A la Martinique, ces grandes familles qui règnent sur les prix alimentaires
Quatre groupes familiaux détiennent 80 % du marché de la distribution sur une île en proie à des tensions causées par la vie chère. Composé surtout de békés, les descendants des colons esclavagistes, cet oligopole opaque contrôle aussi la chaîne logistique et peut ainsi jouer sur le tarif des denrées, au-delà des seules contraintes économiques.
Par Jean-Michel Hauteville (Fort-de-France, correspondant)
Publié le 02 novembre 2024
Au centre, Stéphane Hayot, directeur général du Groupe Bernard Hayot, lors d’une réunion de la Collectivité territoriale de Martinique, à Fort-de-France, le 16 octobre 2024. PHILIPPE LOPEZ/AFP
C’était un des moments marquants de la mobilisation contre la vie chère : sept patrons de groupes de distribution, assis côte à côte, face au préfet, face à des élus et, pour la première fois, aux membres du collectif à l’initiative des manifestations contre le coût de la vie sur cette île des Antilles. Réunis sous l’égide de la collectivité territoriale de Martinique, jeudi 26 septembre, ces interlocuteurs, au nombre d’une trentaine, avaient un objectif commun : trouver un accord pour faire baisser les prix des produits alimentaires, qui sont 40 % plus chers dans ce département qu’en France hexagonale, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
Une expression d’inconfort flottait sur les visages des dirigeants d’entreprise, peu coutumiers d’un tel exercice collégial de communication devant les caméras. D’autant plus que, sur une île en proie, depuis deux mois, à de vives tensions causées par les conséquences de la crise inflationniste, ces grands propriétaires des réseaux de supermarchés font figure d’accusés.
Finalement, Patrick Fabre s’est jeté à l’eau, reconnaissant le problème mais refusant de porter le chapeau : « Oui, les prix des produits alimentaires, en Martinique, sont excessivement chers. La différence par rapport à la métropole est énorme, a déploré le PDG du groupe CréO. Ce n’est pas acceptable. » Son entreprise de logistique et d’intérim, fondée en 1992, avait ouvert, deux ans plus tard, le premier supermarché Leader Price à Fort-de-France, et détient désormais un réseau d’une quarantaine de magasins répartis entre sept enseignes aux Antilles, en Guyane et à La Réunion. En Martinique, le groupe possède dix-sept magasins de hard-discount. « Baisser les prix, c’est notre ADN », a fait valoir M. Fabre.
Entreprises familiales
« Nos marchés sont étroits : nous avons des contraintes structurelles importantes », a souligné, quelques minutes plus tard, Stéphane Hayot, le directeur général du Groupe Bernard Hayot (GBH), leader du marché de la distribution en Martinique et dans plusieurs régions et territoires ultramarins, et dont le nom est prononcé « Hayotte » aux Antilles. « Notre groupe est né à la Martinique. Mon père a ouvert sa première entreprise en 1960 : il avait trois collaborateurs », a indiqué le dirigeant de 56 ans, ajoutant que l’entreprise, qui emploie aujourd’hui plus de 15 000 personnes dans dix-neuf pays et territoires sur les cinq continents, n’était, à ses débuts, qu’« un petit élevage de poulets de chair ».
Sur les sept acteurs de la distribution présents lors de ces tables rondes sur la vie chère, quatre se taillent la part du lion en Martinique. Les principaux concurrents de GBH – qui détient des hypermarchés Carrefour et de nombreuses autres enseignes non alimentaires dans l’île –, et du discounteur CréO, sont également deux entreprises familiales créées dans les années 1960 : le groupe Parfait, du nom de son fondateur, Yves Parfait, désormais dirigé par son fils Robert, et la Société antillaise frigorifique, ou SAFO, fondée par Gérard Huyghues-Despointes et dirigée depuis 2015 par son petit-fils François.
« Nous détenons 25 % de parts de marché, le groupe Fabre 23 %, le groupe Parfait 22 %, le groupe SAFO 11 % », avait affirmé Stéphane Hayot, en mai 2023, lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire sur le coût de la vie dans les collectivités ultramarines. Il s’agissait, précisait le dirigeant, des « parts de marché en mètres carrés », en l’absence de données sur le chiffre d’affaires de ses concurrents. « Mais nous faisons les mêmes métiers et avons à peu près les mêmes performances », avait-il argumenté.
Dénégations des patrons
Cette concentration de 80 % des surfaces de vente entre quatre acteurs en Martinique avait été décrite comme une« situation de concurrence oligopolistique, avec un très faible nombre d’acteurs économiques », dans le rapport de cette commission d’enquête, rendu en juillet 2023. Selon les auteurs de ce rapport parlementaire, cette situation, qui se répète dans d’autres territoires ultramarins, exacerbe la cherté de la vie car « les entreprises ont la capacité de fixer leur prix sur le marché, non seulement en fonction de leurs coûts, mais également en fonction de la disposition à payer des consommateurs ».
Cette accusation fait bondir les intéressés. « Il existe une réelle situation de concurrence entre sept acteurs distributeurs qui interviennent sur un marché de 360 000 habitants », rétorque Patrick Fabre, par e-mail. Du point de vue du PDG du groupe CréO – le seul dirigeant ayant répondu aux nombreuses sollicitations du Monde –, la « situation oligopolistique »dans la distribution outre-mer n’est ni « avérée » ni plus forte qu’« en métropole, ou dans d’autres pays européens ».
Mais ces dénégations des patrons de la distribution, répétées lors des tables rondes sur la vie chère ou devant la commission d’enquête parlementaire, peinent à convaincre la plupart des observateurs. GBH et le groupe Parfait « sont dans un quasi-duopole », juge Jean-Michel Salmon, maître de conférences en économie à l’université des Antilles. Tout en reconnaissant un « manque d’analyse scientifique » de ce secteur en raison de la faible disponibilité des données économiques, l’universitaire évoque néanmoins une « structure très concentrée de la distribution ».
