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Le 7 octobre : la double falsification de l’histoire

Le 7 octobre : la double falsification de l’histoire

Dès le lendemain de l’attaque du Hamas, il y a un an, un récit s’est imposé dans l’espace public. Il n’y aurait pas d’« avant », et l’« après » n’aurait été que légitime défense d’un État menacé dans son existence même. Toute tentative d’affirmer le caractère colonial du conflit israélo-palestinien est devnue suspecte d’antisémitisme.

Denis Sieffert  • 2 octobre 2024 abonné·es
Article paru
dans l’hebdo N° 1830

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Le 7 octobre : la double falsification de l’histoire
© Abed Rahim Khatib / ANADOLU / AFP

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Voilà un an tout juste, le monde était frappé de sidération devant la soudaineté et la violence de l’attaque terroriste du Hamas en bordure de la bande de Gaza. Quelque 1 200 personnes, pour la plupart israéliennes, ont été tuées, et 222 ont été prises en otage, posant à Israël un problème moral qui en d’autres temps eut été résolu différemment. Mais, cette fois, l’extrême droite au pouvoir a choisi sans états d’âme de sacrifier les otages pour mener à bien une campagne de répression massive dans l’étroit territoire densément peuplé de 2,2 millions de Palestiniens.

Sans contester l’horreur de ce crime, la réalité des viols et les actes de cruauté qui ont été commis, il nous faut interroger le récit qui s’est imposé de façon écrasante dans l’espace public dès le lendemain du 7 octobre, et qui repose sur une double falsification de l’histoire : il n’y aurait pas d’« avant », et l’« après » n’aurait été que légitime défense d’un État menacé dans son existence même par deux fléaux universels, le terrorisme et l’antisémitisme. L’attaque du Hamas serait donc sans cause politique ou sociale, et l’offensive conduite par l’armée israélienne n’aurait, avec de telles justifications, à connaître aucune limite, et n’aurait de comptes à rendre ni aux instances du droit international ni à la presse.

 

D’où un black-out quasi total et une interdiction faite aux journalistes occidentaux de pénétrer dans l’enclave palestinienne. D’où un récit sous contrôle, minorant l’ampleur du massacre et le justifiant d’un seul alibi : une chasse extensible aux « terroristes ». Non sans suggérer que tous les habitants de Gaza étaient complices, donc voués au même châtiment. « C’est toute une nation qui est responsable », proclamait le 12 octobre le président israélien Isaac Herzog. Ce n’est donc pas par aveuglément qu’Israël tue des civils, mais en toute conscience. Il ne pouvait y avoir de Gazaouis innocents et la notion même de dégât collatéral était abolie.

Des vétérans de l’humanitaire (…) déclaraient n’avoir jamais rien vu de semblable à ce qu’ils voyaient à Gaza.

A. Guterres

Pour justifier le massacre, plusieurs hauts responsables, dont le ministre de la Défense lui-même, Yoav Gallant, ont poussé plus loin l’incrimination, parlant d’« animaux humains ». L’historien Enzo Traverso note que cette « déshumanisation » rejoint « les pires stéréotypes antisémites » (1). La souffrance et la mort pouvaient alors s’abattre sur femmes et enfants sans retenue. Les hôpitaux, les écoles, les lieux de culture, les infrastructures vitales pouvaient être anéantis sans le moindre scrupule. La nourriture, les purificateurs d’eau, les médicaments pouvaient être bloqués aux frontières.

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Gaza devant l’histoire, Enzo Traverso, Lux. Voir aussi notre entretien.

Les humanitaires et les journalistes palestiniens pouvaient être froidement abattus. Le 22 décembre, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, l’une des rares voix honorables dans un concert d’hypocrisies, rendait compte en ces termes des rapports qu’il recevait : « Des vétérans de l’humanitaire qui avaient servi dans des zones de guerre et des catastrophes naturelles de par le monde – des gens qui ont tout vu – déclaraient n’avoir jamais rien vu de semblable à ce qu’ils voyaient à Gaza. » Or il ne s’agissait pas là d’un tremblement de terre, mais de la volonté d’une poignée de dirigeants soutenus par des chefs d’État occidentaux généralement prompts à s’émouvoir quand c’est la fatalité qui sème le malheur.

 

Moyennant quelques réprimandes, Biden, Macron et Scholz ont regardé avec une indifférence complice la population gazaouie dépouillée de tout, déplacée du nord au sud puis du sud au nord pour chercher refuge dans des zones supposément sécurisées mais aussitôt ciblées par les bombes avec le plus effroyable cynisme. Pire, les États-Unis, principalement, n’ont cessé d’aider à milliards l’armée israélienne. Et l’Union européenne n’a pas envisagé un instant de rompre ses accords commerciaux avec Israël. Cela, même après l’arrêt accablant de la Cour internationale de justice (CIJ) de janvier 2024.

