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Guerre au Soudan : à Khartoum, les « cellules d’urgence », des piliers pour la survie des quartiers

Ces organisations de quartier autogérées ont créé des cantines et des cliniques de fortune pour venir en aide aux habitants, mais leur travail est menacé par les belligérants et le manque de moyens.

Par Eliott Brachet (Le Caire, correspondance)

 

Préparation de l’assida (une pâte de sorgho), par une cuisine communautaire gérée par les cellules d’urgence, pendant le ramadan, dans le quartier de Jareef al-Gharb, à Khartoum, en mars 2024.

 Préparation de l’assida (une pâte de sorgho), par une cuisine communautaire gérée par les cellules d’urgence, pendant le ramadan, dans le quartier de Jareef al-Gharb, à Khartoum, en mars 2024. DOCUMENT « LE MONDE »

 

Le fracas des bombardements et des tirs à l’arme lourde recouvre l’appel à la prière qui résonne dans les rues de Khartoum. Le ramadan a débuté lundi 11 mars, mais les affrontements ne cessent pas dans la capitale du Soudan. La scène a un air de déjà-vu. Il y a près d’un an, le 15 avril 2023, la guerre entre les Forces armées soudanaises et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) débutait en plein mois de jeûne, quelques jours avant l’Aïd-el-Fitr.

Onze mois plus tard, Khartoum est toujours l’épicentre des combats. La ville s’est vidée de près de la moitié de sa population, plus de 3 millions de personnes ayant été forcées à l’exil. L’autre moitié des habitants a décidé de rester au cœur d’une cité devenue un champ de bataille. Quartier par quartier, ils s’organisent et tentent de survivre en autarcie.

 

A Jareef al-Gharb, dans l’est de Khartoum, une cour d’école a été convertie en soupe populaire. Sur des vidéos envoyées au Monde, des bénévoles préparent l’iftar, la rupture du jeûne, pour des dizaines d’habitants des environs. Du riz et des lentilles mijotent dans de grandes casseroles en zinc. A l’autre bout de la ville, dans le quartier de Beit al-Mal, une communauté gérée par le cheikh El-Amine, un prédicateur soufi, a ouvert ses portes à près de 100 familles fuyant les exactions des soldats. « Nous disposons d’un réfectoire où nous préparons près de 3 000 repas par jour, d’un centre de prière, d’une clinique, de dortoirs et même d’une boulangerie », détaille un religieux chargé du sanctuaire baptisé El-Masid.

 

Plus de 300 cantines communautaires de ce genre ont essaimé à travers la capitale. Si elles sont parfois financées par des notables locaux, la plupart du temps ces initiatives ont vu le jour grâce à des « cellules d’urgence » autogérées, quiregroupent des bénévoles, des militants politiques chevronnés, des médecins et travailleurs sociaux souvent issus des comités de résistance, ces organisations de quartier qui furent la cheville ouvrière de la révolution ayant mené à la chute d’Omar Al-Bachir, en 2019.

Alors que plus de 70 % des hôpitaux de la capitale sont hors-service, ces groupes ont mis sur pied des cliniques de fortune qui reçoivent gratuitement des blessés de guerre et des malades chroniques. « On travaille parfois à même le sol avec peu d’équipements et nous ne parvenons à sauver que très peu de personnes », explique Omar (le prénom a été modifié pour des raisons de sécurité), membre de la cellule d’urgence du quartier de Fitehab, sur la rive ouest du Nil blanc.

« Nous vivons un état de siège »

Avec la guerre, la plupart des habitants de Khartoum ont perdu toute source de revenu. Sur les quelques marchés qui subsistent, le prix des denrées s’est envolé. Les banques sont à l’arrêt, certaines ont été pillées. « Nous vivons un état de siège. Il est presque impossible de faire rentrer des vivres et des médicaments. On doit aller puiser l’eau du Nil, à la merci des snipers. On reçoit parfois des provisions de contrebande, de l’huile, de la farine, des oignons, envoyées de nuit par bateau sur le fleuve », poursuit Omar.

 

Ces résistants du quotidien prennent des risques pour évacuer des familles coincées dans les zones de combats et parfois collecter des cadavres qui gisent sans sépulture dans des maisons pillées ou éventrées par un tir. « On a appris à se mouvoir dans une ville où pleuvent les obus. La vie ne tient plus à rien, elle peut s’envoler en un instant », raconte Omar, qui a perdu trois membres de son équipe, il y a quelques jours, dans un tir d’artillerie.

 

Depuis début février, une autre menace limite le travail des cellules d’urgence : les télécommunications ont été interrompues à Khartoum par les FSR, en représailles à la coupure électrique imposée par l’armée régulière au Darfour. Plongée dans le noir, la coordination relève de l’impossible.

