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Isabelle Backouche, historienne : « La Seine a été le cœur battant de la vie parisienne avant que la capitale ne lui tourne le dos »

Propos recueillis par Claire Legros Publié le 22 juillet 2024

Entretien« Batailles d’eau » (1/6). Le XVIIIᵉ siècle a marqué un tournant dans les relations des Parisiens avec le fleuve, raconte la spécialiste de l’histoire urbaine dans un entretien au « Monde ». Face au pouvoir royal qui veut les chasser de la Seine, commerçants et artisans résistent, mais doivent finalement s’éloigner. De cette rupture va naître une ville rationalisée qui tente aujourd’hui de retisser des liens avec le fleuve.

Spécialiste de l’histoire urbaine, Isabelle Backouche a travaillé sur les courriers et doléances de Parisiens qui, au XVIIIe siècle, témoignent de leur attachement au fleuve, alors que l’Etat veut transformer la Seine en un espace patrimonial et de navigation. A l’aube de la révolution industrielle, les liens étroits des citadins avec le fleuve vont s’effacer jusqu’à ce que s’ouvre, au début du XXIe siècle, une nouvelle ère de rapprochement. Isabelle Backouche est directrice d’études à l’EHESS ; elle a écrit La Trace du fleuve. La Seine et Paris (1750-1850) (éditions de l’EHESS, 2016) et Paris au fil de la Seine dévoilé. Les lieux se racontent (Hachette Tourisme, collection « Les Carnets des Guides bleus », 2018).

 

Vous évoquez dans vos travaux l’« intense présence du fleuve dans la ville » au XVIIIe siècle. Comment se caractérise-t-elle ?

La Seine est un espace incontournable pour les Parisiens et les Parisiennes depuis le Moyen Age. Il existe encore au XVIIIe siècle une porosité très forte entre la ville et le fleuve car les grèves ne sont pas aménagées et descendent en pente douce. Il est donc très tentant de s’y baigner, même si c’est interdit, hormis dans des bateaux de bains. On s’y lave, on y lave son linge ou on le fait laver dans des « bateaux à lessive », amarrés aux berges, qui deviendront au XIXe des bateaux-lavoirs. Le fleuve est le cœur battant de la ville, à la fois un lieu de vie où l’on se promène et l’on s’amuse, et un centre commercial.

 

Les marchandises arrivent essentiellement par bateau et ne sont pas déchargées. Chacun monte à bord pour faire ses courses. Des navettes fluviales appelées « bachots » relient les deux rives car il n’existe, avant 1860, qu’une dizaine de ponts et ils sont très encombrés. Des maisons y sont construites et la circulation des chevaux, des charrettes et des piétons reste limitée. Quand on est pressé, on prend le bachot. Il existe un lien très fort et assez unique entre les Parisiens et la Seine, sans doute plus fort que dans d’autres villes traversées par des fleuves, comme Rome et Londres, où les docks ont séparé très tôt la ville de la rivière.

Qui organise et réglemente toutes ces activités ?

Deux personnages se partagent – et se disputent – la gouvernance. Historiquement, depuis le XIIIe siècle, c’est le prévôt des marchands qui a la main sur les affaires de la ville et représente les Parisiens face au pouvoir royal. Il est le plus souvent issu de la puissante corporation des marchands de l’eau, et le sceau de la ville, orné d’un bateau, rappelle cette filiation.

Pourtant, au XVIIIe siècle, la fonction a perdu de sa puissance. Le prévôt ne dirige plus la ville, mais il continue à contrôler la Seine et ses activités, qui restent son dernier espace de légitimité. En face de lui, il y a l’homme du roi, le lieutenant général de police, installé au Châtelet par Louis XIV au XVIIe siècle. La Seine va devenir le centre d’une bataille de pouvoirs dont témoignent les archives. Les deux hommes se cherchent querelle à tout sujet. Les marchandises qui arrivent à Paris par le fleuve sont sous le contrôle du prévôt des marchands, tandis que celles acheminées par charrettes jusqu’aux halles dépendent du lieutenant général de police.

