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Rémunération du livre : la colère des artistes-auteurs repart de plus belle

Le Monde (site web)
economie, samedi 17 février 2024 - 05:00 UTC +0100 1666 mots

Rémunération du livre : la colère des artistes-auteurs repart de plus belle

Nicole Vulser

 

Une étude commanditée par le Syndicat national de l’édition sur le partage de la valeur entre auteurs et éditeurs fait bondir les écrivains. Le sort de ces derniers ne s’améliore guère, malgré des constats alarmants.

 

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Que gagnent les auteurs lorsqu’ils vendent des ouvrages ? Quelle part touchent les autres acteurs de la chaîne du livre, et est-elle juste ? Rarement ces questions auront soulevé autant de polémiques dans le secteur. En particulier depuis la publication d’une étude, le 1er février, dont les résultats suscitent un faisceau de critiques.

 

Commandée par le Syndicat national de l’édition (SNE) au cabinet KPMG à propos du « partage de la valeur entre auteurs et éditeurs », celle-ci dresse un constat pour le moins paradoxal : les auteurs gagnent plus que les éditeurs. Le SNE affirme en effet que les droits perçus par les auteurs atteignent 24,8 % du chiffre d’affaires des éditeurs, et qu’eux-mêmes ne conservent que 17,8 % pour couvrir leurs frais de structure et contribuer à leur résultat d’exploitation. Ce qui revient, en creux, à dire que les auteurs gagnent près de 12,5 % du prix hors taxe des livres vendus. Un chiffre enviable, mais très rarement atteint ou dépassé dans les faits, sauf par ceux qui publient des best-sellers.

 

De façon concertée, tous les représentants des auteurs s’insurgent et vilipendent la méthodologie adoptée. D’abord, le SNE est juge et partie : il aurait été plus crédible que le ministère de la culture se charge d’une telle étude. De plus, celle-ci se focalise sur les chiffres 2022 des plus grosses maisons d’édition françaises (Hachette Livre, Editis, Madrigall, Média Participations, Albin Michel, Actes Sud, Glénat Editions et pour la plus petite, Zulma) en excluant l’édition scolaire et les mangas, et en exemptant du champ d’analyse les libraires et les diffuseurs-distributeurs (qui représentent 51 % de la chaîne de valeur du livre). De son côté, le SNE se félicite que son étude, fondée sur les comptes des éditeurs, soit une première du genre.

 

Cela semble néanmoins insuffisant. Pour le Conseil permanent des écrivains (CPE), « ce coup de projecteur n’éclaire pas toute la scène », donne « une présentation qui fausse la lecture de la réalité » et « laisse croire que l’ensemble des auteurs bénéficient de rémunérations satisfaisantes ». Le CPE rappelle que la part éditeur revient intégralement à une seule maison, tandis que celle dévolue aux auteurs est répartie entre les dizaines d’écrivains sous contrat chez l’éditeur.

 

« Dégradation de la situation économique et sociale des auteurs »

La Ligue des auteurs professionnels regrette que « la notion d’auteur envisagée dans l’étude semble inclure de nombreuses acceptions (rémunération des directeurs de collection, acquisition des droits à l’étranger, à-valoir versés à des traducteurs…) », ce qui déforme la réalité. Autre pierre d’achoppement : « L’auteur devra payer sur ses droits ses cotisations sociales, son loyer et l’amortissement de son matériel », rappelle la Ligue. Selon Renaud Lefebvre, directeur général du SNE, l’étude précise que « sur ses rémunérations, l’auteur doit couvrir ses propres charges, et notamment ses cotisations sociales ».

 

« Cet outil de propagande, qui aurait pu être le premier pas d’objectivation de l’économie du livre, ne peut que susciter une grande méfiance pour ceux qui connaissent le sujet et une grande confusion pour le grand public », résume l’écrivain et scénariste Benoît Peeters.

 

Pour le lauréat du prix Goncourt 2023, Jean-Baptiste Andrea, connu pour son franc-parler, les conclusions de l’étude sont « hallucinantes et fausses », et l’interprétation du SNE, « complètement erronée ». Plus encore, il se dit agacé par « l’inertie du ministère de la culture, qui ne remplit pas son rôle de régulateur et de garant de l’intérêt général », mais cherche à « diviser pour mieux régner ». L’auteur de Veiller sur elle (L’Iconoclaste, 2023) « en a marre de ces ministres qui se disent de la culture et ne font rien ».

 

Le rapport Racine sur « l’auteur et l’acte de création » constatait déjà, en janvier 2020, « une dégradation de la situation économique et sociale des artistes-auteurs », qui se traduisait par une érosion de leurs revenus. Seuls 41 000 d’entre eux, sur plus de 230 000, percevaient un minimum de 9 000 euros par an. Ancien président de la Bibliothèque nationale de France, Bruno Racine militait pour un véritable statut des auteurs et pour la création d’un conseil national paritaire permettant des négociations plus justes et plus représentatives entre les auteurs et ceux qui exploitent leurs œuvres.

 

Négociations bloquées

Depuis, les choses ont évolué à la marge. Mais le cœur du problème est que les négociations sur les finances restent bloquées par les éditeurs. Pour preuve, l’étude économique lancée en 2019 par la Rue de Valois sur la littérature jeunesse – où les taux de rémunération des auteurs et des illustrateurs restent très bas – n’a jamais abouti. « Le SNE n’était pas parvenu à répondre à l’enquête », fustigent les coprésidents du CPE, Christophe Hardy et Séverine Weiss.

