Les services français craignent un renouveau de l’Etat islamique en Syrie
La prise de pouvoir à Damas par le groupe armé Hayat Tahrir Al-Cham et son chef Ahmed Al-Charaa bouleverse les rapports de force dans la région, notamment dans la galaxie djihadiste. Opposé au nouvel homme fort de Syrie, l’organisation Etat islamique espère reconstituer ses troupes et ses moyens.
Par Jacques Follorou
Cette vue aérienne montre des fidèles musulmans participant aux premières prières hebdomadaires du vendredi depuis la chute du Bachar al-Assad à la mosquée des Omeyyades du VIIIe siècle dans la vieille ville de Damas, le 13 décembre 2024. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »
Les services de renseignement détestent l’incertitude, même si une bonne nouvelle en est la cause. Le régime de terreur de Bachar Al-Assad en Syrie est à peine tombé qu’ils s’inquiètent déjà de voir ce territoire redevenir un sanctuaire djihadiste et le font savoir dans des notes de synthèse transmises, notamment, au Quai d’Orsay, et dont Le Monde a pu avoir connaissance. Si, selon la direction générale de la sécurité extérieure et la direction générale de la sécurité intérieure, aucun risque de « projection » de commandos islamistes sur le sol européen n’est à craindre dans l’immédiat, ce bouleversement régional pourrait permettre à l’organisation Etat islamique de reconstituer ses troupes et ses moyens, ainsi qu’à des groupes djihadistes concurrents de s’affirmer.
Dès le 5 décembre, relèvent les services, l’Etat islamique en Syrie a dit, dans un communiqué, tout le mal qu’il pensait d’Ahmed Al-Charaa (connu sous son nom de guerre Abou Mohammed Al-Joulani), et de son groupe armé islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant), qui a mis fin au règne de Bachar Al-Assad. Qualifiant la victoire de HTC de « révolution impie incapable d’instaurer la charia », l’Etat islamique rappelle qu’il considère Ahmed Al-Charaa, le fondateur du Front Al-Nosra, ancienne branche syrienne d’Al-Qaida ayant rompu avec la maison mère et renoncé au djihad global, comme un ennemi qui doit craindre pour sa vie.
Pour l’heure, disent les services, la sphère des « apprentis djihadistes recensés et surveillés en France », qui s’est « considérablement rajeunie, avec une moyenne d’âge situé entre 16 et 18 ans », suit attentivement ce qui se passe en Syrie. Si les propos interceptés de certains attestent l’envie de prendre les armes, il n’y aurait, pour l’heure, aucun « flux sortant de France » vers la Syrie. Enfin, il est à noter que si ces jeunes radicalisés ne se rattachent à aucun groupe, « cette mouvance s’affiche, néanmoins, comme très hostile au HTC ».
Craintes de mutualisation
L’autre souci des services de renseignement porte sur les éléments réunis, depuis un an, sur les liens directs établis entre l’Etat islamique en Syrie (EI-S) et l’Etat islamique au Khorassan (EI-K), son homologue opérant entre la zone afghano-pakistanaise et l’Asie centrale. Leurs échanges transitent, notamment, par la messagerie cryptée Telegram et seraient facilités par le fait que les deux groupes comptent, en leur sein, de nombreux russophones : des Caucasiens pour l’EI-S, et des ressortissants d’anciennes républiques soviétiques, comme le Tadjikistan, pour l’EI-K. Des craintes de mutualisation des sources d’approvisionnement et de financement sont évoquées par les services.
L’EI-K, considéré comme le plus grand danger djihadiste actuel, opère soit par « projection » de commando, soit par « activation » de relais vivant au cœur des zones ciblées comme ce fut le cas, le 22 mars, lors de l’attaque contre la salle de concert du Crocus City Hall, à Moscou, menée par des Tadjiks résidant dans la capitale russe et revendiquée par l’EI-K. Le même groupe a également assumé l’attaque-suicide qui a causé, le 11 décembre, la mort, à Kaboul, du ministre taliban des réfugiés et du rapatriement, Khalil Rahman Haqqani. De quoi rappeler à Ahmed Al-Charaa, le nouvel homme fort de Syrie, que l’EI n’hésitera pas à frapper.
Sans préjuger de ce que sera la Syrie sous la férule du chef de HTC, les services français estiment, pour l’instant, que « la principale inquiétude réside dans la capacité de [Ahmed Al-Charaa] à contenir les activités des groupes djihadistes et salafistes ». Après avoir rompu en 2013 avec Abou Bakr Al-Baghdadi, le futur calife autoproclamé de l’Etat islamique, puis avec Al-Qaida en 2016, il a, en effet, fait la chasse aux cellules clandestines de l’EI dans la région d’Idlib qu’il contrôlait. Les services secrets occidentaux se pressent aujourd’hui à Damas pour l’encourager à poursuivre dans cette direction. Les Américains et les Français auraient déjà envoyé leurs émissaires.
Outre l’Etat islamique, HTC devra aussi montrer qu’il est en mesure de juguler les projets d’autres groupes djihadistes qualifiés de « très dangereux » par les services. Il y a, tout d’abord, le Hourras Al-Din, groupe affilié à Al-Qaida ayant émergé en Syrie, début 2018, après que cette franchise a été laissée vacante, en 2016, par Ahmed Al-Charaa lui-même lorsqu’il a renoncé au djihadisme transnational. HTC surveille ce groupe qu’il avait expulsé de la ligne de front d’Idlib, en juin 2020, pour faire respecter le cessez-le-feu avec les forces gouvernementales, conclu par la Turquie et la Russie. Les éléments transmis au Quai d’Orsay signalent, également, Ansar Al-Tawhid, un groupe affilié à HTC, et le Parti islamique du Turkestan, qui comprend surtout des combattants islamistes d’origine ouzbèke et des Ouïgours, et dispose de relais dans la zone afghano-pakistanaise.
La question des combattants français
L’autre écueil, selon les services français, porte sur la capacité d’Ahmed Al-Charaa à conserver d’autres groupes, jugés moins dangereux, sous le même contrôle strict qu’il leur imposait dans la poche d’Idlib. Parmi eux se trouve notamment la « Brigade des étrangers francophones », à laquelle appartiendraient les combattants français apparaissant sur les vidéos postées après la chute de Damas. Les services français affirment, d’ailleurs, avoir identifié tous ceux dont les voix et les visages circulent sur les réseaux sociaux, dont le fils d’Omar Diaby, un Niçois d’origine sénégalaise, également connu sous le nom d’Omar Omsen, présenté, depuis 2013, comme l’un des principaux recruteurs d’étrangers dans la zone syrienne.
Les services signalent, enfin, la découverte « d’une dizaine de Français dans les geôles de l’ancien régime syrien », après la chute de Damas, essentiellement des djihadistes interceptés par les forces de Bachar Al-Assad alors qu’ils tentaient de fuir le nord-est du territoire. Tous les nationaux repérés dans cette zone n’ont pas le même degré de dangerosité. Tous ne sont pas des partisans du djihadisme global. Cette communauté compte des femmes et des enfants et des personnes vivant dans des conditions de vie précaires.
Les Occidentaux, dont les Français, comptent toujours sur les troupes kurdes présentes dans le nord du pays pour tenir sous bonne garde, dans leurs prisons, les djihadistes et leurs familles, retenues, elles, dans des camps. Avec la chute de Damas et le risque d’émancipation de groupes islamistes s’affranchissant de la surveillance de HTC, l’EI pourrait être tenté, de nouveau, d’attaquer ces centres de détention pour libérer ses membres.