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« Environ la moitié des jeunes sur le marché du travail exercent un emploi sans lien direct avec leur formation initiale »

Les économistes Florence Lefresne et Thomas Couppié, du Centre d’études et de recherches sur les qualifications, décryptent, dans un entretien au « Monde », les évolutions récentes auxquelles sont confrontés les diplômés du supérieur au moment de décrocher leur premier emploi.

Propos recueillis par Charlotte Bozonnet

Publié le 07 février 2024

 CLARA DUPRé

 

Meilleur accès à l’emploi à durée indéterminée, individualisation des parcours, explosion de l’apprentissage : à partir des résultats de la dernière enquête « Génération », publiée en 2022 et conduite par le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), Florence Lefresne, sa directrice, et Thomas Couppié, chef du département des entrées et des évolutions dans la vie active, dessinent les visages des diplômés du supérieur.

 

Les conditions de l’insertion professionnelle des diplômés du supérieur se sont-elles améliorées ou dégradées ?

Florence Lefresne : La dernière enquête « Génération » du Céreq porte sur les jeunes sortis en 2017 du système éducatif et interrogés à la fin de 2020, soit trois ans après leur arrivée sur le marché du travail. On observe qu’ils sont en moyenne plus diplômés que leurs prédécesseurs : la moitié des sortants sont diplômés du supérieur, avec une forte progression des bac + 3 et bac + 5. Certes, ils ont pris de plein fouet la crise sanitaire, qui a mis un temps l’économie à l’arrêt, mais ils s’en tirent mieux que la génération 2010, qui a subi durablement les effets de la crise financière de 2008. La génération 2017 se distingue des précédentes par un accès à l’emploi à durée indéterminée [EDI] plus rapide et plus fréquent au cours des trois premières années de vie active.

 

En revanche, les inégalités sur le marché du travail restent très marquées selon le niveau et la spécialité de formation. Un diplôme plus élevé continue de garantir de meilleures conditions d’insertion que celui qui est juste au-dessous. Le type de filière joue aussi un rôle : si un accès rapide (deux mois en moyenne) ou différé (dix-huit mois en moyenne) à l’EDI prévaut largement pour les diplômés d’école d’ingénieurs, de commerce ou encore de licence professionnelle industrielle, les parcours enchaînant les emplois à durée déterminée sont surreprésentés chez les diplômés de la santé et du social, tout comme les diplômés de licence ou de master littérature et sciences humaines.

Les salaires varient également avec le niveau de formation – de 1 380 euros net pour ceux qui sortent non diplômés à 3 125 euros pour les docteurs de la santé – et avec la filière de formation – les sortants de master d’art touchent 1 800 euros, quand ceux d’éco-gestion obtiennent 2 350 euros.

 

Les choix de filières et de spécialités des étudiants d’aujourd’hui vous semblent-ils correspondre aux besoins du marché du travail ?

F. L. : Les travaux du Céreq montrent de longue date que le lien formation-emploi est un processus complexe qui ne se résume pas à une simple adéquation entre une formation et un métier. Ainsi, environ la moitié des jeunes entrants sur le marché exercent un emploi sans lien direct avec leur formation initiale. L’enseignement supérieur a cette vocation à forger des compétences de haut niveau qui peuvent être transférables d’une spécialité à l’autre. Le sociologue Yves Lichtenberger l’a très bien dit dans une tribune [sur Aefinfo.fr, en mai 2022] : « On ne forme pas aux métiers de demain, on permet à des étudiants de devenir capables de les faire émerger. »

 

Certes, la politique publique dispose de moyens réels pour orienter les choix de formation (Parcoursup, filières sélectives, numerus clausus…), mais jusqu’à quel point s’agit-il alors de véritables choix des étudiants ? A cet égard, les travaux du Céreq mettent en lumière des tensions réelles entre, d’une part, un discours qui encourage l’individualisation des parcours de formation et l’autonomie des étudiants, et, d’autre part, un ensemble de dispositifs sélectifs qui finissent par contraindre les jeunes dans leurs aspirations, notamment ceux qui sortent de la filière professionnelle ou technologique.

 

Cette nouvelle génération d’étudiants fait-elle face à des difficultés financières, et comment y répond-elle ?

F. L. : Pour financer leurs études, la grande majorité des sortants du supérieur ont eu recours à des ressources complémentaires du soutien familial. Les aides sociales à la scolarité, telles que les bourses sur critères sociaux, concernent 38 % des étudiants. Ceux-ci peuvent aussi financer leurs études par des indemnités de stage (64 % des élèves des écoles de commerce) ou des allocations de thèse, dans le cas des doctorants. Enfin, 10 % des jeunes de l’enseignement supérieur ont contracté un prêt bancaire pour s’offrir leur formation (38 % en écoles de commerce). Et cette pratique pourrait s’étendre en raison de la part croissante des étudiants inscrits dans le privé.

