Le chamboule-tout des métiers de la grande distribution, percutés par l’IA, la location-gérance et l’essor des caisses automatiques
Cécile Prudhomme
Depuis une décennie, les conditions de travail des salariés des super et hypermarchés se dégradent, bouleversées par le passage des magasins en location-gérance, par le déploiement des caisses automatiques et, enfin, par l’irruption de l’intelligence artificielle.
Nathalie Prieur, hôtesse de caisse et déléguée syndicale CFDT à Auchan, à Perpignan, le 10 avril 2024. JOANNA MARCHI / HANS LUCAS POUR « LE MONDE »
Hôtesse en caisse dans l’hypermarché Auchan de Perpignan, Nathalie Prieur n’oubliera pas le 16 mars 2023. Ce jour-là, la direction annonce aux équipes que leur magasin est sélectionné comme l’un des pilotes de l’enseigne pour expérimenter un « outil de planification » censé « mettre la bonne personne, avec la bonne compétence, au bon endroit et au bon moment ». « Un logiciel d’intelligence artificielle [IA] chargé de fabriquer nos horaires de boulot à partir du code du travail, des accords d’entreprise et des prévisions de vente qui a été mis en place au début de l’année », résume cette déléguée CFDT. Depuis, son quotidien, et celui de ses collègues, n’est plus le même.
Jusque-là, les manageurs construisaient les plannings des 450 salariés de cette grande surface, située dans le centre commercial Aushopping Porte D’Espagne, et ils les affichaient quinze jours à l’avance. Désormais, pour les quatre-vingts personnes du « secteur des caisses » en phase de test, c’est « le logiciel qui, avec ses paramètres, va répartir la charge de travail à couvrir ».
Difficile de discuter avec « la machine » autour d’un café dans l’espoir d’adapter son planning. « Elle ne regarde pas si une employée, âgée de 57 ans et opérée des épaules, est en bout de course, fatiguée, pour lui aménager ses plages horaires », souligne Mme Prieur. L’un de ses collègues qui avait l’habitude de travailler six heures par jour pendant trois jours s’est ainsi retrouvé subitement avec un emploi du temps de sept heures et trente minutes pendant deux jours, complété d’une journée de trois heures.
« Le logiciel intègre qu’il faut faire un certain nombre de week-ends par an, mais il peut donner quatre samedis en nocturne d’affilée, poursuit la syndicaliste. Pour des mères isolées, avec des enfants en bas âge, qui pouvaient jusque-là trouver des arrangements avec leur manageur, c’est devenu très compliqué. » Et pour cause : à la moindre modification de l’emploi du temps d’un salarié, « le logiciel refait tourner les horaires de toute l’équipe, car il est calé sur la charge de travail du magasin ».
Des modes de gestion moins coûteux en capital
L’irruption de l’IA pour gérer le planning des équipes de cet hyper est le dernier bouleversement touchant un secteur recensant 678 573 salariés (au troisième trimestre 2023, selon la plate-forme Horizons Commerce), ce qui en fait l’un des premiers employeurs en France. Un chiffre globalement stable depuis une dizaine d’années, derrière lequel de nombreux phénomènes percutent l’emploi et les conditions de travail.
A commencer par le développement de la location-gérance et de la franchise, deux modes de gestion des grandes surfaces moins coûteux en capital pour les grands groupes, mais moins protecteur sur le plan social pour les salariés.
Carrefour s’en est fait une spécialité. Depuis 2018, 305 magasins, dont 80 hypermarchés, sont passés en location-gérance par vagues successives. Plus d’un tiers de ses hypers et les trois quarts de ses supermarchés sont aujourd’hui en franchise, contre respectivement moins de 10 % et moins de 60 %, il y a cinq ans.
Conséquence, 23 000 salariés sortis des effectifs du groupe, dont « 4 000 en 2024 », selon Sylvain Macé, délégué syndical de groupe pour la CFDT chez Carrefour et secrétaire national de la Fédération des services. D’environ 115 000 salariés, en France, en 2018, l’entreprise n’en compte plus que 80 000 aujourd’hui, selon les syndicats. « Nous ne communiquons pas de chiffre des effectifs en France hors franchise », répond de son côté la direction.
