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Au Nigéria, la stratégie néolibérale aggrave la crise économique

Inspirée par le FMI et la Banque mondiale, la stratégie de libéralisation du nouveau président Bola Tinubu a aggravé la crise que traverse depuis près de dix ans le pays le plus peuplé d’Afrique. Le naira, la monnaie nigériane, est en chute libre.

La potion néolibérale ne sauvera pas le Nigéria d’une crise économique sans fin. La thérapie de choc qu’applique le nouveau président fédéral du pays, Bola Tinubu, en poste depuis mai 2023, a aggravé les difficultés économiques du pays, qui est désormais en proie à une spirale inflationniste et à l’aggravation d’une misère déjà généralisée.

Le 15 février 2024, le bureau national des statistiques du Nigéria (NBS) a publié le taux d’inflation annuel pour le mois de janvier. À 29,9 %, il est 7,5 points au-dessus du niveau de mai dernier et à son plus haut depuis 1996. La hausse des produits alimentaires, qui constituent la grande part de la consommation, a atteint 35,4 %.  

Cette annonce est un coup dur pour les Nigérians, alors que les derniers chiffres officiels disponibles établissent que la pauvreté monétaire frappe 40,1 % de la population. La pauvreté « multidimensionnelle », qui prend en compte l’accès réel aux biens et services essentiels, comme la santé, le logement, l’éducation ou la nourriture, ne concerne pas moins de 63 % des Nigérians.

Mais c’est surtout un désaveu pour le nouveau président, qui avait misé, dès le début de son mandat, sur des « réformes courageuses » rapides et inspirées par le FMI et la Banque mondiale pour redresser l’économie du pays. Un échec de plus à mettre au crédit de ces institutions qui, malgré les désastres qu’elles causent, ne varient jamais dans leur détermination à imposer leurs idéologies à des pays fragiles.

Le 27 mai 2023, lorsque Bola Tinubu est investi à la présidence fédérale de ce pays de 223 millions d’habitants, le plus peuplé d’Afrique, le Nigéria est déjà englué dans une longue crise économique. Depuis l’indépendance du pays en 1960, son économie dépend étroitement et presque exclusivement de sa production de pétrole brut, qui a été, jusqu’au début des années 2010, la douzième du monde.

La bulle des matières premières, au début de ce siècle, permet au pays d’afficher des taux de croissance annuels de 6 à 7 %. Le pays est alors à la mode, on y voit le futur géant africain de l’économie mondiale. Mais l’économie ne se modifie guère et reste encastrée dans les exportations pétrolières.

Une longue crise structurelle

À partir du milieu des années 2010, la situation change entièrement. La crise des matières premières causée par la surproduction chinoise frappe la demande de brut nigérian, alors même que la production a commencé à reculer sous le double effet du manque d’investissements et de problèmes sécuritaires. La région du delta du Niger, productrice de pétrole, est le lieu de la terrible guerre du Biafra (1967-70) et des mouvements séparatistes persistent dans la région, perturbant les activités.

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Production de pétrole brut du Nigéria et de l’Angola. © Agence américaine de l'énergie.

 

En 2022, le Nigéria ne produit plus que 59 millions de tonnes de brut, soit 46,5 % de son niveau de 2010. Ce recul frappe de plein fouet l’économie nigériane, la privant en quelque sorte de l’oxygène qui la fait vivre. Les élites du pays n’ont pas su profiter de la manne pétrolière pour construire un outil productif diversifié, notamment industriel.

Les investissements étrangers se sont concentrés principalement dans le domaine de la consommation, mais l’essentiel de celle-ci est importée et donc payée par les devises issues des exportations de pétrole, qui représentent 83 % du total des ventes nigérianes à l’étranger. Le secteur manufacturier ne pèse que pour 2 % du PIB, rendant ainsi toute l’économie dépendante des ventes de pétrole et des entrées de devises qui en découlent.

Au milieu des années 2010, le pays plonge donc dans une crise inévitable, dont il n’est toujours pas sorti. Les devises manquent pour financer les importations et l’économie. En dollars courants, le PIB nigérian était à la fin de 2023 à un niveau inférieur de 16 % à son niveau de 2015.

