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Espoirs et déboires de la construction en terre

Matériau local et réutilisable à l’infini, la terre crue permet de concevoir des briques, des enduits ou des mortiers. Mais cette alternative au béton reste plus chère, et la filière, fragile, a encore besoin de soutien pour se faire une place parmi les mastodontes du bâtiment.

Par Emeline Cazi

Le pavillon en terre crue et bois dans la cour du groupe scolaire Le Vau, à Paris, en septembre 2023. 

Le pavillon en terre crue et bois dans la cour du groupe scolaire Le Vau, à Paris, en septembre 2023. STIJN BOLLAERT

 

Début avril, un mercredi, Ludovic Boespflug a fermé les portes de la fabrique de Sevran, en Seine-Saint-Denis, sans savoir quand elles rouvriraient. Le lendemain, le tribunal de commerce prononçait la liquidation judiciaire. Trois semaines plus tard, trois lignes étaient postées sur LinkedIn. « La fabrique Cycle Terre a dû malheureusement fermer ses portes le 10 avril dernier. Pour des raisons essentiellement conjoncturelles, techniques et financières, la fabrique n’était plus en mesure d’assurer sa mission. »

 

« Un projet qui avait du sens… Un investissement de 4,9 millions d’euros par l’Europe, de 200 000 euros par la région… et ce simple message comme fin d’histoire ??? », réagit un retraité. Sur Instagram, une avalanche de smileys en larmes, autant qui demandent comment aider. « On parle de 500 000 euros ? C’est quoi par rapport au prix d’un stand au Mipim [le salon de l’immobilier] ? », soupire l’architecte Nicola Delon, cofondateur de l’agence Encore heureux et qui cherche une réponse collective « pour sauver cet outil nécessaire ».

 

La déception est à la hauteur des espoirs soulevés lors de l’inauguration de l’atelier, en novembre 2021. Le bâtiment, dont les grandes baies donnent sur les arbres du parc voisin, est splendide. Il est surtout le navire amiral d’une communauté qui cherche des alternatives au tout béton et voit dans la terre crue, matériau local, réutilisable à l’infini, universel – « avec l’eau, la terre est un des rares communs partagés par tous », rappelle M. Delon – une solution aux deux grands maux de la construction : l’émission de gaz à effet de serre et la production démesurée de déchets.

La ressource ne manque pas

L’idée est séduisante : avec les terres excavées du Grand Paris, on allait produire des briques, des enduits, des mortiers. Avec, on bâtirait des écoles, des médiathèques, des logements. La ressource ne manque pas. A lui seul, le nouveau métro, le Grand Paris Express, doit sortir 47 millions de tonnes de terre. Soit 27 centimètres de plus à étaler sur toute l’Ile-de-France.

 

Les 5 000 forages réalisés le long des 200 kilomètres du tracé offrent justement une occasion unique de connaître la nature des sols. L’idée fait son chemin alors que les architectes Paul-Emmanuel Loiret et Serge Joly exposent, fin 2016, au Pavillon de l’Arsenal, leur réflexion sur le potentiel des déblais de chantier. Les échantillons sont envoyés au laboratoire CRAterre, à Grenoble, une référence dans le domaine. L’année suivante, le Chinois Wang Shu (Prix Pritzker 2012) et le promoteur Quartus sont retenus pour réaménager le quartier de l’usine des eaux à Ivry, dans le Val-de-Marne. Les bâtiments seront en bois et en terre crue, annoncent-ils. C’est le déclic. Il faut des briques ; Cycle Terre les produira. L’Union européenne adhère et verse 5 millions deuros.

 

Les vertus du matériau sont infinies, insistent ses ambassadeurs, dont quelques noms illustres de l’architecture. En 2014, l’agence suisse Herzog & de Meuron et l’Autrichien Martin Rauch livraient à Ricola le plus grand bâtiment en pisé d’Europe pour que le fabricant de bonbons stocke ses plantes. La terre conserve la chaleur l’hiver, laisse les intérieurs frais l’été, régule l’hygrométrie, demande peu d’énergie à la production. Sa mise en œuvre est simple. Coulée, elle se coffre comme du béton. Les briques, compressées ou extrudées, se posent comme des matériaux traditionnels. Seule la nature du mortier change. En fin de vie, si rien n’a été ajouté, le mur redevient tas de sable.

 

La fabrique de Sevran livre ses premières briques en 2022. Plus de quatre mille élèves, étudiants, entrepreneurs défilent pour voir, toucher, se former. Les carnets de commandes se remplissent. En 2023, le chiffre d’affaires quadruple. Il doit encore doubler l’année suivante, atteindre 800 000 euros. Mais l’élan est stoppé net. Des chantiers dérapent, « les recettes ne rentrent pas », explique Ludovic Boespflug, administrateur de la Fabrique et directeur général de Quartus. « On a eu beaucoup de problèmes techniques sur les machines, on a manqué de trésorerie pour les absorber », complète l’architecte Paul-Emmanuel Loiret, président de la coopérative.

« On a l’enthousiasme, il faut l’industriel »

En avril 2023, un incendie ravage le chantier d’une école à Montfermeil, en Seine-Saint-Denis. Les briques prévues pour les parois restent à l’atelier. C’est le coup de grâce. « Il nous manquait encore une année avant d’être autonome financièrement », explique-t-il. Stéphane Blanchet, le maire de Sevran, espère toujours une réouverture à l’automne. « En plus de réindustrialiser un territoire, d’agir pour la transition écologique, ce projet lutte contre l’économie souterraine », insiste-t-il, faisant référence à l’enquête en cours sur un trafic de terres impliquant des élus franciliens, un agriculteur et d’anciens braqueurs. La reprise d’activité de Cycle Terre et le plan à cinq ans sont estimés à 1,3 million d’euros. Les collectivités soutiennent. « On a l’enthousiasme, il faut l’industriel », insiste l’élu. Des investisseurs doivent rencontrer les fondateurs de la fabrique, cette semaine.

