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Pomper le CO₂ de l’atmosphère, un nouveau défi dans la lutte contre le dérèglement climatique

L’Association française pour les émissions négatives cherche à structurer une nouvelle filière pour aller plus loin que la neutralité carbone. Un enjeu climatique et économique, qui présente toutefois des risques.

Par Audrey Garric

 

Le responsable de l’ingénierie des réservoirs de l’usine Carbfix à la centrale Hellisheidi montre une roche avec des pores non remplis (au centre), une roche basaltique où le CO2 est minéralisé (à gauche), et une roche calcite, un minéral carbonaté avec du calcium et du CO2. Près de Reykjavik, le 11 octobre 2021.

  Le responsable de l’ingénierie des réservoirs de l’usine Carbfix à la centrale Hellisheidi montre une roche avec des pores non remplis (au centre), une roche basaltique où le CO2 est minéralisé (à gauche), et une roche calcite, un minéral carbonaté avec du calcium et du CO2. Près de Reykjavik, le 11 octobre 2021. HALLDOR KOLBEINS / AFP

 

Pomper du CO2 sans trêve après l’avoir rejeté sans fin. Alors que la planète s’est déjà réchauffée de 1,2 °C depuis l’ère préindustrielle et que les records de chaleur sont battus mois après mois, les Etats doivent réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre s’ils veulent éviter que la Terre ne se transforme en fournaise. Mais cela ne suffira pas. Il faudra aussi retirer de l’atmosphère des milliards de tonnes de CO2 déjà présentes, à grand renfort de technologies et de ressources naturelles. C’est ce que les scientifiques appellent les « émissions négatives », une forme d’oxymore qui dit bien la situation kafkaïenne à laquelle l’humanité est acculée.

Des entreprises françaises entendent prendre leur part dans ce défi colossal. Début avril, trente start-up ont lancé l’Association française pour les émissions négatives (AFEN) afin de structurer une nouvelle filière. « La France a un rôle à jouer, mais elle accuse un retard important, explique Julie Gosalvez, la présidente de l’AFEN. Nous voulons répondre à un double objectif d’ambition climatique et de compétitivité économique. »

 

La soirée, organisée dans les locaux d’un cabinet d’avocats, à un jet de pierre de l’Arc de triomphe, à Paris, illustrait bien ces deux finalités. Après avoir écouté l’exposé du climatologue Jean Jouzel, la centaine de participants, à la tête des sociétés Carbon 1.5, Yama ou NetZero, détaillaient leurs business models (« modèles économiques »), jonglant entre les millions − d’euros comme de tonnes de CO2.

Les dômes de Carbfix, une usine de captage dans l’air et de stockage de dioxyde de carbone, près de Reykjavik, le 11 octobre 2021.

 Les dômes de Carbfix, une usine de captage dans l’air et de stockage de dioxyde de carbone, près de Reykjavik, le 11 octobre 2021. HALLDOR KOLBEINS / AFP

 

Le secteur reste peu connu. L’élimination du dioxyde de carbone (EDC, ou carbon dioxide removal, CDR, en anglais) désigne l’ensemble des activités humaines visant à retirer du CO2 de l’atmosphère et à le stocker durablement, dans des réservoirs géologiques, terrestres ou océaniques, ou dans des produits, selon la définition du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Elle regroupe un large panel de techniques, des plus naturelles aux plus technologiques.

Les plus simples consistent à accroître les puits de carbone naturels, en plantant des arbres ou en restaurant les sols, les tourbières ou les mangroves. Parmi les autres méthodes, l’alcalinisation des océans cherche à augmenter leurs capacités d’absorption du CO2, tandis que la production de biochar, un charbon végétal, extrait le carbone des végétaux par pyrolyse afin de le stocker dans le sol pendant des centaines d’années, agissant en outre comme fertilisant des sols.

Indispensable pour atteindre les objectifs

A l’opposé du spectre, la capture directe dans l’air (Daccs, pour direct air carbon capture and storage) filtre le CO2 dans l’air ambiant à l’aide d’immenses ventilateurs, avant de l’injecter dans le sous-sol. Enfin, la bioénergie avec captage et stockage du carbone (Beccs, pour bioenergy with carbon capture and storage) consiste à brûler de la biomasse pour produire de l’énergie, avant de récupérer et de stocker le CO2 produit dans des formations géologiques profondes. Ce dioxyde de carbone avait préalablement été capté par les végétaux, d’où le fait qu’il s’agisse d’émissions négatives.

