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Défaite de Kamala Harris : autopsie d’un désastre politique

Reconnaissant sa défaite, la candidate démocrate laisse ouverte la question de la déroute de son parti. Sur la stratégie suivie, n’ont affleuré, pour l’instant, aucune distance, ni autocritique. Retour sur les raisons d’une débâcle.

Par Piotr Smolar (Washington, correspondant)

 

Kamala Harris, lors de son discours au lendemain de l’élection présidentielle, à l’université Howard, à Washington, le 6 novembre 2024.

Kamala Harris, lors de son discours au lendemain de l’élection présidentielle, à l’université Howard, à Washington, le 6 novembre 2024. JACQUELYN MARTIN / AP

 

Exemplaire et émue, Kamala Harris a offert à Donald Trump ce qu’il avait refusé à Joe Biden quatre ans plus tôt : la reconnaissance de la défaite. Mercredi 6 novembre, la candidate démocrate s’est adressée à ses partisans, réunis à l’université de Howard, à Washington, pour reconnaître le résultat de l’élection présidentielle.

 

« Ce principe, plus que tout autre, distingue la démocratie de la monarchie ou de la tyrannie », a-t-elle dit. La vice-présidente, qui s’était entretenue avec le vainqueur, s’est engagée à l’aider pendant la transition. Kamala Harris a promis que « la lumière de la promesse de l’Amérique brûlera toujours fort, aussi longtemps qu’on n’abandonnera pas et qu’on continuera à se battre ». Malgré l’ampleur de sa défaite, nulle trace de regret, seulement de la gratitude pour les militants inconsolables. « Je suis tellement fière de la course que nous avons menée et de la façon dont nous l’avons menée. »

 

Jen O’Malley Dillon, sa directrice de campagne, avait exprimé une tonalité identique dans la note de remerciements à l’attention des volontaires. « Vous avez fait face à des vents contraires sans précédent et à des obstacles qui étaient largement hors de votre contrôle », écrivait-elle. Puis est venu le grand déni. « Nous savions que ce serait une course dans la marge d’erreur, et ce le fut. » Non. Ce fut une déroute. Aucune distance, ni autocritique sur la stratégie suivie. Peut-être n’était-ce pas le moment.

 

Pendant des mois, un puissant biais de confirmation a dominé dans le camp démocrate et parmi la plupart des commentateurs. Il consistait à trouver dans chaque outrance, chaque incohérence de Donald Trump la confirmation de son extrémisme, auquel les Américains ne pouvaient décemment acquiescer.

Lorsque Kamala Harris parlait de la nécessité de réconcilier le pays, fatigué par le chaos de l’ère trumpiste, elle passait à côté d’une autre priorité pour une majorité de la population : manifester son insatisfaction par rapport à l’orientation choisie. Perte violente de pouvoir d’achat, modification des marqueurs identitaires, question migratoire, rejet des aventures militaires coûteuses et sans fin à l’étranger, même par procuration : tout cela a coagulé pour former un désir d’alternance.

Un appareil démocrate légitimiste, peureux et conventionnel

L’autopsie du désastre politique prendra du temps, côté démocrate. Elle commence par une évidence politique. A 81 ans, Joe Biden n’aurait pas dû être à nouveau candidat à l’élection présidentielle. En 2020, il avait promis d’être une figure de transition générationnelle. Il n’a pas tenu parole, sans offrir une explication claire de son entêtement, alors que ses capacités déclinaient. Enfin, son impopularité était sans espoir de retour, trop ancrée dans le temps. Mais le président misait sur un rejet massif de Donald Trump. L’appareil démocrate, légitimiste et peureux, n’a pas osé contester sa décision.

Son retrait de la course, le 21 juillet, a été bien trop tardif, au terme de trois semaines de psychodrame à ciel ouvert. Le débat télévisé catastrophique entre le président et Donald Trump a installé l’idée, bien au-delà des cercles trumpistes, d’une dissimulation de son état par son entourage, avec la complicité des médias.

