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Entretien

« Si ça va mal dans les fermes, c’est à cause du manque de revenus, pas des normes »

Le 29/01/2024 7 min

 

Malgré une intervention spectaculaire du Premier ministre Gabriel Attal pour annoncer des concessions partielles aux revendications des barrages routiers, le gouvernement ne parvient pas à mettre fin à la contestation des agriculteurs.

Contrairement aux allégations du gouvernement et de l’extrême droite, qui cherchent à dévier la colère vers les écologistes quelques mois avant les élections européennes, les normes environnementales ne sont pas les principales causes des difficultés du monde paysan, situées dans la concurrence entre les exploitants et la concentration des fermes.

Explication avec Véronique Marchesseau, agricultrice dans le Morbihan et secrétaire générale de la Confédération paysanne.

 

Vendredi 26 janvier, le Premier ministre Gabriel Attal a annoncé des mesures censées répondre aux revendications des agriculteurs sur les barrages. Parmi celles-ci, la non-augmentation de la taxe sur le gazole non routier, la réduction des normes, l’accès à l’eau, et des mesures de trésorerie. Pourquoi cela ne cadre-t-il pas avec les objectifs de votre syndicat ?

 

Véronique Marchesseau : Ce ne sont que des annonces de court terme qui peuvent momentanément soulager des fermes en difficulté. Mais nous attendions des annonces de fond qui permettent d’envisager notre activité agricole sur le long terme. Nous avons des attentes sur les revenus, que nos prix de vente intègrent nos coûts de production et notre rémunération, car la loi Egalim ne nous protège pas réellement.

Nous attendons aussi l’abandon de tous les accords de libre-échange, alors que Gabriel Attal a juste répété que le gouvernement français demeure hostile à l’accord avec le Mercosur. Mais il n’adopte aucune démarche proactive pour l’empêcher, alors que les négociations entre l’Union européenne et les pays d’Amérique latine se poursuivent. Il n’y a pas que le Mercosur : d’autres accords devraient être abandonnés, comme celui avec le Kenya, en cours de discussion, ou avec la Nouvelle-Zélande, conclu récemment.

Mais cette revendication de dénoncer les accords de libre-échange ne semble reprise que par une partie des organisations d’agriculteurs européens… Par exemple, on n’entend pas les Allemands sur ce sujet…

V. M. : On n’entend pas la FNSEA non plus ! Et c’est révélateur : l’organisation majoritaire en France, mais elle n’est pas seule en Europe, souhaite que le commerce international façonne notre agriculture, avec le même résultat partout : la disparition des fermes, par la concentration des exploitations et du foncier. Et une fois celles-là disparues, ceux qui travaillaient dessus ne sont plus là pour dire qu’on peut faire autrement. On n’entend que ceux qui profitent de ce processus.

Revenons à la loi Egalim. Comment expliquer que ce texte, qui devait renverser le rapport de force entre les producteurs et les grands groupes industriels et de distribution, soit un échec ?

V. M. : Cette loi devait imposer dans les négociations la prise en compte des coûts réels de production de l’agriculture. Mais les rapports de force sont très déséquilibrés au sein des filières alimentaires, qui se concentrent au niveau de l’agro-industrie, et encore davantage au niveau de la grande distribution. A chaque fois, nous avons affaire à des interlocuteurs qui se sentent suffisamment puissants pour ne pas respecter la loi.

 

« L’objectif principal de la FNSEA, c’est de maintenir les volumes de production, pas de maintenir les agriculteurs dans les fermes »

Alors que le texte institue la non-négociabilité des coûts de production, on s’aperçoit, par exemple, qu’ils parviennent à influencer leur calcul, en étant présents dans les interprofessions, où, à l’inverse, nous sommes un maillon faible…

Mais n’est-ce pas une difficulté du monde agricole que de se présenter comme unifié, alors qu’il regroupe des acteurs très différents par la taille, par la production, par les surfaces ?