 

Deux ans plus tard, malgré les efforts du professeur Pierre Sirinelli, dépêché comme médiateur pour donner forme aux préconisations du rapport Racine, la montagne a accouché d’une souris. En septembre 2022, les éditeurs ont tiré le rideau, en refusant de discuter d’un pourcentage minimal de 10 % du prix de vente d’un livre accordé aux auteurs.

 

C’est pourtant l’une des principales revendications de ces derniers. « Il y a quelques années, il était encore possible de vivre plus ou moins bien de son activité d’auteur à plein temps, selon le CPE. Aujourd’hui, c’est devenu quasiment impossible, et cela même dans des secteurs éditoriaux dynamiques. » Cependant, si l’étude du SNE assure que les auteurs gagnent déjà près de 12,5 % de la valeur d’un livre, pourquoi les éditeurs renâcleraient-ils à leur accorder ces 10 % réclamés haut et fort ?

 

« Depuis 2007, on compte moins de lecteurs, et le tirage minimum de chaque livre a chuté, comme son chiffre d’affaires. Pour compenser, les éditeurs publient davantage de livres », répond Vincent Montagne, président du SNE et PDG de Média Participations. « Si tous les auteurs touchaient 10 % du prix de leur livre, cela changerait peu de choses pour eux, mais les éditeurs perdraient de l’argent et feraient moins de livres », assure-t-il, en estimant que « la moitié des 720 éditeurs du SNE sont structurellement en déficit ».

 

Rapport de force

Un observateur qui requiert l’anonymat remarque que les éditeurs comme Hachette et Editis ont déjà accordé un minimum de 32 % du prix hors taxe du livre aux libraires. Selon lui, « avec cette étude, le SNE se tire une balle dans le pied. Les éditeurs paient le gaz, l’électricité, mais rechignent à financer les auteurs ». Bon nombre de ces derniers ne sont pas rétribués, ou ne reçoivent qu’une gratification symbolique. « Accorder 10 % à un auteur, cela va dans le sens de l’histoire », ajoute-t-il. Selon Stéphanie Le Cam, directrice générale de la Ligue des auteurs, le « taux moyen de rémunération est d’à peine 7,2 % pour les livres ». Il s’élève à 8,5 % pour le roman, à 8 % pour la BD (à partager entre scénariste et illustrateur), mais seulement à 5,2 % dans les livres jeunesse, note-t-elle.

 

A défaut de légiférer, faut-il envisager « un cadre d’usage » de bonnes pratiques ? Au même titre que le Centre national du livre publie des recommandations financières pour les interventions des auteurs dans les manifestations littéraires, ou fixe le prix du feuillet pour les traducteurs, un barème pourrait définir, en fonction des secteurs et du tirage, le montant des à-valoir et du pourcentage du prix de vente consenti aux auteurs. Ces derniers sont las du discours culpabilisant des éditeurs : « Vous ne vous rendez pas compte des risques que l’on prend ! » Or publier des livres n’est pas de la philanthropie, mais bel et bien un investissement, comme dans tous les autres secteurs de la création. Un pari sur des auteurs qui, peut-être, un jour, écriront des best-sellers.

 

De nombreux rapports parlementaires ont souligné à quel point le rapport de force dans les pratiques contractuelles avec les éditeurs se révélait défavorable aux auteurs. Le ministère de la culture, qui va enfin mener une étude sur l’économie de la diffusion et de la distribution du livre, assure travailler avec les représentants des auteurs d’un côté, des éditeurs de l’autre, avant de réunir les deux parties autour d’une table. Néanmoins, les discussions sur les contrats d’édition, le partage de la valeur, l’encadrement des à-valoir, la progressivité des taux de rémunération, par exemple, ne progressent qu’à pas de fourmi.

 

Samantha Bailly, coprésidente de la Charte des auteurs illustrateurs de jeunesse, observe qu’il a fallu une décision du Conseil d’Etat pour contraindre la Rue de Valois à intégrer « une rémunération appropriée » pour les auteurs dans la transposition dans le droit français de la directive européenne du droit d’auteur.

 

La question du statut des auteurs a également rebondi politiquement avec la proposition de loi du député (Gauche démocrate et républicaine-Nupes) des Bouches-du-Rhône Pierre Dharréville, présentée mercredi 14 février. Elle vise « à l’instauration d’un revenu de remplacement pour les artistes-auteurs temporairement privés de ressources ». Ce texte a toutefois peu de chances d’aboutir. A l’instar des intermittents du spectacle, il propose de leur verser 85 % du smic pendant les périodes de vaches maigres. Sans doute plus efficace juridiquement, la prochaine réforme du code civil pourrait concerner tous les contrats de travail, donc ceux de l’édition.

 

Au niveau européen, enfin, la Commission se prononcera, d’ici à fin février, sur la résolution adoptée par le Parlement européen visant à créer un statut d’artiste en Europe. Outre un régime de protection sociale, il garantirait « un niveau de vie minimum aux artistes auteurs », interdirait les contrats abusifs et faciliterait la négociation collective. La mobilisation pour défendre ce texte à Bruxelles devrait largement dépasser le cadre de l’Hexagone.