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« Les piou-pious, tu les serres, ils couinent un peu au début, mais ça passe ! » : les extraits du livre-enquête sur le groupe Galileo et ses « usines à étudiants »

Dans son livre « Le Cube », à paraître mercredi aux éditions Flammarion, la journaliste Claire Marchal enquête de manière très fouillée sur les méthodes de Galileo, un groupe privé qui occupe une place majeure dans l’enseignement supérieur.

Par Claire Marchal

 

« Le Cube », de Claire Marchal (Flammarion, 384 pages, 22 euros). &

« Le Cube », de Claire Marchal (Flammarion, 384 pages, 22 euros).

 

Je reçois ce SMS le 30 novembre 2023 : « Bonjour Claire. On dépasse bien évidemment les capacités d’accueil du bâtiment. N’oublie pas d’ajouter environ 20-25 personnes en plus (enseignants + personnel administratif). Cela dit, les effectifs dépassent tellement le quota autorisé… C’est dingue, avec des pointes à 450… Bien tassés, les étudiants ! A ++ »

En pièce jointe du message, un petit cadeau : un dossier contenant une longue liste de captures d’écran. Sur ces images s’affiche le nombre d’étudiants qui entrent et sortent de l’école Penninghen, jour par jour, demi-heure par demi-heure, sur une centaine de dates, de 2021 à 2023.

 

L’école parisienne, située 31, rue du Dragon dans le prestigieux 6arrondissement, est spécialisée dans la direction artistique, la communication et l’architecture. C’est une référence, une institution. Fondée à la fin des années 1960, elle a traversé les âges sans jamais perdre de sa superbe. En 2015, elle est rachetée par Galileo et, peu à peu, les choses changent. Un ancien professeur, qui préfère rester anonyme, m’a confié avoir éprouvé des craintes dès l’annonce de la vente : « A l’époque, on nous rassure et on nous promet que le groupe ne touchera pas à la pédagogie, j’avais d’énormes doutes, mais j’ai décidé d’y croire. » Finalement, Penninghen est devenue, après une lente dégradation, « une machine de guerre destinée à presser le citron », toujours selon cet ancien professeur, notamment via l’augmentation de ses tarifs et, surtout, de ses effectifs. (…)

Le silence du groupe Galileo

Pour son livre « Le Cube » (Flammarion, 384 pages, 22 euros), l’autrice Claire Marchal a sollicité à plusieurs reprises les responsables du groupe Galileo ainsi que les directions des écoles citées dans les extraits et dans l’ensemble de son enquête. Ces multiples relances, orales et écrites, pour leur donner la parole sont restées sans réponse, à l’exception d’un seul établissement, la Paris School of Business. La direction du groupe Galileo a répondu par écrit à Claire Marchal mais sur un seul point et bien après la date butoir qui lui avait été fournie, à savoir l’envoi du texte à l’imprimerie.

Selon les registres 2022 de la Préfecture de police de Paris, Penninghen est classée comme établissement recevant du public de catégorie 4 et a donc une capacité d’accueil de 300 personnes maximum. Mais, selon les listings dont j’ai pu prendre connaissance, ces seuils ne sont quasiment jamais respectés. En 2021 et 2022, sur 84 journées de cours, seules neuf ne les ont jamais dépassés. Les 75 autres dates de cours (soit plus de 90 % du temps !) ont toutes explosé les normes définies par la Préfecture. Certains jours, les effectifs montent à plus de 350 étudiants, et même jusqu’à 398 ! Au début de l’année scolaire 2023-2024, la tendance s’accentue encore : le 19 octobre 2023, la fréquentation de l’école atteint 403 élèves. Le 8 novembre, 424 élèves…

Des retours d’expériences similaires émanant d’autres écoles me sont revenus aux oreilles. Notamment de Bellecour, où les salles sont également surchargées, jusqu’à inquiéter Thibault Catimel, l’ancien directeur de département de l’école lyonnaise : « On a des salles où les jeunes n’ont même plus la place de s’asseoir, ils restent debout ou sur les tables pendant le cours, c’est n’importe quoi. » Selon plusieurs témoins, certaines classes comptabilisent jusqu’à dix élèves de trop. Des professeurs rencontreraient des difficultés à se déplacer entre les chevalets des tables à dessin pour observer les travaux de leurs élèves, tant les salles débordent.

