Paris 2024 : des « assignations à résidence » en vertu de la loi antiterroriste en forte hausse
Afin de sécuriser les Jeux olympiques et paralympiques, 155 mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance ont été prises à l’encontre d’individus jugés dangereux. Nombre d’entre eux n’ont pourtant jamais été condamnés ni même poursuivis.
Halim devait partir en vacances le 11 juillet. Mais, ce jour-là, lorsqu’il s’est présenté avec son épouse et ses trois enfants à l’embarquement de son vol pour la Tunisie à l’aéroport d’Orly (Val-de-Marne), la police aux frontières (PAF) le retient. « On m’a conduit dans un bureau où une femme m’a notifié que j’étais assigné à résidence depuis le 27 juin », raconte au Monde ce Franco-Algérien de 44 ans, qui ne souhaite pas voir mentionné son nom de famille.
Problème : l’arrêté lui notifiant sa mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (Micas) − une interdiction de circuler hors d’un certain périmètre instaurée par la loi antiterroriste de 2017, qui a fait entrer dans le droit commun des mesures inspirées de l’état d’urgence, mesure qui peut s’apparenter à une forme d’assignation à résidence − a été envoyé à son ancienne adresse, à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), qu’il a quittée en août 2023 pour s’installer chez sa mère, à Paris.
Cela fait donc deux semaines qu’il est en infraction sans le savoir. Manifestement, la police l’avait oublié. « Pourtant, j’étais passé par la PAF, le 5 juillet, en rentrant de l’étranger et j’avais signalé ma nouvelle adresse. On ne m’avait rien notifié », explique Halim, qui a l’habitude des contrôles depuis une assignation à résidence remontant à 2015, pour avoir participé à un trafic de voitures volées avec des membres de la mouvance islamiste radicale à la fin des années 2000 et pour avoir été accusé d’effectuer des repérages aux abords du domicile d’un responsable de Charlie Hebdo.
Le voici donc de nouveau assigné à résidence pour trois mois à une adresse qu’il n’occupe plus, au nom de mesures destinées à assurer la sécurité des Jeux olympiques et paralympiques (JOP). Pourtant, il comptait séjourner en Tunisie pendant toute la durée des Jeux et au-delà. Alors que son épouse et ses enfants s’envolent pour les vacances, Halim prend un taxi pour se rendre chez son avocat, Me Vincent Brengarth, dans le centre de Paris.
« Je frôlais une zone rouge »
Le temps d’expliquer sa situation, il commande un autre taxi pour se rendre chez sa mère, mais avant d’avoir le temps de le prendre, il est interpellé sur le trottoir par quatre policiers en civil qui prétextent un « contrôle ». Comme il est en violation de sa Micas qui l’assigne à la commune de Vitry-sur-Seine, il est embarqué vers le poste le plus proche où il est placé en garde à vue. On le relâche le lendemain non sans avoir perquisitionné, en sa présence, l’appartement de sa mère, pour constater qu’il y vit bien. Il bénéficie d’un classement sans suite. En attendant un document réactualisé, il doit pointer au commissariat de son ancien domicile.
Le 14 juillet, il réceptionne une nouvelle Micas portant l’adresse de sa mère, dans le sud de la capitale. Il lui est interdit de quitter Paris et de pénétrer dans une dizaine de zones délimitées en rouge sur des cartes qui figurent dans le document du ministère de l’intérieur. Il doit pointer tous les jours à la même heure au commissariat.
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Le 18 juillet, il fait ses courses au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), une commune limitrophe de Paris, dans un supermarché où il a ses habitudes. Son téléphone, géolocalisé par la police, le signale immédiatement hors périmètre. Nouvelle interpellation, nouvelle garde à vue, nouvelle perquisition. Il est déféré par le procureur au dépôt du tribunal des Batignolles à Paris, où on lui annonce qu’il passera le lendemain en comparution immédiate.
Le 19 juillet, il est condamné à trois mois de prison avec sursis pour violation de sa Micas. « C’est l’effet boule de neige », déclare Halim, qui dit être devenu « parano » : « L’autre jour, je suis allé chez le coiffeur en empruntant le périphérique avant de réaliser que je frôlais une zone rouge. J’ai paniqué, j’ai envoyé un e-mail au ministère de l’intérieur pour m’expliquer. Ils ne m’ont pas répondu. J’ai passé une nuit blanche en attendant qu’on vienne me chercher. »
« Personnes très dangereuses »
Halim a déjà passé deux mois et demi assigné à résidence juste après les attentats du 13 novembre 2015, en vertu de l’état d’urgence. Il est le premier dont l’assignation à résidence avait été levée par le Conseil d’Etat en référé. Avant le jugement au fond, le ministère de l’intérieur avait annulé sa mesure, de peur d’encourir un nouveau désaveu.
