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Agnès Thibault-Lecuivre : « Avoir une magistrate à la tête de l’IGPN est un signe d’ouverture »

La directrice de la police des polices estime, dans un entretien au « Monde », que sa formation et sa culture différentes lui permettent d’adopter une « approche spécifique » et défend l’indépendance de l’institution qu’elle dirige.

Propos recueillis par Antoine Albertini

Publié le 19 janvier 2024 

 

Agnès Thibault-Lecuivre, directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), à Paris, le 17 janvier 2024.

 Agnès Thibault-Lecuivre, directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), à Paris, le 17 janvier 2024. FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE »

 

Lorsqu’elle a pris ses fonctions de directrice de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), en juillet 2022, les proches d’Agnès Thibault-Lecuivre lui ont offert un DVD du film Les Ripoux, de Claude Zidi. Dix-huit mois après une nomination peu appréciée par les syndicats de policiers, avec lesquels elle assure avoir désormais bâti une relation « non seulement apaisée mais constructive », cette magistrate de 42 ans, ancienne membre du cabinet du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, se dit préoccupée par le phénomène de la corruption et assure voir dans l’IGPN, souvent critiquée pour sa prétendue partialité, « un outil de rapprochement entre la police et la population ».

C’est la première fois qu’une magistrate dirige l’inspection générale de la police nationale. Vous avez vous-même indiqué que votre nomination avait pu être « différemment accueillie » et « commentée ». Qu’entendiez-vous par là et qu’en est-il aujourd’hui ?

Ce choix a été fait par le ministre de l’intérieur en juillet 2022 et ma nomination a eu une portée symbolique forte. J’ai reçu un accueil remarquable au sein de l’inspection, de la direction générale de la police nationale et de la préfecture de police, mais j’ai aussi relevé à l’époque des réactions traduisant de prime abord une certaine défiance, voire une hostilité. Ma volonté a été d’aller au-delà de la portée symbolique de ma nomination pour lui donner du sens afin qu’elle n’apparaisse pas comme une simple mesure d’affichage.

De quelle manière ?

Je suis convaincue qu’avoir une magistrate à la tête de l’IGPN est un signe d’ouverture de l’institution police nationale et, plus largement, du ministère de l’intérieur. Par ailleurs, de par ma formation et ma culture différentes, je peux avoir une approche spécifique sur des sujets de stratégie d’enquête par exemple, et les échanges avec mes équipes sont toujours riches en la matière. Par ailleurs, si avoir un magistrat à la tête de l’IGPN renforce la légitimité de son action, il faut s’en féliciter.

 

Quitte à introduire un changement, pourquoi ne pas avoir privilégié la création d’une autorité de contrôle indépendante, comme c’est le cas dans d’autres pays, au Royaume-Uni, par exemple ?

Certains commentateurs, souvent en réaction à tel ou tel évènement, évoquent la nécessité de transformer l’IGPN en autorité administrative indépendante. Pourquoi ? Parce que, justement, nous ne serions pas suffisamment indépendants. Cela traduit une certaine méconnaissance de nos missions. En matière d’enquêtes judiciaires, nous pouvons être saisis par des procureurs ou par des juges d’instruction avec une véritable direction d’enquête de leur part. Quant aux enquêtes administratives, je peux vous garantir que, depuis ma prise de fonctions, on ne m’a jamais demandé d’orienter l’une d’elles de telle ou telle manière.

Vous avez cependant été la conseillère justice du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, avant de devenir sa directrice du cabinet adjointe. Cela ne remet-il pas fondamentalement en cause votre capacité à diriger l’inspection en toute indépendance ?

Au contraire, ces deux années passées au cabinet du ministre ont été un atout. D’abord j’ai renforcé ma connaissance du monde de la police, en appréhendant de l’intérieur son fonctionnement et ses enjeux. Ensuite, j’ai ainsi pu observer le fonctionnement du politique, ce qui me permet aujourd’hui d’agir en toute connaissance de cause. Plus généralement, j’ai un sens aigu de la séparation entre les pouvoirs judiciaire et exécutif, un principe auquel je suis profondément attachée.

 

Après un pic du nombre de saisines judiciaires constaté en 2019 au plus fort de l’épisode des « gilets jaunes », ce chiffre décroît légèrement depuis 2020 (1 063 en 2022, soit près de 50 de moins qu’en 2020) : comment l’expliquez-vous ?

En réalité, c’est un chiffre assez étale. Il faut bien comprendre que l’IGPN est un service spécialisé qui traite non pas toutes les affaires impliquant des policiers mais uniquement celles qui revêtent un caractère particulier en matière de gravité, de complexité, de retentissement médiatique.

En revanche, le nombre d’enquêtes pour corruption a pratiquement doublé entre 2021 et 2022, passant de 30 à 56. Pour quelles raisons, selon vous ?

Sans doute grâce à une meilleure détection mais, aussi, il ne faut pas le nier, une augmentation objective des faits.

Quels sont les profils des fonctionnaires mis en cause ?