En termes de PIB par habitant, la situation est également préoccupante. En dollars de 2017 et en parité de pouvoir d’achat, cet indice était, fin 2023, 8 % en dessous de son niveau de 2015. Un recul qui place, en 2022, le Nigéria, première économie d’Afrique subsaharienne, à la douzième place du continent selon ce critère. À 4 963 euros par habitant, le niveau nigérian est 2,7 fois inférieur à celui de l’Afrique du Sud.

 

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PIB par habitant en dollars de 2017 et à parité de pouvoir d'achat en Afrique du Sud, au Nigéria et dans la moyenne de l'Afrique sub-saharienne. © Banque Mondiale

 

La stratégie du choc

Face à la crise, le président fédéral Muhammadu Buhari, ancien général putschiste des années 1980, élu en 2015 et réélu en 2019, donne la priorité à la préservation et à la constitution de réserves de devises, c’est-à-dire au maintien de la capacité d’importer. Il met alors en place un contrôle des importations et un système de taux de change multiples adaptés aux différents secteurs pour tenter de maîtriser ces dernières.

Cette politique ne s’attaquait pas à la source du problème nigérian, mais tentait d’atténuer l’impact de la crise pétrolière par des moyens quasi exclusivement monétaires. Le succès a été pour le moins mitigé. La dépendance du Nigéria vis-à-vis de l’étranger est telle que les manques vont rapidement se faire sentir et que l’inflation va accélérer rapidement, pour dépasser en 2023 les 20 % par an.

En octobre 2022, la banque centrale nigériane tente de reprendre la maîtrise de la masse monétaire en introduisant de nouveaux billets en naira, la monnaie nationale, et en retirant les anciens de la circulation. Le manque de billets va provoquer en février 2023, à la vieille de l’élection présidentielle, des émeutes extrêmement violentes dans tout le pays. Le Nigéria semble alors enfoncé dans une crise profonde, que Bola Tinubu va proposer de régler par sa stratégie de choc.

Le lendemain de son investiture, le nouveau président fédéral lâche immédiatement une bombe. Il annonce la fin de toutes les subventions sur la consommation d’essence et de produits pétroliers. Ces mesures coûtaient 10 milliards de dollars au budget fédéral, soit plus de 2 % du PIB.

Le nouveau chef de l’État applique alors avec précision le manuel des solutions proposées depuis des années par le FMI et la Banque mondiale, qui réclament le retour à la « vérité des prix du marché » pour attirer les investisseurs internationaux et retrouver des sources de devises.

Lorsque, en juin, la présidence annonce la réunification du taux de change et la décision d’adapter le taux officiel du naira aux prix du marché, les applaudissements sont multiples.

Mais pour les Nigérians, le coup est très rude. L’essence bon marché est finalement le seul privilège conservé pendant la crise et elle permettait de contenir en partie les prix du transport. Très rapidement, l’essence est stockée par ceux qui le peuvent et elle devient non seulement introuvable, mais aussi inabordable. Les prix de l’essence ont presque triplé. La Banque mondiale, elle, applaudit, estimant que ces mesures sont « un premier pas dans la restauration de la stabilité macroéconomique et dans la création de capacité budgétaire ».  

Bola Tinubu joue gros, car le soutien à sa politique dans la population est discutable. Il a gagné l’élection présidentielle du 25 février 2023 dans les pires conditions. Alors que 93 millions d’électeurs sont inscrits sur les listes électorales, le futur président obtient 8,8 millions de voix. Selon le système électoral nigérian à la britannique du « premier gagne tout », il devient chef de l’État avec 38 % des suffrages exprimés et 9,5 % des inscrits.

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Taux d'inflation annuel depuis un an au Nigéria © Nigeria National Statistics

 

Quoique candidat du parti du président sortant, le Congrès de tous les progressistes (APC), le nouveau président promet une rupture franche avec la politique de son prédécesseur. Son idée est que les mécanismes de marché sont capables de régler la crise nigériane parce qu’ils vont faire revenir les investisseurs étrangers.

Cette vision est alors soutenue par les analystes des banques occidentales et, on l’a vu, par les institutions internationales. Lorsque, en juin dernier, la présidence annonce la réunification du taux de change et la décision d’adapter le taux officiel du naira aux prix du marché, les applaudissements sont multiples. Dans le Financial Times du 14 juin 2023, un gérant londonien spécialisé dans les marchés émergents parle de « geste immensément positif ».

