JustPaste.it

Habitat indigne : l’incroyable cadeau du gouvernement aux marchands de sommeil

Habitat indigne : l’incroyable cadeau du gouvernement aux marchands de sommeil

Adopté en catimini cet été, le décret habitat rend accessibles à la location des surfaces considérées jusque-là comme impropres à l’habitation. Alors que l’État brille par son apathie face à la crise du logement, cette dérégulation apparaît comme la pire des réponses au problème.

Lucie Delaporte

Mediapart, 18 janvier 2024 à 12h49

 

 

Lyon (Rhône).– Pour pénétrer dans le logement, en rez-de-chaussée, de Clément Adjei, il faut descendre quelques marches mais surtout baisser la tête si l’on dépasse le mètre quatre-vingt. Par chance, ce locataire n’est pas très grand et il lui reste royalement cinq centimètres au-dessus de la tête quand il se tient debout dans son deux-pièces minuscule, où chaque mouvement est contraint.

 

Procédé typique des marchands de sommeil, le local sur rue situé dans le quartier en voie de gentrification de La Guillotière, à Lyon, a été divisé en deux dans la hauteur : la fenêtre ne s’ouvre plus.

 

Bien calfeutré pour essayer de garder la chaleur, le logement brasse un air étouffant saturé d’humidité. Pour avoir un peu d’intimité, Clément Adjei doit tirer les rideaux la journée, ce qui renforce encore le côté oppressant de son appartement. Il nous montre aussi deux gros trous dans les sanitaires et la chambre, par lesquels passent les rats.

 

20240118imgdecrethabitatlincroyablecadeauauxmarchandsdesommeil1.jpg

Clément Adjei, 70 ans, dans la chambre de son logement du quartier de La Guillotière à Lyon. Il vit depuis 2015 dans cet appartement dont la hauteur sous plafond est d'environ 1,80 mètre. © Photo Bastien Doudaine pour Mediapart

Clément Adjei habite ce taudis depuis 2015 et paye chaque mois 550 euros de loyer. Caché derrière une cascade de SCI, le propriétaire est un marchand de sommeil bien connu à Lyon, selon l’Alpil (Action pour l’insertion par le logement), une association qui accompagne les mal-logés.

 

À 70 ans, après une carrière dans le nettoyage, Clément n’arrive plus à payer ce loyer exorbitant. « Je touche 500 euros de retraite, c’est trop difficile », explique l’homme arrivé du Ghana il y a plus de trente ans, et qui pendant des années s’est acquitté de ce loyer sans broncher.

 

Il a récemment poussé la porte de l’Alpil, qui a monté l’an dernier un dossier technique pour dénoncer l’insalubrité du logement.

 

« Une hauteur sous plafond de 1,80 mètre, une installation électrique défaillante, pas de ventilation, des moisissures… Il n’y a pas grand-chose qui va dans ce logement », résume Théophile Dely, chargé de réaliser les diagnostics techniques pour l’association.

« Sur un logement comme celui-ci, on serait parti sur une procédure d’insalubrité irrémédiable, ce qui veut dire que cette surface n’est pas propre à la location. Avec le décret “habitat”, on ne pourra plus », décrit Ludovic de Solère, chargé de projet à l’Alpil.

 

Si l’on peut allonger ses jambes, pas besoin de relever la tête

Publié au plein cœur de l’été, le 29 juillet 2023, le décret habitat 2023-695 va entraver la lutte contre les marchands de sommeil et autres propriétaires abusifs en tirant vers le bas toutes les normes de qualité des logements mis en location.

 

Censé harmoniser les deux textes qui régissent aujourd’hui les normes des habitations en location, le décret « décence » et le règlement sanitaire départemental, il était pourtant attendu depuis des années. Il aurait dû être l’occasion d’intégrer de nouvelles normes qualitatives, notamment liées au dérèglement climatique, en prenant en compte l’impact des fortes chaleurs dans le bâti. Personne n’avait imaginé qu’il ferait sauter les garde-fous existants, au prétexte de la crise du logement.

 

20240118imgdecrethabitatlincroyablecadeauauxmarchandsdesommeil2.jpg

Clément Adjei est accompagné par l’association Alpil, pour être relogé dans un lieu décent. © Photo Bastien Doudaine pour Mediapart

Selon les premières estimations de l’Alpil, près de 30 % des procédures actuellement enclenchées contre des marchands de sommeil pour des conditions indignes de logement tomberaient dans le cadre du nouveau décret.

 

Alors que jusque-là, la hauteur sous plafond d’un logement devait être de 2,20 mètres minimum, le décret habitat parle désormais de « volume habitable suffisant » avec un seuil fixé à 20 m3. Pour peu qu’on puisse bien allonger ses jambes, pas besoin de trop relever la tête.