Certes, lors du passage en franchise, les équipes restent en place, ce qui permet au géant de la distribution de se vanter de n’avoir fermé aucun hypermarché. Mais les syndicats estiment qu’il s’agit de licenciements déguisés, quand ce mode de gestion est utilisé pour tenter de redresser des magasins en difficulté. La branche services de la CFDT a même assigné le groupe devant le tribunal judiciaire d’Evry-Courcouronnes (Essonne), le 11 mars, pour pratique abusive de la franchise et de la location-gérance.
« A la rentrée, tous les accords vont tomber »
« Ça va leur permettre de licencier, d’enlever des acquis sociaux, de changer nos conditions de travail avec une pression plus forte », redoutait, le 20 mars, dans le journal La Marseillaise, Marina Ouedraogo, déléguée syndicale CGT du Carrefour Le Merlan, à Marseille, qui doit passer en location-gérance le 1er mai. L’exemple de celui de Tourville-la-Rivière (Seine-Maritime), près de Rouen, ne devrait pas la rassurer. Depuis son « externalisation », en 2022, la nouvelle direction a, à ce jour, supprimé 90 des 336 postes, dénonce la CGT.
Même sans une telle issue, le malaise des employés est palpable, tant ils savent qu’ils n’en sortiront pas gagnants. Au terme des quinze mois légaux, ils perdent en effet le bénéfice des accords collectifs négociés au sein de Carrefour et basculent sous la convention collective de la branche, moins-disante, avec des accords et des conditions de travail propres au point de vente et à leur nouveau dirigeant.
« A la rentrée, tous les accords vont tomber. Les congés pour la perte d’un parent vont passer de cinq à trois jours, le coût de la mutuelle va augmenter, énumère Jessica (elle souhaite rester anonyme), 49 ans, caissière d’un Carrefour Market du nord de la France. Pour nous, ce sera une perte de pouvoir d’achat, alors que mon salaire tourne autour de 1 300 euros net. »
Course à l’externalisation
A Rennes, Marie-Françoise Rouault – aujourd’hui en congés de fin de carrière – raconte comment, en tant que déléguée FO d’un supermarché à Rennes, elle a dû ferrailler avec le nouveau directeur, quand le magasin a basculé, en juin 2023. Acompte du treizième mois toujours pas versé début décembre, volonté d’étaler sur l’année le paiement des primes… « Quand nous tentions de négocier, il a coupé court, en disant : “Je fais ce que je veux” », raconte-t-elle.
La CFDT a calculé que les salariés qui sortaient de Carrefour perdaient en moyenne 2 300 euros par an, puisqu’ils ne touchent plus la participation aux bénéfices ou l’intéressement. Un montant à mettre au regard du salaire mensuel moyen d’un employé de magasin, autour de 1 450 euros net, sur treize mois.
Par ricochet, cette course à l’externalisation a une incidence pour ceux qui restent dans le groupe. « Dès qu’on sort des magasins, c’est mathématique, il y a besoin de moins de monde en soutien dans les sièges, où se trouvent les achats et les fonctions support », explique Sylvain Macé, de la CFDT. Carrefour y a d’ailleurs réduit les effectifs en 2023, pour la troisième fois en cinq ans. Depuis 2018, 13 000 postes ont été supprimés dans ses sièges et dans les hypermarchés par le biais de différents dispositifs, a compté le syndicaliste.
Grand remue-ménage de magasins
Casino est lui aussi familier de cette stratégie : 79 % de son parc de points de vente en France était externalisé fin 2023, contre 60 % il y a dix ans. Mais les salariés s’apprêtent à vivre un bouleversement d’une plus grande ampleur. Affecté par une montagne de dettes, le groupe a dû céder l’ensemble de ses grandes surfaces à Intermarché, Auchan, Carrefour… Repris par le consortium formé par les hommes d’affaires tchèque Daniel Kretinsky et français Marc Ladreit de Lacharrière, accompagnés du fonds d’investissement britannique Attestor, le « nouveau » Casino emploie 36 % de salariés de moins, avec 28 212 collaborateurs.