En particulier, les groupes familiaux « maîtrisent – puisqu’ils l’avouent sans entrer dans les détails – tout ou partie de cette chaîne logistique » qui aboutit jusqu’aux rayons dans les magasins martiniquais, poursuit M. Salmon. Du fait de cette intégration verticale, les marges réalisées par les intermédiaires et leurs impacts sur les prix sont difficiles à établir.
Le manque de transparence de ces distributeurs est une constante qui en irrite plus d’un. « Les comptes d’aucun de ces grands groupes ne sont déposés : ils le justifient pour des raisons de secret des affaires, sauf que la loi impose le dépôt des comptes », fustige, dans son bureau de Fort-de-France, l’ancien député Johnny Hajjar (apparenté socialiste), qui était le rapporteur de la commission d’enquête parlementaire en 2023. « Nous sommes dans une opacité totale, avec une impossibilité de contrôle de l’Etat », dénonce l’ancien élu martiniquais, qui réclame une meilleure « visibilité sur la réalité comptable et financière » de ces entreprises.
Une « nébuleuse »
Il est tout de même possible de débusquer quelques données parcellaires. GBH tient le haut du pavé, avec ses 3 milliards à 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, dont 800 millions en Martinique, selon Eddie Marajo, directeur de la publication du magazine économique martiniquais BusinessNews. La multinationale, qui répartit ses activités entre la grande distribution, la commercialisation et la location de véhicules ainsi que des « activités industrielles diversifiées » – dont la production de rhum –, distance largement le groupe Parfait, qui détient les enseignes Leclerc et des concessions automobiles aux Antilles, où il emploie 1 500 personnes. Le revenu annuel de ce dernier avoisine les 500 millions d’euros, indique l’expert-comptable José Marraud des Grottes. Le volume d’activité du groupe CréO, qui revendique un millier de salariés, pourrait correspondre à « peut-être la moitié » de celui du groupe Parfait, estime le professionnel, sans grande conviction.
Du fait de cette disparité de taille et de chiffre d’affaires, la grande distribution « n’est pas un ensemble économique homogène » dans les outre-mer : « Il y a GBH et les autres », martèle Max Dubois, ancien conseiller spécial du ministre délégué aux outre-mer Jean-François Carenco (2022-2023). Et si l’humble élevage de poulets a pu prospérer au point de devenir « celui qui donne le “la” » dans l’économie martiniquaise, c’est parce que « la filière banane a nourri pendant des années le Groupe Hayot à travers ses filiales », grâce aux subventions européennes versées aux exploitations bananières appartenant à cette « nébuleuse », poursuit l’ancien coordinateur outre-mer de la campagne présidentielle pour Emmanuel Macron en 2017.
L’aide à la production dont bénéficient les quelque 307 planteurs de Martinique n’a toutefois été obtenue qu’à partir de 2006 par ces exploitants, qui l’avaient demandée à l’Union européenne « en raison de la concurrence de la “banane dollar” », justifie Alexis Gouyé, le président de Banamart, coopérative martiniquaise de producteurs de bananes. « La filière est en grande difficulté, s’émeut-il. En 2025, on va perdre trente producteurs. »
Opacité des comptes
Outre l’opacité de leurs comptes et la discrétion de leurs dirigeants, ces entreprises incontournables du quotidien des Martiniquais – et les grandes exploitations agricoles comme celle de M. Gouyé – pâtissent localement d’une réputation sulfureuse en raison de l’identité même de leurs propriétaires : à l’exception du groupe Parfait, ces sociétés sont détenues par des familles de békés, les descendants des colons esclavagistes arrivés sur l’île dès le XVIIe siècle. Cependant, les familles les plus dominantes aujourd’hui « n’étaient pas nécessairement puissantes » durant la période coloniale, nuance l’économiste Jean Crusol. Au fil des héritages, des crises et des banqueroutes, « il y a eu une atomisation assez importante du capital » des riches planteurs, explique ce professeur émérite en sciences économiques.
L’importance de cette communauté dans l’économie de l’île est néanmoins sans commune mesure avec son poids démographique : une centaine de familles, soit environ 3 000 personnes, c’est-à-dire un peu moins de 1 % de la population. Or, ils détiennent « aux alentours de 55 % du foncier agricole », estime M. Marajo. Les entreprises que dirigent les « Blancs créoles » en Martinique pèsent environ 11 % du produit industriel de l’île, et elles y « emploient 15 000 personnes », toujours selon Eddie Marajo. Cela représente 10 % de la population active.
La surreprésentation de cette communauté au sein du patronat local alimente des polémiques à répétition en Martinique, mais « ce n’est pas du tout un sujet de conversation pour nous », a affirmé, vendredi 1er novembre, Aude Goussard, la secrétaire du RPPRAC, le collectif qui mène la lutte contre la vie chère, à l’issue d’une conférence de presse à Fort-de-France. « Pour ce type de combats, il y a d’autres organisations, qui sont d’ailleurs proches du RPPRAC », ajoute la militante, qui appelle à ne pas « racialiser ce débat ».
« Les békés ont investi dans des secteurs grand public et qui sont visibles », analyse enfin M. Marajo. Pourtant, ceux-ci sont largement absents de nombreux secteurs cruciaux en Martinique, notamment les services, les transports, la téléphonie, la banque, et même le tourisme. « Tout le monde a intérêt à dire que les békés contrôlent l’économie », ironise le publiciste. Même ces derniers, de son point de vue, car ce « raccourci » leur permet de conforter « leur position déclinante ».