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Dans les hôpitaux de la bande de Gaza : « On ne cherche plus à réparer. On coupe… »

Raphaël Pitti, médecin humanitaire, s’est rendu dans la bande de Gaza, bombardée par Israël, pour aider le personnel de l’hôpital européen, dans le sud de l’enclave. « Le Monde » l’a rencontré à sa sortie.

Propos recueillis par Eliott Brachet (Le Caire, correspondance)

 

Raphael Pitti, médecin et militant pour la paix, au Caire, le 5 février 2024.

Raphael Pitti, médecin et militant pour la paix, au Caire, le 5 février 2024. REHAB ELDALIL POUR «LE MONDE»

 

Médecin anesthésiste-réanimateur, le professeur Raphaël Pitti a travaillé en Syrie à partir de 2012 dans les zones assiégées par le régime de Damas et son allié russe, puis en Ukraine à partir de 2022. Avec l’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM International), il est responsable des formations pour les soignants en zone de guerre.

Pendant deux semaines, accompagné d’une vingtaine de médecins, dont sept Français, en coordination avec l’association des médecins palestiniens Palmed, le médecin humanitaire s’est rendu dans la bande de Gaza pour prêter main-forte au personnel de l’hôpital européen de Gaza, dans le sud de l’enclave. Le Monde l’a rencontré à sa sortie.

 

A quoi ressemble aujourd’hui un hôpital à Gaza ?

C’est le chaos. D’abord par la présence de plus de 25 000 personnes venues se réfugier aux alentours. Elles s’entassent dans des abris faits de bric et de broc. A l’intérieur, il y a environ 6 000 personnes la journée et plus encore pendant la nuit, où les bombardements sont les plus intenses. L’hôpital, qui avait une capacité de 400 lits, en a aujourd’hui 900. Des blessés et leurs proches errent, désœuvrés, sous le choc. Des cadavres dans des housses sont posés contre un mur en attendant d’être enterrés. Une vie s’est réorganisée dans un microcosme. Des femmes font du pain dans les couloirs, des enfants jouent au ballon, il y a trois tailleurs, un cordonnier. Les gens n’ont rien pu emporter avec eux, ils s’entassent dans une promiscuité totale. L’hôpital est devenu une sorte de bateau-refuge. Mais personne ne sait pour combien de temps.

 

Face à l’avancée des troupes israéliennes et aux bombardements, les hôpitaux sont évacués les uns après les autres. Quel est l’état du système de santé de Gaza aujourd’hui ?

Il est proche du néant. Dans le sud de Gaza, hormis l’Hôpital européen, seuls trois hôpitaux sont encore en état de fonctionnement. Pendant notre mission, l’hôpital Al-Nasser, à Khan Younès, a été encerclé pendant onze jours par l’armée israélienne, empêchant le passage des patients, avant d’être évacué définitivement. Tous les directeurs d’hôpitaux de Gaza ont été arrêtés par l’armée israélienne, interrogés et manifestement torturés sous le prétexte qu’ils sont pro-Hamas. La tension est permanente. Les bombardements se rapprochent de plus en plus. A l’Hôpital européen, on a reçu des éclats, le souffle des explosions fait sauter les faux plafonds. La Croix-Rouge internationale craint de devoir déclarer prochainement l’ordre d’évacuer la zone.

Raphael Pitti, médecin et militant pour la paix, au Caire, le 5 février 2024.

Raphael Pitti, médecin et militant pour la paix, au Caire, le 5 février 2024. REHAB ELDALIL POUR «LE MONDE»

 

Dans quelles conditions les médecins sur place travaillent-ils ?

Il n’y a pas de tri à l’entrée. La masse des patients à prendre en charge souffre de pathologies aiguës et saisonnières. Du fait des conditions d’hygiène catastrophiques, il y a énormément de problèmes respiratoires, de maladies liées au froid, à l’humidité, au manque d’eau, de toilettes, de nourriture et on fait face à de multiples infections. Puis, à chaque bombardement on reçoit une vague de blessés et de morts. Il y a également de nombreuses victimes par des tirs de snipers, notamment des femmes et des enfants. Elles sont le plus souvent visées à la tête, parfois à l’abdomen et arrivent encore en vie. Les balles utilisées servent à blesser, pas à tuer dans l’immédiat. La balle entre et sort. Le but est de créer une surcharge dans les hôpitaux et d’obliger les personnes à venir chercher les blessés et, ainsi, de les exposer à de nouveaux tirs.

