toutes ses possibilités. Il reste encore, à l’évidence, bien des obstacles à surmonter, notamment pour résoudre des problèmes institutionnels d’une grande complexité. Mais c’est justement en les surmontant que se forgera peu à peu ce “legs du souvenir” auquel Renan, à juste titre, attachait tant de prix. La gloire de l’aventure européenne est, précisément, de refonder l’avenir commun sur une accumulation d’actions et de victoires dont la nature est par essence pacifque, contrairement à toute l’histoire antérieure du continent. D’ores et déjà, l’ingérence est devenue naturelle à l’intérieur de l’Union: nos affaires sont intimement mêlées, et nous avançons, les regards braqués les uns sur les autres. On l’a vu avec l’entrée dans le gouvernement autrichien du parti de Haider. Cette ingérence s’étend aux pays qui, tôt ou tard, ont vocation à nous rejoindre. L’avenir du Kosovo nous intéresse davantage que celui de la Tchétchénie, parce que nous supposons qu’un jour, certes lointain, l’Union accueillera l’ex-Yougoslavie. Cette perspective donne sa véritable signifcation aux efforts entrepris pour y calmer le jeu. Sans l’espoir européen, la “décommunisation” de l’Europe de l’Est aurait pu être bien plus douloureuse encore. L’espoir européen a évité, par exemple, que la question des minorités hongroises ne se transforme en catastrophe.

 

Si l’aventure européenne se poursuit favorablement, on verra donc émerger un type d’unité politique original, adapté aux réalités de l’ère scientifque et technologique nouvelle. Il n’y aura sans doute pas un “État européen” au sens classique, mais un système cohérent se constituera pour assurer la compatibilité et l’efficacité des trois fonctions de base d’un État: exécutive, législative et judiciaire. Ce sera un pas dans la direction d’une future gouvernance mondiale, une sorte de modèle réduit à l’échelle d’un continent. On peut regretter qu’avec les traités de Maastricht et d’Amsterdam on ait remplacé le mot Communauté par celui plus galvaudé d’Union. Au moins dans son acception sociologique, le mot “communauté” suggère en effet l’établissement de liens affectifs (les “citoyens européens” reconnus dans le Traité), et non plus seulement de liens organiques entre les membres. Or, l’UE ne se consolidera comme une entité majeure dans la politique internationale du siècle à venir que si les Européens se sentent de plus en plus émotionnellement engagés dans le succès d’une aventure dont l’échec, au contraire, serait un véritable drame pour l’humanité tout entière.(10)

 

Tierry de Montbrial Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Fondateur et Président de l’Institut français des relations internationales
Fondateur et Président de la World Policy Conference

 

1. Plus d’informations sur: www.worldpolicyconference.com
2. Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie, Iran.
3. Voir T. de Montbrial, Vivre le temps des troubles, Paris, Albin Michel, 2017, et «Perspectives» du Ramses 2021, Paris, Dunod/Ifri, 2020.
4. Voir «L’état du monde au début du XXesiècle », in T. de Montbrial, Regards distanciés sur le monde actuel, tome II, Bucarest, Académie roumaine, 2022, p. 543-585.
5. T. de Montbrial, «Politique étrangère: la France à un tournant?», Politique étrangère, vol. 86, n° 4, décembre 2021.
6. T. de Montbrial, L’Action et le système du monde, Paris, Presses universitaires de France, 4e édition, 2011.
18 juillet 2024
7. T. de Montbrial, Pour combattre les pensées uniques, Paris, Flammarion, 2000, p. 198-199.
8. Ibid.
9. Ibid., p. 200.