Saisie par l’Afrique du Sud, la cour a mis en garde Israël contre « un risque plausible de génocide ». Aucune des conditions posées alors par la CIJ n’a été respectée. L’exhortation à instaurer un embargo total sur les armes à l’encontre d’Israël et des groupes armés palestiniens adressée aux États-Unis et aux membres de l’Union européenne est restée lettre morte. Au contraire, quelques jours plus tard, onze des pays interpellés décidaient, sur injonction israélienne, de suspendre les donations à l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens qui constitue précisément l’ultime rempart contre le risque de génocide.

Une lecture mythique de l’histoire

Mais rien n’est compréhensible dans cet « après » 7 octobre si l’on n’analyse pas la contrevérité qui a surdéterminé la suite, justifiant l’horreur et la couvrant d’un récit à portée universelle : l’antisémitisme. Dans le discours israélien, il n’y a pas d’avant 7 octobre, pas de contexte, pas d’historicité, pas d’explication. L’irruption de violence du Hamas n’a rien à voir avec le conflit israélo-palestinien. Enzo Traverso parle « d’une sorte d’épiphanie négative, une apparition soudaine du mal d’où jaillit une guerre réparatrice ». « Ce ne sont pas les décennies de répression des Palestiniens qui sont derrière l’attentat du 7 octobre, écrit-il encore, mais plutôt l’antisémitisme ancestral, la haine éternelle et inguérissable des juifs. »

 

Un lexique s’est mis en place dans les médias et les discours officiels. Dans son essai Le Bouleversement du monde, Gilles Kepel s’empresse de parler de « razzia pogromiste du Hamas (2) », se référant au vieil antisémitisme de la fin du XIXe siècle dans la Russie tsariste. Emmanuel Macron parle de « plus grand massacre antisémite de notre siècle ».

2

Le Bouleversement du monde, Gilles Kepel, Plon.

Au plus fort des bombes sur Gaza, c’est la victimisation israélienne qui envahit seule l’espace public. Les murs de nos villes, comme ceux de Jérusalem et de Tel-Aviv, sont tapissés des portraits des otages du Hamas. Nos télévisions n’ont de considération que pour la douleur juive, évidemment bien réelle et infiniment respectable, pendant que l’on recense 10 000, 20 000, 40 000 morts à Gaza. Tandis que l’aviation israélienne anéantit Khan Younes et Rafah, c’est Israël qui est « menacé » dans son existence. La falsification se construit à partir d’une gigantesque inversion de l’histoire.

On en oublie que, depuis 2007, « Gaza était devenu le plus grand camp de concentration de l’histoire », comme l’a décrit le sociologue israélien Baruch Kimmerling. On en oublie la Nakba, gigantesque épuration ethnique qui a chassé de leurs terres 800 000 Palestiniens en 1948. On en oublie l’annexion de Jérusalem en 1980 et, en ce moment même, les raids meurtriers des colons en Cisjordanie. Israël, le pays de la mémoire, est amnésique. On en oublie surtout l’installation de 500 000 colons sur les terres palestiniennes, au nom d’une lecture mystique de l’histoire.

 

Le déni ne date pas du 7 octobre, c’est une longue occultation qui a endormi les consciences de plusieurs générations d’Israéliens et d’une grande partie des opinions occidentales. L’invisibilisation des Palestiniens est organisée depuis des décennies. Un mur n’a-t-il pas été érigé en 2003 pour ne plus voir l’Autre palestinien ? Jusqu’à croire que tout allait bien ! Le 7 octobre, « les Palestiniens étaient-ils sur la voie de leur État ? » se demande ironiquement Alain Gresh (3).

3

Palestine, un peuple qui ne veut pas mourir, Alain Gresh, Les Liens qui Libèrent.

La « question palestinienne » semblait s’être éteinte par une sorte d’obsolescence. Les accords d’Abraham normalisant sous la tutelle de Donald Trump les relations entre un certain nombre de pays arabes et Israël semblaient avoir enterré à jamais la revendication palestinienne. Quant aux deux millions de Palestiniens de citoyenneté israélienne, qu’on ne pouvait pas ne pas voir parce qu’ils sont du « bon » côté du mur, la loi de juillet 2018 qui a proclamé l’État hébreu « nation du peuple juif » les avait soumis à un régime d’apartheid.

Alain gresh Palestine un peuple qui ne veut pas mourir

Le récit israélien s’est imposé en Occident

Tout au long de cette année, deux mots ont saturé le débat d’autant plus efficacement qu’ils comportaient leur part de vérité : « terrorisme » et « antisémitisme ». D’où la faute d’une partie de la gauche radicale niant le caractère terroriste de l’attaque du Hamas. Mais ces mots mobilisateurs ne pouvaient être, tant s’en faut, les « derniers mots » de l’histoire. L’explication antisémite a eu, du point de vue du gouvernement israélien, l’avantage de recruter les juifs de la diaspora dans son combat, et leur a fourni une arme redoutable pour réduire au silence les partisans de la cause palestinienne.