 

L’Alpil a fait ses calculs. Avec une surface au sol de 11,2 m2 et une hauteur sous plafond de 1,80 m, un logement est dans les clous. Et le taudis de Clément Adjei passe désormais sous les radars… Conforme !

 

Malgré une rédaction du décret ambiguë ou approximative, les normes en termes de luminosité naturelle inquiètent également. Selon une interprétation pessimiste du texte, il se pourrait qu’un éclairement suffisant ne soit nécessaire que dans une seule pièce du logement. Un sous-sol avec une seule fenêtre deviendrait éligible à la location. « On attend la jurisprudence sur ce point, le décret n’est pas clair », précise Ludovic de Solère. 

 

Autre motif d’inquiétude, le nouveau décret pose des exigences minimales sur la ventilation des logements, alors que les professionnels de la rénovation énergétique bataillent depuis des années pour faire reconnaître son caractère impératif pour éviter une accumulation d’humidité et une concentration de pollution intérieure.

 

« Ouvrir les fenêtres n’est pas suffisant pour assurer un bon renouvellement de l’air, comme l’indique pourtant le décret. Cela revient en plus à faire porter aux occupants la responsabilité de la mauvaise ventilation », souligne Ludovic de Solère.

 

alpil12202256.jpg

Clément Adjei et Théophile Dély de l’Alpil. © Photo Bastien Doudaine pour Mediapart

Ce décret permet aussi, désormais, d’avoir des WC et une salle de bain hors du logement, à trente mètres de la pièce d’habitation. « Il faut se rendre compte de ce que cela veut dire à l’usage, devoir se lever la nuit, marcher trente mètres pour aller aux toilettes », ajoute-t-il.

 

Depuis la mise en œuvre du décret début octobre, l’Alpil constate combien il complique leur mission de lutte contre l’habitat indigne au quotidien. Ludovic de Solère a en tête l’exemple récent d’un logement en demi-sous-sol avec une hauteur sous plafond de 1,83 mètre mais une assez grande surface au sol.

 

« Comme le bac à douche est surélevé, il faut se doucher accroupi. On l’a signalé à l’agence régionale de santé [qui est compétente sur l’insalubrité des logements – ndlr]. Normalement, l’ARS suivait sur l’insalubrité mais là, ça devient plus compliqué. Il faudra se justifier encore plus sur les problèmes de santé engendrés par ce type de logement. »

Ce décret est un cadeau à ceux qui veulent maximiser la rentabilité de leur propriété.

Sarah Folléas, chargée de projet à l’Alpil

 

En plus des pathologies respiratoires fréquentes dans les logements humides et/ou mal chauffés, l’impact psychologique de vivre dans des espaces minuscules et sombres est encore trop rarement pris en compte. « On peut noter le caractère oppressant de ces surfaces, avec des risques psychologiques importants, des risques de dépression », relève pourtant Ludovic de Solère.

Fin octobre, le gouvernement s’est vu remettre le rapport des maires de Mulhouse et de Saint-Denis, Michèle Lutz et Mathieu Hanotin, sur l’habitat indigne. Selon ce document, près de 400 000 logements sont aujourd’hui estimés indignes. Patrice Vergriete, ministre délégué au logement, avait alors déclaré une « tolérance zéro contre les marchands de sommeil », en affirmant qu’un projet de loi sur le sujet allait être examiné début 2024. Un discours volontariste tenu, donc, peu après l’adoption du décret 2023-695.

 

« Ce décret est un cadeau à ceux qui veulent maximiser la rentabilité de leur propriété. Des propriétaires dont le logement a été déclaré insalubre commencent à demander la levée des procédures et vont reprendre une activité florissante », s’indigne Sarah Folléas, chargée de projet à l’Alpil. Les ARS commencent à recevoir des appels de propriétaires qui demandent si leur sous-sol ou leur cave sont bien désormais ouverts à la location…

 

« Ce décret doit être réécrit », juge Renaud Payre, vice-président de la métropole de Lyon et chargé du logement. La métropole a renforcé ses services dans la lutte contre les marchands de sommeil mais reconnaît une guerre à armes inégales. « C’est une exploitation de la misère face à laquelle on est assez démunis », admet-il, décrivant des procédures longues et coûteuses pour les collectivités avec des marchands de sommeil qui se cachent derrière des cascades de SCI.

 

Parmi les grandes villes confrontées à ce phénomène massif, la fronde a commencé contre le décret habitat. À Paris, l’élu écologiste Émile Meunier a fait voter un avis défavorable au décret au conseil de Paris et espère que des amendements seront portés sur le sujet dans le prochain examen du projet de loi sur les copropriétés dégradées. « À Paris, nous avons tout un parc de mansardes, rez-de-chaussée, etc., aujourd’hui inhabitables, mais les marchands de sommeil vont se réveiller pour remettre sur le marché ces surfaces indignes d’habitation », redoute-t-il.