Et les fonctions support des magasins cédés (logistique, comptabilité…) seront forcément touchées. « Entre 3 000 et 3 500 personnes pourraient être concernées par un plan social », estimait, fin février, Jean Pastor, délégué syndical CGT, et l’un des représentants de l’intersyndicale. Quant à ceux qui changent de bannières, ils s’inquiètent du sort que leur réservera leur nouvel employeur. Surtout ceux repris par des chefs d’entreprise indépendants comme chez Intermarché, où leurs conditions de travail dépendront de l’adhérent chargé de leur point de vente.
Ce grand remue-ménage de magasins au sein des groupes intervient alors que l’emploi dans la grande distribution connaît, depuis une décennie, des « mutations structurelles », sous les coups de boutoir du commerce en ligne et des discounteurs.
La part des métiers de la logistique et du libre-service dans les effectifs y a ainsi « nettement augmenté entre 2009 et 2020 », passant de 42 % à 55 % dans les supermarchés, et de 37 % à 43 % dans les hypermarchés, aux dépens notamment des métiers au contact du client, selon une étude de l’Insee de septembre 2023.
Sur cette période, le nombre de caissiers a baissé de 18 %. Un métier qu’occupent encore 135 992 salariés, selon la plate-forme Horizons Commerce, et qui est menacé par l’essor fulgurant des caisses automatiques. En 2023, 71 % des grandes surfaces en étaient équipées, selon le cabinet d’études NielsenIQ, contre 57 % en 2020.
« Contrôle, flicage »
A en croire les entreprises, cette déferlante n’a pas eu d’incidence majeure sur l’emploi. « Il n’y a pas eu de suppression massive d’effectifs, car le personnel est réaffecté pour accompagner les clients, quand les articles ne passent pas, ou lorsqu’il y a un problème de carte bleue », assure Renaud Giroudet, directeur des affaires sociales, de l’emploi et de la formation à la Fédération du commerce et de la distribution. « Il ne faut pas fantasmer là-dessus, s’agace Yves Audo, président du Conseil du commerce de France. Le personnel qui n’est plus en caisse est dans le point de vente, pour augmenter le taux de service au client. »
Aujourd’hui, sur les douze caisses de son Intermarché du sud-ouest de la France, quatre sont passées en libre-service. « On n’a pas supprimé l’emploi des personnes qui y travaillaient. On a juste changé [celles-ci] de fonction. Avant, il n’y avait pas d’accueil, maintenant, on a une hôtesse à plein temps. »
Pour les employés, le quotidien n’est toutefois plus le même. Carine (elle souhaite rester anonyme), 55 ans, a poussé les portes de son hypermarché du sud de la France dans les années 1990 pour un job d’étudiant, « de fin de semaine, pas trop mal payé », à la caisse, dans lequel elle a fini par s’installer. Un travail « assis, et en relation avec les clients », des familles, des bonjours, des sourires, des collègues… Qui se résume aujourd’hui à « du contrôle, du flicage, du “dépatouillage” de problèmes avec les caisses automatiques », raconte-t-elle. « Les clients se sentent observés. C’est source de conflit. Et de stress pour nous aussi. » Sans compter les journées à rester « tout le temps debout, à piétiner » en surveillant écrans et clients.
« Tout est mesuré, chronométré »
Chez Auchan, « les caisses automatiques sont mises en place depuis trois ans dans les hypermarchés comme dans les supermarchés. Et c’est une catastrophe », juge Gilles Martin, le délégué syndical central CFDT d’Auchan France, l’entreprise ayant joué sur le turnover et sur le renforcement de la polyactivité pour répartir de nouveau les employés.
Des salariés multifonctionnels, capables de gérer rayons, encaissement ou accueil. Tel est le modèle utilisé par les géants du discount comme Action, qui inspire aujourd’hui la grande distribution, en quête d’économie sur ses coûts de fonctionnement. « Depuis les années 1990, la grande distribution développe la polyactivité à la fois pour compléter les durées de travail des salariés à temps partiel et pour faire face au flux de clients aux heures de pointe », reconnaît M. Giroudet.
Avec, là encore, des effets délétères. « Tout est mesuré, chronométré… On va dire au salarié : “Tu es sur tel poste de telle heure à telle heure et, ensuite, tu changes pour aller ici, puis là…” Avant, les salariés étaient habitués à gérer un rayon de A jusqu’à Z », raconte M. Martin, qui regrette cette course sans fin à la productivité.