 

Les démocrates disposaient alors d’une ouverture étroite pour faire une démonstration de vitalité démocratique. Ils pouvaient organiser une compétition entre prétendants à leur investiture, retransmis à la télévision. Mais là encore, le parti a choisi la voie la plus conventionnelle, en donnant les clés à la vice-présidente Kamala Harris. Donald Trump put ainsi la dépeindre en figure illégitime, désignée par personne, ayant profité d’un putsch contre le président en exercice.

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Enfin, Kamala Harris était une mauvaise candidate. Ou plutôt une candidate trop faible pour relever le défi d’une opération commando sans précédent, en quatre-vingt-dix jours. Ce constat relève à la fois de ses limitations personnelles, de son impopularité antérieure aussi forte que celle de Joe Biden (sous les 40 % d’opinions favorables) et, enfin, d’une stratégie qui sera débattue dans les cercles démocrates. Kamala Harris et ses conseillers ont choisi de mener une campagne centriste aseptisée, entièrement focalisée sur les sept Etats pivots ; tous en passe d’être remportés par Donald Trump. La vice-présidente a voulu élargir sa coalition, séduire les conservateurs modérés et les indépendants, s’affichant avec l’ex-représentante Liz Cheney, dont le père Dick Cheney, vice-président honni de l’ère George W. Bush, a symbolisé les guerres sans fin au Moyen-Orient. Cette stratégie n’a permis aucun élargissement de son électorat. C’est même l’inverse.

Pour Kamala Harris, une incapacité à entraîner

La candidate démocrate a négligé la base traditionnelle du parti, notamment le courant progressiste et les jeunes. Ses résultats, inférieurs à Joe Biden en 2020 dans des Etats pourtant très démocrates (New York, New Jersey, Connecticut…), sanctionnent une incapacité à entraîner. La vice-présidente a considéré aussi, à tort, le vote des jeunes comme acquis, en raison de son propre âge – dix-huit ans de moins que Trump –, de la diversité qu’elle représentait, de sa position sur l’avortement et sur les armes.

Porter des baskets et s’amuser sur le plateau de l’émission mythique « Saturday Night Live », à trois jours de l’élection, ne créent pas une adhésion. Quant à l’annulation d’une partie de la dette étudiante par l’administration actuelle, elle a accentué le fossé entre les diplômés, vus comme des privilégiés, et les non-diplômés, au sentiment de relégation prononcé. Enfin, le refus de Kamala Harris de se distinguer de Joe Biden au sujet du soutien des Etats-Unis à Israël dans son opération militaire dans la bande de Gaza – un soutien indéfendable dans son ampleur et son absence de conditionnalité, niant les crimes de guerre commis –, a également été une erreur.

 

La question fondamentale qu’adressait Donald Trump aux Américains était simple : viviez-vous mieux il y a quatre ans ? La candidate n’a jamais su contrer cette formulation. Ses discours et ses interviews sonnaient souvent comme une dissertation produite par un programme d’intelligence artificielle. « Lorsqu’on se bat, on gagne », « travailler dur, c’est du bon travail »… De l’autre côté, les divagations extrémistes de Donald Trump, en meeting, suscitaient le mépris des grands médias et des commentateurs, mais elles étaient compréhensibles et bien souvent divertissantes pour ses fans.

Ce dernier mot n’est pas négligeable, lorsqu’on envisage de mobiliser des millions d’électeurs désintéressés par la politique, peu au fait des programmes et des complexités du monde. Kamala Harris avait le soutien de la chanteuse Taylor Swift, du Tout-Hollywood, d’une grande partie de la Silicon Valley. Elle a eu à ses côtés Beyoncé et Bruce Springsteen. Mais les stars n’ont rien de prescripteur, pas plus que les grands médias, dont cette campagne scelle le déclassement au profit des podcasts.

Un contexte très défavorable

Le soutien de Joe Rogan, l’animateur le plus célèbre d’entre tous, a pesé pour le républicain. Mais, avant tout, Donald Trump était l’invité permanent de son propre spectacle, s’inscrivant dans une « bro culture », une culture très virile, sportive et machiste. Les hommes entre 18 et 29 ans ont migré de 28 points vers le Parti républicain, entre 2020 et 2024. C’est gigantesque. Les chiffres chez les Latinos, notamment, devraient inviter les démocrates à une introspection : quelles promesses d’ascension adressent-ils aux classes défavorisées ?