« Notre organisation dépend à 100 % d’Internet. Sans connexion, on ne peut plus recevoir de transferts d’argent en ligne pour assurer l’approvisionnement en nourriture ou en médicaments. En six semaines de black-out, ce sont 221 cuisines communautaires sur 300 qui ont dû fermer leurs portes », déplore Abderahman Sharafeddine, responsable d’une cellule d’urgence à Khartoum, qui rappelle que plus de 240 000 familles dépendent de ces repas gratuits et quotidiens.

La seule alternative pour les habitants de Khartoum est le réseau de satellites Starlink, du milliardaire américain Elon Musk, dont les antennes, importées dans la capitale par les FSR, sont mises à disposition des citoyens moyennant 2 euros de l’heure. Mais se connecter n’est pas sans risque. Pour les civils, s’afficher auprès d’un belligérant peut leur coûter la vie.

Jihad Salaheddine, ancien membre de la cellule d’urgence de Shajara, un quartier du sud de Khartoum, s’est exilé en Egypte.

Jihad Salaheddine, ancien membre de la cellule d’urgence de Shajara, un quartier du sud de Khartoum, s’est exilé en Egypte. SAYED SHEASHAA / REUTERS

 

Les cellules d’urgence sont dans le viseur des deux camps, qui les accusent de collaborer avec l’ennemi. Ancien membre de la cellule d’urgence de Shajara, un quartier du sud de la capitale contrôlé par l’armée régulière, Jihad Salaheddine, 28 ans, raconte avoir été arrêté dans un bus par des paramilitaires alors qu’il transportait des médicaments à travers les lignes de front. « Ils m’ont bandé les yeux, accusé d’être un espion de l’armée. J’ai été roué de coups pendant six heures », se souvient-il, s’estimant chanceux.

Le Monde a recensé des dizaines d’arrestations de ce type par les deux belligérants, des cas de tortures et parfois d’exécutions sommaires ou de disparitions.

« La famine approche »

« Nous ne prenons aucun parti. Nous sommes avec le peuple, un point c’est tout. Mais notre neutralité est difficile à défendre au cœur de la guerre. Pour pouvoir faire passer de l’aide, nous sommes contraints de négocier avec les soldats qui contrôlent la zone. On est alors accusé par l’autre partie de collaborer avec l’ennemi », poursuit Jihad Salaheddine. Menacé par les deux camps, il s’est exilé en Egypte. Depuis Le Caire, comme des milliers d’autres militants contraints de fuir vers les pays voisins (Ethiopie, Ouganda ou Kenya), il continue de coordonner ces réseaux d’entraide à distance.

Les cellules d’urgence peuvent compter sur le soutien de certaines organisations humanitaires internationales, comme le Programme alimentaire mondial (PAM) ou l’Unicef, qui mettent à disposition des fonds par le biais de virements bancaires. « Mais cela ne couvre que 30 % de nos besoins », déplore Jihad Salaheddine. « On se sent complètement oubliés. Où sont passés les grands principes sur les droits humains ? Les conventions internationales ? », éructe-t-il, exigeant l’instauration de corridors humanitaires.

Entités spontanées issues de la société civile, les cellules d’urgence ne sont pas toujours prises en compte par les bailleurs de fonds internationaux. « Elles sont pourtant un maillon essentiel de la réponse humanitaire. Ce sont elles qui sauvent des vies, qui organisent un filet de sécurité pour les habitants, qui connaissent les besoins des communautés. Il nous faut absolument les soutenir et les protéger d’une manière ou d’une autre », estime Mathilde Vu, responsable de plaidoyer pour le Norwegian Refugee Council.

 

Alors que la coupure des télécommunications se poursuit depuis plus d’un mois et que le cessez-le-feu exigé par le Conseil de sécurité de l’ONU a été balayé d’un revers de main par l’armée régulière, qui intensifie ses opérations dans la capitale, l’archipel de solidarité bâti par les cellules d’urgence est en péril. « On manque de nourriture. Dans les centres de santé, on reçoit de plus en plus de cas de sous-nutrition. Un enfant de 11 mois est mort de faim la semaine dernière. La famine approche », déplore Rahim, membre d’une cellule d’urgence au sud de Khartoum.

Le PAM a annoncé mercredi que le Soudan est en passe d’abriter la plus grave crise de la faim au monde. Quelque 18 millions de Soudanais (sur 48 millions) sont en situation d’insécurité alimentaire aiguë, selon l’ONU. Parmi eux, 5 millions ont atteint le dernier palier avant la famine. Selon Rahim, « la faim et les maladies vont faire encore plus de morts que la guerre elle-même », résume par téléphone ce résistant de l’ombre.