Des risques d’incidents bien réels

Avant de continuer, décryptons ce qui va suivre : ERP, cela signifie « établissement recevant du public ». 4, c’est un niveau. 300, c’est le nombre maximum de personnes autorisées à entrer dans le bâtiment. Reprenons : « Clairement, on est hors la loi, on a un effectif ERP 4 à 300, et vous êtes beaucoup plus ! » Cette phrase, c’est le responsable sécurité du groupe qui l’a prononcée, lors d’une réunion, à l’automne 2022.

Je ne révèle pas le nom de l’école en question, afin de protéger mes sources. Ce que je peux avancer, en revanche, c’est que dans cet enregistrement d’une heure que l’on m’a transmis, il est question de normes de sécurité, de risques d’incidents, de travaux qu’il est nécessaire d’engager et même de possibles responsabilités pénales.

Dans cette école, comme dans toutes celles du groupe, les effectifs ont augmenté sans discontinuer depuis plusieurs années. Sous la pression du patron de pôle, le directeur a ouvert de nouvelles classes, tout en sachant que le campus ne disposait pas de l’espace nécessaire pour le faire.

La norme ERP est pourtant extrêmement importante. Elle classe les bâtiments ouverts au public par catégories, en fonction de leur capacité d’accueil. La catégorie 1 permet d’admettre plus de 1 500 personnes, la deuxième de 701 à 1 500 personnes, la troisième de 301 à 700. La catégorie 4 – celle dont relève l’école en question – ne peut donc accueillir que 300 personnes, maximum.

« On est largement au-delà des 300 ! », lance au cours de la réunion l’un des membres de l’équipe, légèrement pris de panique. Il poursuit : « La seule solution qui me reste, c’est de renvoyer chez eux la moitié des étudiants qu’on a acceptés, à qui on a fait payer des frais de scolarité. » Les normes ERP ne sont pas de simples classifications administratives. Elles définissent surtout l’application du règlement de sécurité incendie et favorisent l’intervention des secours en cas d’incident. Un défaut de classification, des effectifs trop importants ou un bloc de bâtiments non déclaré peuvent empêcher les pompiers d’intervenir.

Cette année scolaire-là, l’école est clairement en dehors des clous et les risques d’incidents sont bien réels. Depuis plusieurs années, les équipes alertent le groupe sur diverses problématiques graves : installations électriques vétustes avec des risques de départ de feu, soupçons de présence d’amiante… « Il faudrait tout simplement fermer le bâtiment », évoque même l’un des membres du groupe de travail.

Qui détient la responsabilité de ces mises aux normes ? Est-ce l’école ou le groupe ? Comment justifier cette absence de travaux ? Souvenez-vous des reportings, des tableaux Excel et surtout du pot commun : chez Galileo, les directeurs n’ont pas réellement la main sur la gestion de leur budget. S’ils souhaitent engager des travaux de mise en conformité, ils doivent demander l’autorisation aux directeurs de pôle, qui, eux, essaient à tout prix de limiter la charge financière. Une source interne m’a affirmé que l’école avait bien prévu un plan d’investissement pour remettre le campus aux normes… Or, toujours selon cette personne, les travaux n’auraient jamais été lancés, à cause du système de budget centralisé par le siège, qui freine toutes les actions locales. (…)

Alors que l’entreprise pousse les directeurs d’école à recruter toujours plus d’élèves, elle leur rappelle aussi qu’en cas de problème ce sont eux, les responsables devant la justice. Cela aurait encouragé plusieurs directeurs à claquer la porte. Car cette école n’est pas la seule concernée. Plusieurs sources de différents établissements m’ont fait part de leurs inquiétudes face à des classes surchargées, des locaux mal entretenus ou du matériel électrique en mauvais état, mais aussi des normes ERP non respectées.