Compte tenu de l’afflux massif de blessés, les médecins vont au plus court. n les laisse mourir. De même, il y a énormément d’amputations. Dans de telles conditions, on ne cherche plus à réparer. On coupe… Comme cet enfant de 3 ans qui a été amputé de ses deux jambes et d’un bras.

 

Aviez-vous déjà été confronté à une situation aussi critique ?

Non, jamais. Tout ce que je suis habitué à faire sur des zones de guerre est presque impossible sur ce terrain. Il faudrait réorganiser l’hôpital, améliorer le triage à l’extérieur de l’enceinte pour la médecine ambulatoire. L’espace est envahi de gens. On travaille et on opère à même le sol. Les soignants sont épuisés. En état de choc permanent. Ils sont arrivés à saturation, certains ressemblent à des zombies. Il est impossible de travailler correctement. J’ai eu le sentiment de ne pas être utile. D’être impuissant.

 

L’offensive israélienne se poursuit et l’étau se resserre sur Rafah et le sud de la bande de Gaza. Environ 1,3 million de personnes y ont trouvé refuge. La zone peut-elle absorber un tel afflux de déplacés ?

La stratégie de déplacement massif de la population sur un morceau minuscule de territoire submerge toutes les infrastructures initialement prévues pour les 250 000 habitants de Rafah. Aujourd’hui, il n’y a plus un espace de libre, les gens vivent sur les trottoirs. Les files d’attente s’allongent devant chaque commerce. Il n’y a plus d’œufs ni de poulet. Le prix des légumes s’est envolé. Les gens mangent uniquement du pain, des boîtes de conserve. Tout est sale. Les conduits d’évacuation des eaux usées n’évacuent plus rien. L’eau stagne partout. Ces images rappellent celles du ghetto de Varsovie, les gens qui meurent dans les rues, les vendeurs ambulants, la misère, ce n’est pas bien différent.

 

 

Vous avez travaillé de longues années en Syrie puis en Ukraine. Est-ce que la situation à Gaza est comparable ?

Le parallèle avec la Syrie n’est pas possible. Sur le plan humanitaire et médical, il n’y a pas de comparaison. A Alep, il y avait une dizaine d’hôpitaux clandestins. Il y avait des polycliniques, on pouvait organiser et trier le flux de patients. A Gaza, dans l’état actuel, c’est impossible. Cependant le niveau de destruction rappelle effectivement la Syrie ou l’Ukraine.

 

La stratégie russe de guerre urbaine appliquée d’abord en Tchétchénie se systématise aujourd’hui dans les conflits. Laisser entrer l’ennemi dans une ville, l’encercler, couper tous les réseaux électriques, l’eau, bombarder constamment, terroriser la population, refuser les corridors humanitaires et attendre que les gens cèdent. On l’a vu à Alep et, plus récemment, à Marioupol. La même stratégie se répète et s’étend, c’est terrifiant.

Raphael Pitti, médecin et militant pour la paix, au Caire, le 5 février 2024.

Raphael Pitti, médecin et militant pour la paix, au Caire, le 5 février 2024. REHAB ELDALIL POUR «LE MONDE»

 

La Cour internationale de justice a ordonné à Israël de prévenir les actes de génocide et de prendre des mesures pour améliorer la situation humanitaire. Qu’en est-il sur le terrain ?

Rien n’a été pris en compte. Il n’y a aucune amélioration. Pis, la situation se dégrade. Où est l’approvisionnement massif d’aide humanitaire exigé par l’ONU ? On est face à un génocide, à une volonté de supprimer une population, de l’amener dans une situation de précarité extrême, de lui retirer sa dignité, de la concentrer dans une même zone, de supprimer les structures hospitalières, sans leur laisser aucune porte de sortie. Il faut un cessez-le-feu immédiat et permanent, c’est la seule solution et c’est une urgence.