 

Les difficultés financières expliquent qu’un peu plus d’un tiers des étudiants vivent encore dans leur famille dans leur dernière année de formation. Cette part décroît avec le niveau d’études, lui-même corrélé à l’âge : elle est de 53 % pour les jeunes sortant de l’enseignement supérieur sans diplôme et de 20 % pour les bac + 5 ou plus. Parmi ceux qui vivent au domicile parental, un quart aurait souhaité le quitter. Et 20 % de ceux qui ont obtenu un logement soulignent leurs difficultés à payer le loyer.

 

La massification des diplômés du supérieur a-t-elle permis de réduire les inégalités socioculturelles ?

F. L. : Une part croissante des enfants issus des milieux populaires accèdent à l’enseignement supérieur. Toutefois, cet accès reste très marqué socialement : 55 % des enfants de deux parents cadres deviennent diplômés de l’enseignement supérieur long, quand c’est le cas de seulement 11 % des enfants issus de famille à dominante ouvrière. L’insertion professionnelle est également très différente selon le milieu social d’origine.

Trois ans après leur entrée dans la vie active, les jeunes d’origine modeste sont deux fois plus souvent au chômage que ceux qui sont issus d’une famille de cadres. La reproduction sociale intergénérationnelle est toujours à l’œuvre : 51 % des jeunes dont les parents sont cadres le sont à leur tour, alors que c’est le cas de 10 % seulement des enfants des familles ouvrières. Après trois ans sur le marché du travail, à diplôme et domaine de formation identiques, une personne issue d’une famille de cadres a 50 % de chances de plus d’être cadre qu’un enfant d’une famille d’employés, tandis qu’un jeune d’origine ouvrière en a 20 % de moins.

L’essor de l’apprentissage observé ces dernières années est-il de nature à modifier ce paysage ?

F. L. : L’apprentissage a littéralement explosé dans l’enseignement supérieur – il a septuplé depuis 2005 –, pour atteindre désormais 60 % des effectifs totaux. Globalement, une partition existe entre l’apprentissage traditionnel donnant accès au CAP ou au bac pro, voie de formation ancienne des milieux populaires, et l’apprentissage donnant accès aux diplômes du supérieur, de plus en plus répandu, qui concerne bien davantage les étudiants d’origine sociale plus élevée.

 

Nos travaux montrent que suivre une formation en alternance plutôt que par la voie scolaire offre un avantage sur le marché du travail, plus sensible pour les étudiants d’origine modeste : la part de jeunes ayant connu une trajectoire d’accès rapide et durable à l’EDI augmente de 20 points pour ceux issus de ménages à dominante ouvrière quand ils ont suivi leur formation professionnelle en alternance.

Au bout du compte, l’alternance semble atténuer les écarts entre les origines sociales, mais à condition que les jeunes d’origine modeste parviennent à se hisser dans l’enseignement supérieur, à trouver un employeur (les réseaux comptent pour beaucoup) et à rester jusqu’à la fin de la formation (les taux de rupture s’élèvent à un contrat sur quatre).

 

Peut-on parler d’un nouveau rapport des jeunes diplômés au travail ?

Thomas Couppié : Les jeunes qui débutent sur le marché du travail sont davantage mobiles que leurs aînés, mais ce phénomène n’a rien de nouveau. La mobilité en tout début de vie active est en partie contrainte par les conditions d’emploi offertes par les entreprises : les deux tiers des jeunes commencent par un emploi à durée déterminée – c’est le cas de quatre non-diplômés sur cinq et de la moitié des diplômés à bac + 5. Mais cette mobilité permet aussi aux jeunes de « tester » différents emplois et univers professionnels, et de trouver leur place.

Après trois années sur le marché du travail, sept jeunes diplômés de bac + 5 ou plus sur dix en emploi peuvent être qualifiés de « satisfaits sereins », c’est-à-dire qu’ils déclarent à la fois se réaliser professionnellement et ne pas rechercher un autre emploi. La figure du nomadisme professionnel, les « satisfaits mobiles », c’est-à-dire les jeunes qui se réalisent professionnellement mais recherchent néanmoins un nouvel emploi, concerne 16 % des diplômés du supérieur long. Ce n’est pas pour autant une révolution : le phénomène concernerait au plus un jeune diplômé d’un bac + 5 et plus sur six.

 

Il faut aussi avoir en tête le dynamisme du marché, où la demande de travail a rarement été aussi forte et le niveau de chômage, aussi bas ; les jeunes d’aujourd’hui sont bien davantage en mesure d’imposer leurs conditions à des employeurs qui tentent de gérer la pénurie. Il faut voir ici l’effet de l’époque, car ce trait ne leur est pas réservé. Quand l’IFOP compare le rapport au travail des actifs en 1990 et en 2021, et constate un effondrement de la proportion des personnes qui affirment que la place du travail dans leur vie est « très importante », elle signale que cet effondrement concerne autant les 18-24 ans que les 50-65 ans !

Charlotte Bozonnet

 

 

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