V. M. : Il y a bien des intérêts divergents défendus par les acteurs de la sphère agricole, et pas souvent en faveur de la base. Le syndicat majoritaire [la FNSEA recueille 55 % des voix aux élections aux chambres d’agriculture, NDLR] affirme représenter l’ensemble du monde agricole, mais défend en fait des intérêts très particuliers, notamment dans l’organisation des filières agricoles, en affirmant que si ces filières réussissent grâce aux exploitants les plus solides, tout le monde en profitera.

C’est le principe du ruissellement adapté à l’agriculture. Mais, comme on le sait par expérience, cela ne fonctionne pas. L’objectif principal de la FNSEA, c’est de maintenir les volumes de production, pas de maintenir les agriculteurs dans les fermes. Autrement dit : la baisse du nombre d’agriculteurs dans les fermes devient un facteur de compétitivité. Avec cette orientation, la FNSEA a participé à des politiques qui ont entraîné la perte de 100 000 fermes entre 2010 et 2020 !

Votre grande revendication, c’est l’instauration de « prix garantis ». Au niveau national seulement ou européen ?

V. M. : Nous demandons d’abord l’institution de prix garantis ou de prix planchers en France. Pour éviter l’entrée de produits moins chers, nous demandons en parallèle l’application de prix minimums d’entrée équivalents sur le territoire. Et nous disons à nos collègues européens : battez-vous pour récupérer la différence, qui vous est due.

On nous oppose les règles du marché unique européen, mais s’il fonctionnait avec de vraies avancées sociales et environnementales, et sans dumping, nous n’aurions pas besoin de ce genre de mesures. Il faut se rendre à l’évidence et être pragmatique : le marché unique ne fait qu’organiser la concurrence entre les paysans de tous les pays d’Europe.

« Désigner "les normes" comme le facteur principal du malaise est une manipulation dangereuse, car nous sommes les premières victimes du dérèglement climatique et des pesticides »

Nous voulons une Europe sociale, qui se mette en route pour préserver son environnement et ses ressources, et pas une Europe où la libéralisation totale entraîne et la destruction de l’environnement et la destruction des petites fermes.

Derrière la critique des « normes », on sent bien que c’est en fait la défense de l’environnement et la bifurcation de la profession rendue nécessaire par le changement climatique qui sont mises en cause, en France et au niveau européen avec le Green deal. Les agriculteurs sont-ils opposés à toute politique de transformation écologique ?

V. M. : Ce sujet a été l’objet d’une une grande manipulation des autres organisations syndicales pour désigner « les normes » comme le facteur principal du malaise, en persuadant leurs adhérents que c’était le responsable de leurs difficultés, alors que le problème, c’est le système capitaliste néolibéral. Le contexte très populiste dans lequel nous vivons aujourd’hui conduit à désigner des boucs émissaires qui ne sont pour rien dans ce qui se passe.

Si ça va mal dans les fermes, ce n’est pas à cause de la nécessité de prendre en compte l’environnement dans nos pratiques, mais parce qu’on n’a pas assez de revenus pour pouvoir modifier ces pratiques. C’est une manipulation dangereuse, qui aura des conséquences négatives pour les agriculteurs, car nous sommes les premières victimes du dérèglement climatique et des pesticides.

Nous n’avons jamais demandé l’abandon des normes, même si nous demandons qu’elles soient réfléchies. Il faut aussi faire reculer la suradministration qui fait peser une grosse charge mentale sur les agriculteurs et les agricultrices. Nous n’avons pas demandé à passer la moitié de notre temps derrière des écrans.

Gabriel Attal a surpris en se rendant sur un barrage dans le Sud-Ouest pour discuter avec les agriculteurs. Est-ce que cela change quelque chose dans les relations entre l’Etat et les agriculteurs ?

V. M. : C’est normal que les politiques mouillent la chemise quand il y a un problème. Et déconnectés comme ils peuvent l’être, qu’ils aillent un peu à la rencontre des gens du terrain, et pas seulement dans leurs bureaux à Paris, je ne considère pas cela comme un exploit.

Propos recueillis par Hervé Nathan