Ils sont variés mais le dénominateur commun est très clair, c’est l’appât du gain. Il peut se manifester à travers un besoin d’argent urgent ou au regard d’une addiction mais aussi, parfois, par pure cupidité. Il peut s’agir de corruption, de favoritisme, de violation du secret de l’enquête ou de consultation de fichiers. Cette typologie n’est pas exhaustive car, parfois, des faits de corruption se cachent derrière d’autres qualifications pénales comme le trafic de stupéfiants.

 

A cela vient s’ajouter la problématique de fonctionnaires ancrés de très longue date dans un secteur géographique précis avec parfois, dans leur champ de compétences, la délivrance d’autorisations pour des professions réglementées qu’ils sont tentés de monnayer. Et puis nous assistons à l’émergence d’un nouveau phénomène : la consultation illégale de fichiers, avec une grande facilité pour certains policiers qui, depuis chez eux, sans jamais avoir une rencontre physique avec le corrupteur, proposent la vente de fichiers sur des messageries de type Telegram.

Comment lutter contre ce phénomène ?

Il faut d’abord assurer la détection des vulnérabilités et des facteurs de passage à l’acte en investissant encore davantage les domaines de la prévention et en tirant tous les enseignements d’enquêtes passées, en mettant en œuvre une stratégie de maîtrise des risques. Il s’agit très clairement d’une priorité de mon action. Nous entretenons aussi des liens très étroits avec l’Agence française anticorruption et les autres administrations régaliennes comme la justice ou Bercy, qui connaissent eux aussi des problématiques similaires.

 

Mais plus concrètement ?

Nous ne sommes pas aveugles mais nous devons redoubler d’efforts en matière de détection. C’est la raison pour laquelle nous avons engagé une réflexion pour parvenir à identifier des consultations massives de fichiers, peut-être grâce à un algorithme. Cela peut aussi avoir lieu à travers des procédures ouvertes pour d’autres faits, grâce aux écoutes, notamment. Nous disposons enfin d’outils de contrôle interne et externe, comme les plates-formes de signalements d’usagers, qui nous ont permis d’ouvrir des dossiers.

Percevez-vous une évolution du type de faits sur lesquels l’IGPN est amenée à enquêter ?

L’usage de la force reste majoritaire, de l’ordre de 50 % de notre contentieux. Je dois souligner que l’IGPN est bien trop souvent réduite, dans l’opinion, au traitement de cette problématique mais nous sommes également là pour sécuriser les policiers de terrain dans leurs pratiques, parce qu’il est normal, notamment, qu’ils sachent précisément dans quel cadre ils peuvent ou non faire usage de leur arme. Dans ce domaine et d’autres, comme ceux de la formation et du management, nous devons être force de proposition.

 

Justement, le harcèlement moral est le motif le plus souvent invoqué lors de signalements sur la plate-forme interne de la police. N’est-ce pas le signe d’un management chroniquement défaillant ?

Nous observons effectivement une nette augmentation : entre 2019 et 2023, nous sommes passés de 218 à 301 signalements sur la plate-forme, et le nombre d’appels téléphoniques a quasiment quintuplé, de 292 à 688. Cette plate-forme est hébergée à l’IGPN, c’est un dispositif d’alerte et d’écoute totalement confidentiel, qui ne passe pas par la hiérarchie. La police n’échappe pas au mouvement global d’une certaine libération de la parole facilitée par la mise en place d’outils numériques. C’est aussi le signe que des choses autrefois acceptables ne le sont plus aujourd’hui.

L’actualité des trois dernières années a été marquée par de nombreux tirs mortels après des refus d’obtempérer. Les pratiques policières ne doivent-elles pas être intégralement révisées en la matière ?

L’année 2022 a été marquée par le chiffre considérable de treize morts à la suite de tirs sur des véhicules en mouvement. Cela interroge. Mais, pour autant, les données de 2022 ne peuvent en aucun cas servir de référence : en 2020, ce chiffre était d’un, il était de deux en 2021 et de trois en 2023. Chaque décès à la suite d’un tir sur un véhicule en mouvement est une tragédie pour la victime décédée et ses proches, un drame pour le policier, qui n’est pas entré dans la police pour cela. Nous sommes extrêmement transparents en la matière : tous ces éléments figurent dans notre rapport annuel.

La mort du jeune Nahel M. due à un tir policier après un refus d’obtempérer, le 27 juin 2023, a entraîné des émeutes au cours desquelles d’autres cas de violences policières illégitimes – comme le tabassage d’Hedi R. ou la mort de Mohamed B., à Marseille – ont été dénoncés. Où en sont les enquêtes ?

Je ne peux évidemment pas évoquer des affaires en cours d’instruction. L’inspection a été saisie de 39 procédures judiciaires ouvertes après des interventions dans un contexte extrêmement dégradé de violences urbaines et de scènes de pillage d’une intensité inédite. Quel que soit ce contexte, nous menons la même recherche : le geste était-il strictement nécessaire, proportionnel ? C’est uniquement à travers cette grille de lecture que nous traitons ces procédures. Dans tous ces dossiers, l’IGPN agit avec sang-froid et rigueur, sans trembler, à charge et à décharge et sans aucune volonté de régler des comptes avec qui que ce soit.