Pour conclure ce tournant, le président fédéral suspend le gouverneur de la banque centrale, nommé par l’administration précédente. Il est remplacé par Olayemi Cardoso, un ancien cadre de la filiale locale de la banque états-unienne Citi, qui, en octobre lors de sa nomination officielle, promet une politique monétaire indépendante du politique.

En attendant, le choc sur le pays est considérable. Dès l’annonce du retour à un taux de change unique en juin, le naira perd 23 % de sa valeur face au dollar en une journée, sa plus forte baisse quotidienne depuis 2016. Une baisse qui, logiquement, alimente encore l’inflation et les difficultés quotidiennes des Nigérians.

Triste bilan

En début d’année 2024, le conglomérat états-unien des biens de consommation Procter & Gamble annonce sa décision de quitter le Nigéria, abandonnant une usine qu’il avait construite en grande pompe en 2017 pour 300 millions de dollars à Lagos, la capitale économique du pays.

L’annonce est un véritable désaveu pour Bola Tinubu, qui a fait de l’attraction des investisseurs étrangers le cœur de sa politique. Mais la situation ne cesse de se dégrader. Procter & Gamble n’est pas un cas unique. Le groupe pharmaceutique britannique GSK et le chimiste allemand Bayer ont aussi annoncé leur départ du Nigéria.

La libéralisation des changes n’a pas conduit à un afflux de dollars, bien au contraire. Après sa dévaluation de juin, le naira a continué sa descente aux enfers. En début d’année, il s’affiche aux alentours de 1 000 nairas pour 1 dollar, contre 600 en juin et 450 début 2023.

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Taux de change du dollar étasunien en nairas nigérians © Tradingeconomics

Une dégringolade qui reflète l’absence d’arrivée de billets verts dans l’économie nigérianes. Les applaudissements théoriques sur la politique du nouveau président ne se sont pas traduits en actes d’investissement concrets. Au quatrième trimestre de 2023, les importations de capitaux n’ont augmenté que de 2,6 % sur un an, à un peu plus de 1 milliard de dollars.

C’est non seulement insuffisant, mais cela finit par épuiser les investisseurs sur place qui, faute de dollars, ne peuvent rapatrier leurs profits. Sans compter que les perspectives du marché local sont inexistantes et qu’il est de plus en plus cher et de plus en plus difficile de produire. La fourniture d’électricité, déjà faible et dépendante de groupes électrogènes locaux avant l’an dernier, est devenue une denrée de plus en plus rare et chère pour les industriels.

L’exode ne semble donc épargner que ceux qui ont trop investi pour pouvoir solder leur présence et les banques, qui profitent largement du chaos monétaire. Au quatrième trimestre 2023, 38 % des investissements étrangers se sont dirigés vers le secteur financier.

Sur l’ensemble de l’année 2023, le PIB réel a augmenté de 2,7 % contre 3,1 % en 2022. Un chiffre très faible pour un pays comme le Nigéria, alors même que, sur l’année, la croissance démographique du pays a été de 2,4 % . Le bilan de Bola Tinubu est, pour l’instant, désastreux. Il voulait attirer les investisseurs, il semble les faire fuir. Il voulait rétablir la stabilité, il a créé le chaos.

L’impasse des « réformes »

En ce mois de février 2024, la banque centrale a dû se résoudre à une nouvelle dévaluation. Le 31 janvier, il fallait 896 nairas pour 1 dollar. Le 27 février, on demandait 1574 nairas pour un billet vert. C’est une nouvelle baisse de 25 %. Depuis l’arrivée de Bola Tinubu, la chute du naira est de 70 % par rapport au dollar. Pour les Nigérians, cela signifie immanquablement de nouvelles hausses des prix.

Alors que la situation alimentaire de certaines régions du pays, notamment dans le nord, devient préoccupante, le Congrès du travail nigérian (NLC), le principal syndicat du pays, a lancé un mouvement de protestation ce mardi 27 février pour réclamer le relèvement du salaire minimum qui est bloqué depuis 2019 à 30 000 nairas. Ce salaire mensuel minimal valait alors 83 dollars, il n’en vaut plus que 19 aujourd’hui…

La question est désormais celle de la faim et elle concerne toute la population. Le représentant du NLC dans l’État de Borno, Yusuk Inuwa, déclare ainsi au quotidien nigérian Premium Times que « pas un fonctionnaire ne peut se permettre désormais de manger trois fois par jour ».