Vous évoquez un moment de bascule, une rupture entre le fleuve et ses habitants. A quel moment intervient-elle ?

A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le développement économique est tel que les conflits entre usagers se multiplient. Il n’y a plus assez d’espace sur la Seine pour satisfaire les besoins d’une population qui passe, au cours du siècle, de 500 000 à 800 000 habitants. Des bateaux attendent parfois jusqu’à un mois pour pouvoir se mettre à quai et vendre leur marchandise. On peut imaginer dans quel état débarque le blé !

Les tensions entre les Parisiens donnent lieu à une production de courriers incroyable. Ceux qui se sentent lésés s’expriment, ils écrivent ou font écrire des mémoires pour se plaindre. Ces doléances sont traitées par le roi ou par le bureau de la ville dirigé par le prévôt des marchands. L’un de ces conflits oppose le gouverneur de la pompe de la Samaritaine, nommé par le roi, et les tripiers rassemblés dans le quartier du Châtelet, à proximité des bouchers. La pompe est installée dans un édifice construit sur le Pont-Neuf pour prélever l’eau qui alimente les résidences royales du Louvre et du palais des Tuileries. Mais, non loin de là, les tripiers ont l’habitude de nettoyer leurs déchets dans la Seine après l’abattage des bêtes. Dans une longue correspondance au secrétaire du roi, le gouverneur se plaint des ossements qui bloquent la machine.

 

De quelles façons ces tensions vont-elles affecter l’attachement des Parisiens et Parisiennes à la Seine ?

Pour satisfaire le gouverneur de la pompe de la Samaritaine, le pouvoir royal décide en 1760 de chasser les tripiers et les bouchers hors de la ville, dans ce qui constitue aujourd’hui le quartier des Invalides. D’autres mesures vont suivre. Au début du XIXe siècle, les ventes à bord des bateaux sont à leur tour interdites. Les unes après les autres, les activités sédentaires, garantes du lien quotidien entre la population et la Seine, doivent quitter le lit du fleuve et ses berges. Cette régulation des usages éloigne la Seine des Parisiens, qui auront de moins en moins l’occasion de se rendre sur ses bords.

Ce moment correspond à un changement de vision de la part des autorités. Une incompatibilité s’impose entre les différentes fonctions du fleuve, celle de centre populaire et celle d’espace patrimonial et esthétique, bordé par le Louvre et de nombreux autres monuments. Il devient de plus en plus inconcevable pour le secrétaire de la maison du roi de laisser des bateaux de blanchisseuses et leur « étalage de linge de toute espèce (…) sous les fenêtres du Louvre et des Tuileries ». La cité de l’Ancien Régime où les usages cohabitaient dans un joyeux bazar, va laisser la place à une ville rationalisée, plus fonctionnaliste, où les pratiques sont réparties dans des espaces définis.

Les pollutions sont-elles déjà un problème à cette époque ?

Même si les premières industries commencent à voir le jour, les pollutions ne sont pas du même ordre que celles de la révolution industrielle à venir. Il existe déjà au XVIIIe siècle une aspiration à rendre l’eau de la Seine plus pure pour la baignade et surtout pour la consommation. A peu près la moitié de l’eau consommée à Paris à cette époque vient du fleuve, sans retraitement. Mais les plaintes visent surtout les déchets animaux des tripiers ou la lessive des blanchisseuses. Des entrepreneurs proposent d’ailleurs à la ville de mettre l’eau en bouteilles après l’avoir « purifiée ».

 

Les arguments invoqués pour la Seine à la fin du XVIIIe siècle sont déjà ceux qui guideront la construction de la ville haussmannienne cinquante ans plus tard : il s’agit d’ « assainir » la capitale, d’éviter les embouteillages sur l’eau comme sur la terre ferme, de faire circuler l’air… Une théorie scientifique prétend à l’époque que l’air se purifie lorsqu’il circule à la surface de l’eau. Cette idée totalement farfelue va conduire à détruire les maisons sur les ponts, et à construire des quais en continu.