Le groupe ne semble pas en faire sa priorité. La direction du pôle Business s’en amuse même. « Les piou-pious, tu les serres, ils couinent un peu au début, mais ça passe ! », aurait lancé, un jour de début 2023, le directeur de pôle à ses subalternes en riant, lors d’un codir [un comité de direction]. « Piou-pious », c’est un terme que j’entendrai à plusieurs reprises, dans les enregistrements des réunions de manageurs. « Piou-pious », c’est le surnom donné par les directeurs aux étudiants. Piou-pious, cela renvoie à ces petits oisillons sortis du nid que l’on aide à voler de leurs propres ailes. Ce sont aussi, hélas, ces jeunes poussins entassés dans des cuves, destinés à finir broyés. Stockés, comptés, numérotés. Pour faire du chiffre. (…)

« L’école était un peu chère, mais avait bonne réputation »

Anne n’avait pas les moyens financiers pour payer les études de sa fille, Cillian [le prénom a été changé]. Comme tant d’autres. A plus de 8 000 euros l’année, l’école LISAA Animation est hors de la portée de la famille. « On aurait bien aimé l’inscrire dans le public, mais les rares écoles du domaine sont hyperélitistes et il est très difficile d’y entrer », me raconte Anne.

Heureusement, Cillian décroche un prêt étudiant à taux zéro, de 15 000 euros, lui permettant de s’inscrire dans l’école privée de Galileo et de payer les deux premières années. Ses parents mettent en place des mensualités : ils rembourseront la banque de leur poche. « Je ne voulais surtout pas qu’elle bosse pendant son année scolaire, car ça génère trop de pression, et on voulait tout miser sur ses études », me dit Anne. Alors ils paient. Après tout, le jeu en vaut la chandelle, pensent-ils : « Grâce à la réputation de LISAA, on se disait qu’elle trouverait un bon emploi ! » La jeune femme suit son cursus, non sans encombre. Anne me parle du turnover des directeurs, du matériel coûteux à acheter dans l’année, et surtout d’une école qui ne prépare pas assez ses étudiants à entrer dans l’emploi : « On ne leur dit rien sur les statuts professionnels, la rémunération, ou sur le fait que le secteur embauche très peu… On ne les aide pas non plus assez pour trouver des stages. » Cillian, malgré tout, achève ses études après trois ans de bachelor, réussit à se dégoter un stage, puis des petits boulots en free lance, comme illustratrice. « Mais il y a beaucoup de reconversions professionnelles, de gens qui font autre chose, qui changent de voie… parfois ce sont des personnes avec du talent… », se désole Cillian. (…)

« Le rêve d’Hermès [le prénom a été changé], c’était de dessiner », me lance Stéphanie par téléphone. Cette maman aussi croyait en son fils, en sa capacité à réaliser ses projets futurs. Elle croyait en l’Atelier de Sèvres. Cette école, souvenez-vous, est l’un des établissements d’arts appliqués parisiens vendus par Michel Glize à Galileo Global Education, fin 2012.

« L’école était un peu chère, mais avait bonne réputation, alors on s’est dit pourquoi pas », raconte Stéphanie. Hermès quitte Toulouse, sa ville natale, et met le cap sur Paris. « La première année, c’est une sorte de prépa. On a payé l’école, sans oublier tous les à-côtés, le loyer à Paris, le nécessaire pour qu’il s’en sorte, se souvient Stéphanie. C’était une somme importante pour nous. Moi, je ne travaille pas, et mon mari est entrepreneur, il a sa propre entreprise, donc on avait un peu d’argent de côté, mais 8 000 ou 9 000 euros, c’est non négligeable pour notre famille. » Qu’à cela ne tienne, elle souhaite encourager son enfant. « Qu’il puisse aller là-haut, à Paris, réaliser son rêve d’avoir accès à cette école, c’était une source de fierté. »

Toute la famille déchante vite. La première année de classe préparatoire à l’Atelier de Sèvres ne répond en rien à leurs attentes. Stéphanie et Hermès me racontent tous les deux leur déception lorsqu’ils ont compris que l’année scolaire s’achèverait en mars, à l’issue des concours d’entrée en bachelor. « On pensait que ce serait une année scolaire, comme à la fac, mais après cinq mois de cours, c’était fini… Ça fait cher le mois ! », s’agace encore Stéphanie. Les conditions de travail non plus ne correspondent pas à leurs espérances. (…)