Le gouvernement a annoncé des distributions alimentaires et une commission de contrôle des prix de l’alimentation. Mais la corruption, le manque d’organisation et le peu de moyens rendent ces actions insuffisantes. Le 23 février, à Yaba, près de Lagos, sept personnes sont mortes dans un mouvement de foule lors d’une distribution de riz à bas prix organisée par l’administration douanière.

La crise économique nécessite la main visible du gouvernement. L’économie coule, et compter sur le secteur privé et les forces du marché ne peut qu’approfondir la crise.

L’économiste Akpan Ekpo dans le « Premium Times »

On est loin des promesses faites par Bola Tinubu d’utiliser les revenus fiscaux issus de la hausse des prix de l’essence pour financer des politiques sociales. Certes, il y a un peu de panique dans le camp présidentiel. Le gouvernement a annoncé un plan de soutien à l’économie fourre-tout pour réduire l’impact de la crise de 12 milliards de nairas (environ 7 millions d’euros) et la reprise des versements en cash pour les 12 millions de Nigérians de plus fragiles de 25 000 nairas pour trois mois (environ 14,65 euros). Mais ce ne sont que des mesures d’urgence qui ne changent rien à la difficulté de la situation. 

Les autorités ont, par ailleurs, cherché des boucs émissaires à leurs échecs : la banque centrale a ainsi accusé en début de mois, après la nouvelle dévaluation, les changeurs de rue de faire pression à la baisse sur le naira, alors qu’elle-même doit encore 5 milliards de dollars en devises à des emprunteurs.

En réalité, Bola Tinubu ne changera pas d’un iota sa politique, même si des doutes commencent à apparaître. Sa croyance dans les forces du marché ne semble pas s’être laissé atteindre par cette année catastrophique pour son pays. Mardi 27 février, il a entonné l’habituel refrain : la suppression des subventions était « difficile mais nécessaire ».

Dans la foulée, le nouveau gouverneur de la banque centrale a relevé les taux directeurs de 4 points à 22,75 %, exerçant une nouvelle pression sur  l'économie locale. Sans convaincre les investisseurs étrangers pour l'instant, puisque dans la foulée le dollar a dépassé les 1 600 nairas. 

La fausse route

Pourtant, comme le note dans une tribune au Premium Times publiée le 19 janvier dernier l’économiste Akpan Ekpo, de l’université d’Uyo, ces « réformes ne sont pas dans l’intérêt des travailleurs et des autres groupes vulnérables ».

Akpan Ekpo rappelle que toutes les réussites de développement, de Singapour à la Chine en passant par la Corée du Sud, se sont faites avec une politique active de l’État : « Si le secteur privé est un moteur de croissance, ce n’est pas un moteur de développement », souligne-t-il. Et d’ajouter : « La crise économique nécessite la main visible du gouvernement. L’économie coule, et compter sur le secteur privé et les forces du marché ne peut qu’approfondir la crise. »

L’économie nigériane est si fragile qu’il est suicidaire d’attendre la stabilisation par le marché. Comme le rappelle Akpan Ekpo, « le marché des devises au Nigéria n’est pas concurrentiel » : l’offre ne pourra jamais satisfaire la demande sans la construction d’une base manufacturière et une remise à plat de la production de pétrole.

Attendre que le marché règle tout cela n’a pas de sens et ne revient qu’à faire payer les Nigérians de la rue pour des stratégies perdantes. « Les forces du marché ne réduiront pas la pauvreté, même à long terme. En fait, elles ont besoin de la pauvreté pour intensifier l’accumulation primitive capitaliste », résume Akpan Ekpo.

Ce dont ce pays a besoin, c’est donc de pouvoir se libérer des exigences du FMI et de la Banque mondiale pour engager une vraie politique de développement permettant au pays de faire face au besoin de son immense et jeune population, tout en se libérant progressivement de la malédiction du pétrole. Une telle stratégie ne peut être réglée ni par des artifices monétaires comme jusqu’en 2023, ni par des lubies néolibérales comme c’est le cas aujourd’hui.