L’élimination du carbone diffère de la capture et stockage du carbone (CCS), plus connue et plus avancée d’un point technologique, qui consiste à récupérer les gaz à effet de serre lors de leur production (par les raffineries, cimenteries, etc.), avant qu’ils soient émis dans l’atmosphère, puis de les stocker dans le sous-sol. Ses finalités sont très différentes : le CCS évite des émissions mais ne touche pas au CO2 déjà présent.

Depuis 2018, le GIEC considère les émissions négatives comme indispensables pour garder une chance de limiter le réchauffement à 1,5 °C, l’objectif le plus ambitieux de l’accord de Paris. Ces technologies sont d’abord nécessaires pour atteindre la neutralité carbone, car certaines émissions résiduelles seront impossibles à éviter, dans l’agriculture, l’aviation ou l’industrie.

Ensuite, elles doivent permettre d’aller plus loin, vers ce que l’on appelle le « net négatif », c’est-à-dire le fait de retirer de l’atmosphère plus d’émissions que l’on en envoie. De quoi s’attaquer au « stock » d’émissions historiques, afin d’abaisser la concentration de CO2 dans l’atmosphère et réduire quelque peu le réchauffement. « On va franchir la barre des 1,5 °C, mais pour revenir à ce seuil ou pour limiter l’ampleur du dépassement, on aura besoin d’émissions négatives », estime Philippe Ciais, climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement.

Une occasion pour la France

Dans son rapport de 2022, le GIEC chiffre les besoins mondiaux d’EDC entre 5 et 16 milliards de tonnes de CO2 par andans la deuxième moitié du XXIe siècle pour contenir la hausse des températures bien en deçà de 2 °C. Soit l’équivalent d’un quart des émissions globales annuelles actuelles. On en est loin : 2 milliards de tonnes sont éliminées chaque année par les activités humaines (essentiellement via la reforestation), dont 2 millions de manière permanente (Beccs, Daccs et biochar).

La contribution de la France est pour l’instant proche de zéro. « La France a les capacités de déployer des volumes importants d’EDC, elle doit le faire, en tant que pollueur historique et septième puissance économique mondiale, et elle y a intérêt pour sa souveraineté et car c’est une opportunité économique », plaide Sylvain Delerce, directeur de recherche associé à Carbon Gap, une ONG qui cherche à accélérer le développement de l’EDC.

Selon ses calculs, dans un rapport publié en mars, la France pourrait retirer 76 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an à l’horizon 2050. De quoi compenser les 80 millions de tonnes d’émissions résiduelles (dont 10 millions seront évitées par le CCS) anticipées par la stratégie nationale bas carbone actuelle, en tenant compte de la forte baisse du puits de carbone forestier, fragilisé par les maladies et le changement climatique.

« En s’engageant plus vite et plus fortement sur l’EDC », la France pourrait même parvenir à 146 millions de tonnes d’équivalent CO2 retirées chaque année, assure Sylvain Delerce, ce qui représente un tiers des émissions territoriales actuelles. « Cela nous permettrait d’atteindre la neutralité carbone avant 2050 », avance-t-il.

Un « angle mort »

Un objectif seulement ambitieux, ou bien irréaliste ? « De toute façon, on n’a pas le choix : plus on attend, plus il faudra enlever du CO2 », prévient Benjamin Tincq, cofondateur de la société Marble, qui crée des start-up dans l’EDC, en rappelant les précédents avec le photovoltaïque ou les batteries, dont les filières ont connu une croissance et une baisse des coûts exponentielles. « Mais ce déploiement a pris plusieurs décennies, il faut donc se lancer maintenant », poursuit-il. Sans quoi, ajoute-t-il, la France risque de se faire distancer par les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou les pays nordiques, qui sont en train d’accélérer sur le sujet. L’Union européenne (UE) réfléchit également à intégrer l’EDC à ses objectifs climatiques pour 2040.

 

Aux yeux des membres de l’AFEN, la France est donc à un tournant. Ils plaident pour la création d’une stratégie nationale sur les émissions négatives, afin de donner une visibilité aux acteurs économiques et de ne pas rater la fenêtre de tir au moment où l’Hexagone planifie ses objectifs climatiques et énergétiques pour les prochaines décennies. Alors que le gouvernement doit soumettre à consultation la prochaine programmation pluriannuelle de l’énergie, les émissions négatives restent un « angle mort », regrette Sylvain Delerce. Or, ces dernières nécessiteront une forte augmentation de la production d’électricité décarbonée.