 

L’élève s’accroche et entre malgré tout en bachelor. Il faut de nouveau débourser près de 10 000 euros, mais Stéphanie et son mari ne peuvent plus se permettre de payer une telle somme. Hermès contracte un prêt étudiant : 30 000 euros. Malheureusement, cette deuxième année à l’Atelier de Sèvres débute mal : « Je me suis retrouvé dans une classe où je ne connaissais personne. J’ai demandé à changer et l’école a refusé. Je ne l’ai pas bien vécu, j’ai eu des problèmes personnels, et j’ai fait une sorte de burn-out. Je ne pouvais pas trop aller en cours, et je n’ai plus eu de suivi. Si tu ne vas pas en cours, personne ne t’appelle pour savoir ce que tu fais. Alors j’accumule du retard, je n’ai plus envie d’aller en cours… », raconte l’étudiant.

A Toulouse, sa mère ne se doute de rien. L’école ne la contacte pas. « Mon fils n’osait pas trop nous en parler, pour ne pas nous décevoir, ce que je peux comprendre…, confie Stéphanie. C’est pour cela que je reproche à l’école de ne pas nous avoir dit qu’il n’allait pas en cours. Bien sûr, ce ne sont plus des enfants, mais ils sont jeunes et dépensent beaucoup d’argent. Un peu de suivi, ce n’est pas grand-chose ! », se désole-t-elle toujours.

Finalement, Hermès décide d’abandonner sa scolarité. Une décision difficile à prendre : « Arrêter a été très dur, mes parents avaient payé, je m’étais endetté. C’est pour ça que je n’ai pas osé en parler à mes parents au début. Ils ont beaucoup investi dans mon avenir… Je me sentais mal pour eux. » Le jeune homme finit par avouer la vérité à ses proches. « Pour mon père, ça a été très difficile, il a été très déçu, il a arrêté de me parler pendant quelques mois », me dit-il. Sa mère se rappelle : « On a fini par dire OK, c’est sa vie, pas la nôtre. On était déçus mais c’était son choix… »Elle en est convaincue : le décrochage aurait pu être évité. « Si les choses avaient été prises à temps, si les conditions d’accueil des étudiants avaient été meilleures, avec un tout petit peu de suivi, ça aurait pu mieux se passer et on aurait surmonté cet épisode de grande détresse… »

Stéphanie demande à l’école le remboursement d’une partie du montant de cette deuxième année avortée, mais l’administration refuse. De son côté, son fils quitte Paris pour Montpellier et change d’orientation : il se lance dans un CAP Cuisine. Il travaille. Il a 20 ans et 20 000 euros de prêt à rembourser. « Il part dans la vie avec quelque chose de lourd, ce n’est pas drôle », observe Stéphanie.

Il n’est pas le seul. Au fil d’un an et demi d’enquête, combien d’étudiants, combien de parents m’ont parlé de leur déception et de leur colère ? Combien m’ont fait part de leur sentiment d’impuissance ? Sans compter les membres d’équipes pédagogiques…

Emmanuelle [le prénom a été changé] est une ancienne salariée de LISAA. Elle préfère conserver l’anonymat, elle aussi. Elle vient du milieu de la mode. Sa carrière, elle l’a construite dans les plus grandes maisons françaises et internationales, avant de devenir chargée des relations extérieures à LISAA Mode. Emmanuelle a quitté l’école moins d’un an après avoir été embauchée. C’est peu, et c’est ce qui pique ma curiosité, à la lecture de sa page LinkedIn. Je déniche son numéro de téléphone et je décide de l’appeler directement, sans savoir si elle acceptera de me parler. C’était mal la connaître. Non seulement elle est d’accord, mais elle me sera également d’une aide précieuse, tout au long de cette enquête, pour comprendre les coulisses de ces écoles, leurs rouages et surtout leurs dérives.