Quel a été le tort d’Halim pour avoir reçu aujourd’hui une Micas destinée, selon les mots du ministre de l’intérieur démissionnaire, Gérald Darmanin, à « des personnes très dangereuses ou pouvant potentiellement passer à l’acte » ? Selon une « note blanche » (non signée) des services de renseignement, Halim a été en contact avec des individus présentés comme dangereux et radicalisés ainsi qu’avec le président d’une association dissoute en juin pour provocation à l’homophobie, sans plus de précisions.
Après le rejet du référé liberté qu’il a déposé pour Halim, Me Brengarth doit défendre un recours en annulation de sa Micas, jeudi 25 juillet, au tribunal administratif de Montreuil (Seine-Saint-Denis). « Les demandes de suspension des Micas en référé sont souvent rejetées pour défaut d’urgence, parce que l’audience au fond intervient rapidement », abonde Me Samy Djemaoun, qui défend plusieurs assignés à résidence.
Lors d’un point de presse, le 17 juillet, Gérald Darmanin a annoncé que 155 Micas ont été prises en lien avec les Jeux olympiques. Un chiffre sans précédent depuis la fin de l’état d’urgence en 2017. Interrogé sur le détail de ces arrêtés, le ministère de l’intérieur renvoie à « la parole du ministre », sans fournir plus de précisions.
Une durée de trois mois
D’après les avocats spécialisés interrogés par Le Monde, ce chiffre paraît sous-estimé au vu de l’afflux de demandes de recours. « C’est la stratégie du tapis de bombes, résume l’avocat Romain Ruiz. Le ministre de l’intérieur cherche à se couvrir en cas d’attentat en faisant du chiffre. »
Alors que les Micas sont censées être individualisées en fonction du profil des personnes visées, elles portent presque toutes la même durée de trois mois − soit bien plus que la période couvrant les JOP − et le même pointage quotidien au commissariat. Les raisons des restrictions de circulation y sont détaillées succinctement ainsi que le contexte international avec des références aux attentats du 7 octobre 2023, à l’attentat d’Arras qui a entraîné la mort du professeur Dominique Bernard, le 13 octobre 2023, celui de Moscou commis par l’Etat islamique au Khorassan, le 22 mars, et, bien sûr, la tenue des JO.
Autre constat : les Micas prises jusqu’à récemment visaient des individus sortant de détention, mais la vague actuelle comprend une part importante de personnes jamais condamnées ni même poursuivies, comme c’est le cas d’Halim.
Même chose pour Moustafa (le prénom a été modifié à la demande de l’intéressé), qui travaille depuis onze ans à la manutention des avions à Orly. Il a accès à toutes les zones de l’aéroport. Pour cela, il fait l’objet d’une enquête tous les six mois et son habilitation est renouvelée par la Préfecture de Paris après examen tous les trois ans. Son casier est vierge.
Pourtant, le 10 juillet, il est visé par une Micas courant jusqu’au 8 septembre. La cause ? Il a été placé en garde à vue en 2022 à la suite de la plainte d’un voisin qui lui reprochait des insultes antisémites. « J’avais pu prouver qu’à l’heure prétendue des faits, j’étais au travail. » Le procureur avait classé sans suite.
« Domination du discours sécuritaire ».
Après sa notification, Moustafa fait une demande de dérogation pour pouvoir se rendre à son travail depuis son domicile dans l’Essonne. Le préfet de Paris comprend alors qu’il travaille à Orly et suspend son habilitation. Une perquisition est menée chez lui : « Des policiers cagoulés ont débarqué à 6 heures du matin. Leur première question a été : “Où se trouve ton tapis de prière ?” Puis ils ont saisi un coran, mon téléphone et mon ordinateur. »
Après exploitation, on lui reproche des contacts avec une personne radicalisée, en fait un autre manutentionnaire, suspendu en 2023 et dont il s’était occupé en tant que délégué du personnel. « J’ai tout perdu : mon travail, ma réputation dans mon quartier. Je n’ai plus qu’à déménager », déplore Moustafa, qui doit se marier bientôt. Son affaire, défendue par Me Djemaoun, sera audiencée au tribunal administratif de Versailles, mercredi 24 juillet. Il a le maigre espoir d’un dénouement positif.
A la connaissance de l’avocat, seuls trois recours au tribunal administratif ont débouché sur des annulations de Micas depuis début juillet : deux à Paris et une à Melun. « Ce qui m’étonne le plus, estime Me Djemaoun, ce n’est pas l’attitude du ministère de l’intérieur, dont les dérives sont connues. C’est le manque de contrôle entier, sur les faits, de certains tribunaux administratifs, dont on a l’impression parfois qu’ils tiennent des audiences pour la forme. »
Dans une lettre envoyée au Défenseur des droits, Me Vincent Brengarth met en garde contre la multiplication de « mesures attentatoires aux libertés » dans un contexte de « domination du discours sécuritaire ». « Plus que jamais, le droit d’exception s’immisce dans la vie du quotidien des justiciables, suivant des motivations toutes parcellaires pour lesquelles le ministère de l’intérieur excelle et sans qu’un véritable contrôle juridictionnel ne soit exercé », affirme-t-il.