 

L’infamie a frappé quiconque a osé rappeler le contexte historique et affirmer le caractère colonial du conflit. Elle a inhibé quiconque rappelait l’instrumentalisation du Hamas par la droite israélienne depuis le début des années 1990, sa complicité objective avec le mouvement islamiste dans la liquidation de toutes possibilités de paix et dans la délégitimation des courants palestiniens ouverts à la négociation.

Sur ce socle s’est organisée une campagne de répression dont la France a été le théâtre principal en Europe. La qualification « d’apologie du terrorisme » a été brandie ad nauseam pour intimider ceux qui ne se résigneraient pas à reproduire le récit israélien. Elle s’est alimentée de l’amalgame construit autour de la question du terrorisme. Le Hamas et Daech ont été confondus dans un même brouillard idéologique. On a assisté à l’organisation d’une véritable police de la pensée imposant un lexique unique, interdisant manifestations et meetings, et black-listant dans les médias ceux qui ne pensent pas « bien ».

La déchéance antidémocratique d’Israël a contaminé la France et plusieurs pays occidentaux.

La déchéance antidémocratique d’Israël a contaminé la France et plusieurs pays occidentaux, à l’exception notable de l’Espagne. Comme si les colons fascistes Ben-Gvir et Smotrich, qui dictent sa conduite à Netanyahou, étaient devenus les dignes représentants des « valeurs occidentales ». Toute critique du sionisme comme mouvement colonial a été prohibée et réprimée. Son évocation est devenue synonyme de destruction d’Israël.

 

L’idée d’un État binational, jadis promue par quelques grands penseurs juifs comme Martin Buber et Hannah Arendt, est devenue annonciatrice d’une nouvelle shoah. Par une incroyable distorsion politique, la solution la plus laïque, celle qui organiserait la société entre la Méditerranée et le Jourdain sur une base non communautaire, est violemment rejetée comme antisémite. En France, l’identitarisme raciste des colons israéliens n’est pas seulement soutenu par l’extrême droite, mais par la Macronie et la droite. On craint d’apercevoir la logique de cette contradiction : l’islamophobie. L’hostilité aux Arabes ici et là-bas. Car si l’antisémitisme a explosé en France depuis un an, l’islamophobie ne s’est pas moins répandue.

Mais, à propos de l’antisémitisme, Esther Benbassa et Jean-­Christophe Attias ont raison de constater que les dirigeants israéliens sont en grande partie responsables de la montée de ce fléau parce qu’ils ont fait du judaïsme « la justification ultime d’un massacre ». Benbassa et Attias soulignent que, « loin de protéger [les juifs], l’État d’Israël peut au contraire les mettre en danger » (4).

La Conscience juive à l’épreuve des massacres, Esther Benbassa, Jean-Christophe Attias, Textuel.

Aujourd’hui, un an après le 7 octobre, alors que le massacre ne cesse pas à Gaza, que les colons extrémistes profitent de l’aubaine pour conquérir de nouvelles terres en Cisjordanie et y répandre la terreur, Israël ouvre un nouveau front au Liban. Une lecture segmentée du conflit fait porter la responsabilité de cette nouvelle guerre au Hezbollah pro-iranien. Comment ne pas voir, pourtant, que tout renvoie à l’irrésolution de la question palestinienne ? Plutôt que de se rendre à cette évidence, les grandes puissances laissent le sionisme messianique leur imposer son agenda en toute impunité.

Une étrange défaite Didier Fassin

S’il est trop tôt, hélas, pour tirer un bilan humain chiffré de la tragédie, d’autant que l’on guette le résultat de l’élection américaine du 5 novembre, il est possible en revanche et urgent de s’interroger sur les conséquences de ce que Didier Fassin appelle « le consentement à l’écrasement de Gaza » et « la béance dans l’ordre moral » qui en résulte (5). Comment Biden, Macron et quelques autres ont-ils pu accepter de s’humilier devant Netanyahou et ses maîtres, les colons ? Et de bafouer les quelques principes de droit et de morale auxquels ils prétendent ?

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Une étrange défaite, Didier Fassin, La Découverte.


À retrouver aussi sur notre boutique, notre hors-série (version numérique uniquement) « Israël-Palestine, une si longue histoire », en collaboration avec Orient XXI (novembre 2018).

 

https://www.politis.fr/articles/2024/10/israel-palestine-le-7-octobre-la-double-falsification-de-lhistoire/