Nous nous rencontrons quelques semaines plus tard. Je la retrouve au bar d’un grand hôtel de la rive gauche de Paris. Je la reconnais de loin, avec sa veste blazer sombre, son jean slim parfaitement taillé, le téléphone dans une main, la mallette de travail dans l’autre. Emmanuelle me détaille son passé dans le milieu de la mode, ses voyages aux quatre coins du monde. Elle parle fort, alterne entre l’anglais et le français, ne s’embarrasse pas et dit ce qu’elle pense. Elle me détaille, trois heures durant, le fonctionnement de LISAA Mode et les raisons pour lesquelles elle a claqué la porte, furieuse et le corps en miettes, quelques mois seulement après son embauche. « En arrivant dans l’école, je me disais que ce serait génial : faire de la transmission, accompagner des jeunes dans la mode ! Mais en fait ce n’est pas ça du tout. On vend du rêve à des jeunes qui n’ont pas d’argent, pas de réseau, pas de contacts, en leur disant qu’ils vont réussir. Mais c’est faux, ils ne vont pas tous réussir. »

A LISAA, Emmanuelle a pour principale mission de créer des partenariats avec des entreprises de son réseau, pour y placer ensuite les étudiants en stage ou en apprentissage, dans l’espoir qu’ils y soient embauchés à la suite de leurs études. Elle connaît les arcanes de l’industrie, son carnet d’adresses est solide. « Sur le papier, ça ne devait pas être si difficile ! Mais l’école n’a pas une bonne réputation dans le milieu de la mode, donc ma mission s’est avérée bien plus compliquée que prévu. » Les portes du bureau d’Emmanuelle sont toujours ouvertes pour accueillir les étudiants et les conseiller dans leurs recherches de stage ou d’emploi. Coaching, écriture de CV et de lettres de motivation, mises en relation avec des entreprises… Elle se démène pour accompagner les élèves. « Tu as des jeunes qui sont là juste parce qu’ils sont de catégories socioprofessionnelles supérieures, et que la mode, c’est cool, et tout un tas d’élèves qui n’ont pas un rond mais pour qui c’est perdu d’avance. Ça me fait mal au cœur pour les étudiants. L’école leur pompe leur argent. »

« Ces gamins, reprend-elle, viennent de la classe moyenne, vont dans des écoles moyennes et sortent moyens. On ne s’en sort pas comme ça dans un milieu aussi concurrentiel. Les gamins paient 30 000 euros les trois ans, quand même… » (…)

A force d’optimiser les coûts de formation et de diminuer le nombre d’heures de cours, la qualité s’en ressent. A force de tout focaliser sur la politique du chiffre, le budget, l’évaluation, l’effectif, les reportings, les tableaux Excel, les classements internes, les comparaisons, tout le monde est sous pression, des plus hauts postes de direction aux commerciaux des centres d’appels. Les étudiants, eux, se sentent considérés tantôt comme des clients, tantôt comme de simples produits de consommation. Leurs parents doivent payer, sans jamais avoir leur mot à dire. Le système capitalise sur leur inquiétude, leur envie d’assurer un avenir à leur progéniture. Ces mêmes parents qui fuient l’université pour foncer vers le trou noir, attirés par les taux d’insertion dans l’univers professionnel qu’ils fantasment tant. (…)

« On sait qu’ils ne trouveront pas de boulot »

Pour conserver sa crédibilité, un établissement doit à tout prix prouver que ses formations débouchent sur un emploi assuré. Les taux d’insertion, c’est le nerf de la guerre. Mais comment obtenir des statistiques enviables, quand les formations deviennent plus ou moins low cost, sont dispensées dans des conditions si souvent médiocres, créent des sous-diplômés peu recherchés ?