Un autre enjeu réside dans la stratégie de capture, stockage et utilisation du carbone (CCUS), qui doit être présentée par le gouvernement avant l’été. Cette feuille de route prévoit le développement d’infrastructures de transport et de stockage du CO2 d’ici à 2030 et 2050 en France, mais sans tenir compte des technologies d’élimination du carbone dans la version soumise à consultation en juin 2023. « La version définitive intégrera bien les émissions négatives », assure le ministère de l’industrie et de l’énergie, précisant « soutenir l’initiative de l’AFEN ».

« Ces technologies peuvent être des mirages »

Les émissions négatives, si elles s’apparentent moins à de la science-fiction que par le passé, suscitent toutefois, encore, de la méfiance. Dans un avis prudent, publié en novembre 2023, le Haut Conseil pour le climat estime que l’usage du Beccs et du Daccs « doit pour l’heure être limité à sa contribution minimale nécessaire », tout en reconnaissant que ces technologies pourraient être utilisées « comme solution de dernier recours pour atteindre la neutralité carbone ».

« Ces technologies posent encore des questions, notamment de faisabilité, de durabilité du stockage, et elles consomment beaucoup d’énergie, d’eau et de terres, pouvant entrer en concurrence avec d’autres usages », estime la climatologue Valérie Masson-Delmotte, l’une des membres du Haut Conseil pour le climat. Des risques dont les start-up de l’AFEN assurent être conscientes. « Les nouvelles générations de Daccs devraient consommer beaucoup moins d’énergie, et pour le Beccs, nous voulons récupérer le CO2 émis par les méthaniseurs, chaufferies et incinérateurs, qui ont utilisé des résidus de biomasse », détaille Karim Rahmani, le vice-président de l’AFEN et fondateur de la société Carbon Impact.

Reste le risque de retarder ou d’empêcher la nécessaire décarbonation des économies. « Ces technologies peuvent être des mirages. Elles peuvent laisser penser que l’on peut continuer à émettre des gaz à effet de serre, car on aurait la solution au changement climatique, met en garde Anne Bringault, la directrice des programmes du Réseau Action Climat. Elles risquent en outre de freiner des solutions qui existent déjà pour réduire les émissions, moins chères et plus durables. »

« Un service public, comme la collecte des déchets »

Enfin, une dernière interrogation réside dans la viabilité économique de cette nouvelle filière, dont les technologies s’avèrent très onéreuses. Le Daccs, l’une des plus chères, coûte aujourd’hui entre 400 et 700 dollars (375 à 660 euros) la tonne de CO2, le Beccs, 300 à 500 dollars, des montants encore souvent rédhibitoires.

Aujourd’hui, les émissions négatives sont principalement financées par le marché volontaire du carbone, c’est-à-dire des entreprises ou des particuliers qui achètent des crédits pour « compenser » leurs émissions. Mais ce secteur est en perte de vitesse, car touché par de nombreux scandales de greenwashing qui ont révélé qu’il ne débouchait pas sur de réelles baisses d’émissions. « Il y a une crainte de crash des technologies d’EDC, s’il n’y a pas de signaux des pouvoirs publics via des incitations financières pour sécuriser des contrats de long terme avec des investisseurs », prévient Julie Gosalvez.

La France pourrait s’inspirer d’autres pays, avance l’AFEN, en mettant en place des crédits d’impôt (comme aux Etats-Unis ou en Norvège), des subventions (Luxembourg), ou par le biais de commandes publiques, comme le font les Etats-Unis en achetant des crédits d’EDC. « L’élimination du carbone n’est pas intrinsèquement rentable, mais elle s’apparente à un service public, comme la collecte des déchets », plaide Sylvain Delerce. Il entrevoit également, à plus long terme, la mise en place d’un marché réglementé, sur le principe pollueur-payeur. L’UE réfléchit d’ores et déjà à intégrer l’EDC à son système d’échange de quotas d’émissions – auquel sont assujetties les industries les plus polluantes – et travaille à la certification de ces crédits. Pour que les tonnes éliminées ne le soient pas que sur le papier.