 

Kamala Harris a, certes, veillé à ne pas épouser les thématiques dites « woke », mais elle n’est pas parvenue à porter un patriotisme de progrès. Même une question aussi simple que celle sur sa priorité absolue, au premier jour de son mandat, a semblé la désarçonner. L’avortement a été une thématique porteuse, mais qui n’a, au final, handicapé ni Donald Trump, ni les républicains engagés dans la course au Congrès, contrairement à ce qu’il s’était passé lors des élections de mi-mandat de 2022. Le sujet figurait loin derrière les préoccupations économiques pour une majorité de la population.

Le contexte très défavorable a évidemment joué en défaveur de Kamala Harris. La vice-présidente représentait dans ce scrutin une administration sortante, dans la période post-Covid-19, marquée par une inflation terrible sur les produits de première nécessité, l’essence et le logement. Alimenté par des plans de dépenses législatifs énormes, ce choc pour les foyers modestes et les classes moyennes a été traumatisant. Il a été amplifié, politiquement, par le déni dans lequel s’est installée l’administration Biden.

 

Celle-ci a longtemps refusé d’aborder cette question, même s’il n’existait pas de solution miracle. Certes, l’inflation s’est stabilisée sur l’année écoulée à 2,4 %. Mais les démocrates ont commis l’erreur d’abandonner aux républicains ce qu’on appelle aux Etats-Unis les sujets « de la table de cuisine », de la vie quotidienne. L’administration a privilégié l’indicateur de croissance (+ 2,8 % au second trimestre de 2024) et le chiffre des créations d’emplois, il est vrai remarquable (seize millions depuis 2021). Elle s’est aussi autocongratulée au sujet des investissements massifs dans les infrastructures et les secteurs stratégiques.

Une forme de supériorité morale malvenue

Mais tout cela met du temps à se traduire dans la réalité. Les microprocesseurs virtuels et les maquettes de ponts et chaussées ne remplissent pas le frigo ou le réservoir d’essence. C’est injuste ? C’est de la politique, et c’est la vie : le court terme prime.

Or les démocrates, mus par une forme de supériorité morale malvenue, ont toujours prétendu combattre les mains gantées, face à un adversaire, Donald Trump, capable de tous les coups bas. Pour exemple : en 2020, alors président, il avait signé les chèques de soutien (1 200 dollars) en période de Covid-19 à des dizaines de millions d’Américains. On n’imagine pas l’impact de ce geste. Joe Biden, lui, ne l’a pas fait.

 

Il faut enfin souligner l’inefficacité de la dénonciation des penchants autoritaires de Donald Trump, de son goût pour les généraux nazis obéissants, de son désir de devenir dictateur, de ses multiples inculpations dans quatre dossiers judiciaires. Le machisme, le racisme, la tentation illibérale existent bien dans une partie de l’électorat trumpiste. Mais il n’y a pas 72 millions de fascistes américains. Ici, se dessine la ligne de fracture de la société.

Pour les élites cultivées et prospères, la défense de l’Etat de droit, les considérations sur l’éthique en politique, la proclamation de valeurs vont en quelque sorte de soi. Elles font partie d’une grammaire commune traditionnelle, au-delà des lignes partisanes. Ce n’est plus le cas pour une grande partie de la population, aux Etats-Unis comme dans d’autres nations frappées par la vague illibérale et tribale, à l’image d’Israël ou de la Hongrie.

Voilà la division entre la culture démocratique et populiste. Pour cette dernière, à l’image du mouvement MAGA (« Make America Great Again »), détenir le pouvoir justifie d’assujettir la justice et l’ensemble de l’appareil d’Etat à ses désirs. C’est la tyrannie de la majorité, à laquelle risquent de s’exposer les Etats-Unis dès janvier 2025.

 

Piotr Smolar (Washington, correspondant)