On en revient toujours aux échanges des fameux codir : « Je sais que, lorsqu’on offre les concours, les frais de concours ou les frais de candidature, ça nous génère des admis qui ne sont pas toujours d’une qualité extrême et qui n’iront pas forcément jusqu’au bout, on le sait tous », lance Alain Kruger, le patron du pôle business, en plein comité de direction, le 16 février 2023. « On a une qualité qui a rarement été aussi mauvaise. Je fais le bon soldat, je fais ce que nous a demandé Alain », lançait un directeur lors d’une autre réunion, le 2 février. (…)

En conséquence, des étudiants en dernière année n’ont clairement pas les compétences attendues pour valider leur formation « diplômante ». Or, il est extrêmement important pour les écoles que leurs étudiants réussissent leurs épreuves de certification. France compétences, organisme public censé vérifier les enseignements, leur demande d’obtenir de bons taux de réussite afin de prouver que la pédagogie est de bonne qualité. Le label de l’école en dépend. Mais comment rehausser les taux de réussite si les élèves ne sont pas au niveau ? Certaines écoles ont trouvé la solution, et elle est tellement simple, il fallait juste y penser. « Les élèves les plus mauvais ne sont pas présentés à la certification », m’explique Hervé [le prénom a été changé], l’un des anciens directeurs d’une école du pôle business. « Les plus mauvais, ceux dont on est sûrs qu’ils vont échouer, on ne leur donne que le diplôme d’école, un document en carton, qui ne veut rien dire, comme ça on n’a pas de vrais taux d’échec », me raconte-t-il.

 

(…) La multiplication du nombre d’écoles d’enseignement supérieur privé, de leurs filières et de leurs effectifs n’est pas sans conséquences sur l’insertion des étudiants dans le milieu professionnel. Ils sont désormais si nombreux à obtenir des certifications que les branches rencontrent des difficultés à les absorber sur le marché du travail.

La croissance est telle que les écoles et filières en animation se sont, elles aussi, multipliées, un peu trop, peut-être. « On a trop d’écoles et trop d’élèves par classe », confirme Claire Lefranc. Au sein de l’association Les Intervalles qu’elle a fondée, elle analyse les données d’insertion professionnelle des étudiants en animation, et communique sur le manque de transparence de certains établissements : « On estime qu’il y a environ 3 000 étudiants qui sortent d’écoles d’animation chaque année en France, et on sait qu’ils ne trouveront pas de boulot, car il n’y a pas de travail pour tout le monde. » Le problème dépasse donc le groupe Galileo.

A leur arrivée à Bellecour, le directeur promettait à Marie, André [les deux prénoms ont été changés] et Théo des taux d’insertion importants, de 75 % à 90 %. « Tout à l’oral, bien sûr ! », s’emporte Marie. Ces coups de com n’amusent pas Thibault Catimel, leur ancien directeur de parcours : « Rien qu’à Bellecour, on certifie presque trente élèves par an, tous les ans, et on n’est pas la seule école du secteur jeux vidéo à Lyon. Il n’y a pas du tout assez de postes dans la région ! »Thibault Catimel conteste ce chiffre car il a pu lui-même observer les méthodes de calcul du taux d’insertion de sa formation. Les résultats étaient loin d’être aussi bons.

Ce sont en effet les écoles qui ont la responsabilité de calculer les taux d’insertion sur leurs formations et de les communiquer à France compétences, qui centralise et communique ces données. Pour cela, les équipes doivent contacter un à un les anciens étudiants pour leur demander où ils en sont, six mois après la fin de leurs études : ont-ils trouvé un emploi, dans quel domaine et pour quelle rémunération ? Toutes ces données sont répertoriées dans des grands tableaux Excel, agglomérées, analysées. Mais parfois, il y a des couacs. C’est ce qu’il se serait produit sur le titre de concepteur d’expériences vidéo ludiques.

Selon les données que j’ai pu observer, en 2019, vingt-sept étudiants ont obtenu leur certification, mais trois n’ont jamais répondu à l’appel téléphonique de suivi d’insertion professionnelle. Qu’à cela ne tienne, les calculs du taux ont été effectués sur un total de vingt-quatre étudiants seulement. Sur ces vingt-quatre répondants donc, vingt disent être en activité, soit 83,3 %. Or, seuls dix-neuf travaillent dans le secteur professionnel visé, soit 79,7 %. Pas mal, mais l’école estime pouvoir mieux faire, communiquer sur un taux meilleur encore.