 

Les déboires de Cycle Terre racontent la fragilité d’une filière qui a encore besoin de soutien pour se faire une place parmi les mastodontes. La crise des deux dernières années n’a pas aidé. Des programmes ont été revus à la baisse. La terre, plus chère, a été remplacée par des matériaux conventionnels. Résultat, des commandes lancées deux ans plus tôt ont été annulées. A Toulouse, l’entreprise BTC (Briques Technic Concept), la fabrique lancée par Philippe Madec pour alimenter le chantier du pôle culturel de Cornebarrieu, en Haute-Garonne, vacille également.

DAMIEN BARON

 

Fin mars, elle était placée en redressement judiciaire. « C’est difficile, car c’était notre année d’équilibre, regrette Etienne Gay, le fondateur. Il y a une sacrée accélération depuis deux ans et demi, malheureusement l’écologie s’arrête au portefeuille. Les gens n’acceptent pas de mettre le prix. Pourtant, vous le récupérez dix ans plus tard : les bâtiments sont moins énergivores, il n’y a pas besoin de climatisation. »

 

« La filière se développe, c’est indéniable. Il n’y a plus besoin de convaincre. Mais il reste des blocages. Financiers, d’abord. Sans changement d’échelle, la terre restera plus chère », développe Laetitia Fontaine, la directrice du centre de formation et bureau d’études Amàco, spécialiste des matériaux de construction locaux et naturels. L’objectif de Cycle Terre était précisément celui-ci : alimenter les chantiers avec du prêt à l’emploi. Avec l’idée de multiplier les sites de production. « Il y a aussi des freins réglementaires. Et il faut former. Même si les architectes, les maîtrises d’ouvrage sont sensibilisés, les bureaux d’études structure ne savent pas encore suffisamment intégrer la terre dans leurs calculs. »

Des pluies torrentielles

« On n’a pas réussi du premier coup, mais ça n’est pas la fin de la terre crue », veut croire Ludovic Boespflug. Philippe Madec, coauteur du Manifeste pour une frugalité heureuse, n’a eu aucun mal à embarquer Tristan Le Lous, président du laboratoire pharmaceutique Urgo, qui voulait rénover son chai, au cœur du vignoble bordelais. L’un des plus longs murs de pisé construit en France borde désormais la propriété, qui domine les plateaux Cantenac et Margaux, à trois quarts d’heure de route de Bordeaux. Derrière, dans de grandes barriques posées à l’horizontal, dort la récolte de l’année précédente, et bientôt une seconde.

« Le pisé et l’aménagement d’un puits canadien permettent de maintenir une température à 15 ᵒC », explique Tristan Le Lous. A Paris, la ville accepte de mettre un peu plus d’argent pour porter des projets comme celui du pavillon Le Vau, dans le 20e arrondissement, une cabane circulaire en pisé, dessinée par l’Atelier Senzu. Posée à l’entrée de l’école, elle accueille le café des parents, des ateliers de rempotage, et fait le lien entre les familles et l’institution.

 

L’aventure a aussi ses déconvenues. Les professionnels doivent souvent tout (ré)apprendre de ces techniques vernaculaires (bauge, torchis, pisé, adobe) que le béton a éclipsées. Le mur de terre doit avoir « de bonnes bottes et un bon chapeau », rappelle aussi Philippe Madec. Autrement dit, être protégé de la pluie et de l’humidité. Les jeunes architectes de la coopérative Les Grands Moyens, qui ont monté, à Bagneux, dans les Hauts-de-Seine, avec l’agence TOA, cent cinquante murs du plus grand bâtiment en terre crue non stabilisée (sans adjuvant) en France – six étages, quarante-deux logements – l’avaient bien en tête. Les entreprises qui aspergeaient les dalles de béton à proximité, beaucoup moins. Un retour de week-end de mai fut aussi particulièrement douloureux. Des pluies torrentielles avaient endommagé vingt-trois murs : « L’étanchéité n’était pas terminée, tout ruisselait », racontent Adrien Poullain et Léo Guiraudie, deux des cofondateurs. Il a fallu en démolir certains, réparer les autres et faire une croix sur deux semaines de travail.

 

Relancer une filière

Le Graal des architectes engagés est de relancer une filière grâce à l’un de leur programme. C’était l’ambition de l’agence Encore Heureux en proposant de construire le lycée de Longoni à Mayotte – 22 000 mètres carrés au cœur de la forêt, deux mille élèves, tous futurs professionnels du bâtiment – avec cent mille briques de terre crue. « Quand on a vu qu’il n’y a pas d’autre ressource que la terre, on a proposé une cité scolaire qui reflète la diversité des pratiques locales [terre, bois, métal, béton de terre] », raconte Nicola Delon.

 

Dans les années 1980, les grands programmes de logements sociaux (vingt mille logements) faisaient vivre cinq cents entreprises artisanales. Le territoire devenu français, les normes ont changé, la pratique a reculé. L’équipe d’Encore Heureux a dû lever des verrous réglementaires, il reste deux ans de chantier, mais ils ont leur belle histoire. Un entrepreneur « maçonnerie classique » s’est laissé convaincre d’investir dans une presse : « Il sort mille briques par jour. » Une partie alimente le chantier. Le reste est vendu 1 euro pièce aux Mahorais, qui redécouvrent le matériau pour construire leur maison.