Les habitants vont-ils se laisser faire ?

Non, chasser les Parisiens et les Parisiennes du fleuve n’est pas une tâche facile. Pour s’opposer à la puissance publique qui commence à mettre en avant l’intérêt général, des collectifs se constituent. Les teinturiers ne veulent pas s’éloigner de l’île de la Cité. Les habitants du pont au Change mettent en avant leur participation à la construction du pont au XVIIe siècle pour défendre leurs maisons. Les blanchisseuses résistent longtemps. Des photos témoignent de la survivance de bateaux à lessive jusqu’en 1942 à Paris. Cette résistance témoigne de l’attachement de la population au fleuve.

Mais la puissance de l’Etat est la plus forte. D’autant qu’elle ambitionne de développer la navigation au long cours sur l’ensemble du réseau fluvial français. Ce trafic va remplacer peu à peu les activités sédentaires urbaines, avant d’être lui-même remis en cause par l’arrivée du chemin de fer à partir de 1830. Progressivement, la porosité entre la ville et l’eau disparaît. Réalisés sur plusieurs dizaines d’années, les aménagements matérialisent une coupure jusque dans les esprits. Le lien va se détendre jusqu’à se rompre.

A la lumière de ce récit, comment analysez-vous la volonté de la municipalité, depuis une quinzaine d’années, de reconquérir les berges du fleuve ?

Pendant deux siècles, Paris a tourné le dos à la Seine, la construction des voies sur berge dans les années 1970 constituant sans aucun doute le parachèvement du projet. A la fin du XXe siècle, la coupure est radicale. Le fleuve devient inaccessible aux Parisiens, étranger à la vie de la capitale. Le XXIe siècle a ouvert un nouveau chapitre. Avec la création de Paris Plages en 2002, puis la piétonnisation des voies sur berge en 2016, les habitants et les touristes se réapproprient le fleuve, ou du moins ses berges qui ont été débarrassées des voitures. Cette nouvelle étape s’inscrit dans un mouvement général qui touche de nombreuses villes en France et en Europe.

 

Dans cette reconquête du fleuve se rejoue aussi le bras de fer entre l’Etat et Paris. En 2011, la piétonnisation des berges entre le Musée d’Orsay et l’Alma a donné lieu à une passe d’armes entre le maire, Bertrand Delanoë, et le premier ministre de l’époque, François Fillon, opposé au projet. Nous n’étions pas très loin des batailles entre le prévôt des marchands et le lieutenant du roi. Si elle va dans la bonne direction, cette reconquête du fleuve reste assez lente. Il ne suffit pas de piétonniser les voies sur berge pour que les habitants de la capitale se réapproprient la Seine. Les bars et les restaurants, pas plus que la course à pied ou le vélo ne peuvent suffire à retisser les liens denses et nourriciers qui se sont perdus. Il y a sans doute encore des choses à inventer, des activités à imaginer. A l’échelle du Grand Paris, des collectifs d’habitants sont déjà à l’œuvre.

Les Jeux olympiques de Paris peuvent-ils être l’occasion d’accélérer ce changement ?

La cérémonie d’ouverture sur la Seine est une idée audacieuse et une façon d’honorer le rôle majeur du fleuve dans l’histoire de Paris. D’une certaine façon, les JO ont remis le fleuve au centre de Paris. On en parle beaucoup depuis six mois avec l’épisode des bouquinistes, les promesses de baignade, ou l’ouverture du grand réservoir d’Austerlitz. L’un des principaux défis reste les pollutions qui affectent la santé du fleuve et la relation avec les citadins. Si les pouvoirs publics parviennent à tenir un jour l’engagement de pouvoir se baigner durablement dans le fleuve, cette étape ouvrira sans nul doute un nouvel avenir à l’attachement des Parisiens à la Seine.