Alors, les équipes ont reçu une consigne : « Les stagiaires, poursuites études, contrat de pro et apprentissage et les personnes en incapacité de travail sont tous neutralisés dans les calculs de ces tableaux de stats », est-il écrit en majuscules sur le document qui m’a été transmis. La demande est simple : il faut supprimer des profils des calculs statistiques. En clair : il faut rendre les données plus attractives.

« Le Cube », de Claire Marchal : une enquête sur les « usines à étudiants » du groupe Galileo

C’est l’histoire de deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer : d’une part, des écoles d’enseignement supérieur ; de l’autre, des fonds d’investissement. En 2011, les bases d’un empire sont posées lorsque le fonds américain Providence Equity Partners acquiert l’école de mode italienne Istituto Marangoni et fonde la holding Galileo Global Education. Quinze ans après, le groupe – qui a été revendu en 2020 à d’autres fonds d’investissement pour un montant de 2,3 milliards d’euros – compte 61 écoles, 106 campus dans 18 pays et 210 000 étudiants sur la planète. Ce n’est qu’un début : Galileo a pour objectif d’atteindre le million d’étudiants dans les cinq années à venir.

Il a fallu deux ans à la documentariste Claire Marchal pour comprendre les ressorts d’une véritable machine financière que l’Etat français contribue à huiler à la faveur des aides à l’apprentissage et à la formation continue. Dans Le Cube(Flammarion, 384 pages, 22 euros), l’autrice, qui s’appuie sur des centaines d’entretiens et quelque 900 documents confidentiels, décrit l’obsession des managers de Galileo à augmenter les effectifs de leurs écoles, réduire leurs coûts, optimiser leurs rendements. La martingale porte un nom, « le Cube », le logiciel de gestion clients du groupe, un « outil informatique infaillible, conçu pour gérer les statistiques nécessaires à la satisfaction de sa soif de rentabilité ».

A chaque rachat d’école, Galileo procède à de lourdes modifications dans la gestion des ressources humaines, dans la pédagogie et dans les modes de comptabilité. Il suffit alors de quelques années pour détruire de l’intérieur de jolies marques connues du grand public comme Penninghen, Bellecour, Strate, le Cours Florent…

Mués en « usines à étudiants », ces établissements génèrent une casse énorme. En interne, il faut que les équipes se plient à la seule règle qui soit, celle de la rentabilité. Dans les salles de classe, bien trop remplies, le désarroi envahit des jeunes qui n’ont parfois pas de chaise pour s’asseoir ou qui subissent d’incessants reports de cours. Le tout en versant entre 5 000 et 10 000 euros par an.

Responsabilité des pouvoirs publics

Le violent contraste entre « la détresse de nombreux étudiants et la toute-puissance exponentielle de Galileo » est le fil rouge de Claire Marchal qui finit par interroger la responsabilité des pouvoirs publics. Car l’enseignement supérieur privé lucratif « est nourri de la main de l’Etat » depuis la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel : « Ils avancent main dans la main, travaillent ensemble, des cabinets ministériels aux conseils d’administration, de la haute fonction publique aux directions des groupes. »

Autour du président de la holding, Marc-François Mignot Mahon, gravitent Muriel Pénicaud, ancienne ministre du travail des gouvernements d’Edouard Philippe (2017-2020) et membre du conseil d’administration, Guillaume Pepy, ancien patron de la SNCF et président du conseil de surveillance d’EM Lyon Business School dont Galileo est actionnaire, ou encore, jusqu’en juillet 2024, l’ancien patron de l’AP-HP Martin Hirsch, qui a été vice-président de la multinationale.

Il manque à Claire Marchal une pièce au puzzle : malgré ses relances, aucun membre de la direction de la holding n’a répondu à ses questions. Les directions des écoles du groupe sont restées muettes elles aussi. Seul Olivier Aptel, qui dirige depuis la rentrée 2024 la Paris School of Business, a fait preuve d’un certain courage en déclarant être « sensible aux retours exprimés [par les étudiants], notamment en ce qui concerne les conditions d’enseignement et l’organisation administrative ».