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A chacune des dernières élections, le Rassemblement national (RN) a attiré de plus en plus de voix. Peut-on réduire ce phénomène à des électeurs et des électrices frustrés qui expriment ainsi leur mécontentement ? L’explication est trop courte pour le philosophe Michel Feher.

Dans son dernier livre, Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement national (La Découverte), il cherche à comprendre les ressorts de l’attractivité du discours du RN.

Michel Feher décrypte l’imaginaire puissant et gratifiant pour celles et ceux qui y croient, et explique comment ces idées puisent dans une représentation néolibérale et racisée du monde qui promet à chacun de mieux vivre sans rien changer.

 

Vous défendez l’idée que le vote RN n’est pas qu’un exutoire, il comporte une large part d’attractivité pour les électeurs. A quoi tient-elle ?

Michel Feher : J’ai commencé ce livre après la dernière élection présidentielle. L’analyse consistant à dire que les bons scores du Rassemblement national ne reposaient que sur un vote de désarroi ne me convainquait pas. J’ai trouvé une autre explication chez certains politistes américains spécialistes des populismes de la fin du XIXe siècle : elle tient au « producérisme ».

Le mot n’est pas joli, mais l’idée est simple et repose sur trois piliers. Le premier, c’est que la société n’est pas présentée comme l’affrontement entre le capital et le travail, mais entre, d’un côté, les « producteurs » – des entrepreneurs, des indépendants et des salariés qui travaillent dur et aspirent légitimement à bénéficier du fruit de leur travail –, et, de l’autre, les « parasites » qui accaparent le fruit du travail des autres.

Deuxième pilier : il y a les parasites d’en haut, qui vivent de leur capital sans rien faire – usuriers, spéculateurs financiers ou fonciers mais aussi intellectuels « hors sol » – et ceux d’en bas, les « assistés » qui dépendent de la charité publique et privée. Troisième pilier : les producteurs, ce sont les « nôtres », les gens du cru, alors que les parasites sont étrangers à la culture nationale. Le producérisme tend donc à se racialiser.

A lire Alternatives Economiques n°453 - 12/2024

 

Vous retracez l’histoire de cette idée depuis le XVIIe siècle pour montrer qu’elle va servir, de l’extrême droite à Keynes et Franklin D. Roosevelt.

M. F. : On peut de fait montrer son utilisation chez Sieyès pendant la Révolution, chez Proudhon, mais aussi à la fin du XIXe siècle chez les héritiers du général Boulanger comme Maurice Barrès. Puis, dans les années 1930, chez Roosevelt.

« Roosevelt dénonce les parasites du haut qu’il qualifie de "royalistes économiques" et affirme la nécessité de permettre aux vrais travailleurs de vivre décemment »

A son arrivée au pouvoir en 1932, il veut sauver le capitalisme de la crise. Pour justifier une forte intervention de l’Etat et éviter d’être taxé de communiste, il avance que son programme vise à ce que tout bon Américain puisse bénéficier du fruit de son travail. Il dénonce alors les parasites du haut qu’il qualifie de « royalistes économiques », des privilégiés, banquiers, monopolistes, etc., et affirme la nécessité, par les hausses de salaires, par les droits sociaux, de permettre aux vrais travailleurs de vivre décemment et d’accéder à la consommation de masse.

Certes, il n’y a pas de « parasite d’en bas » explicite chez Roosevelt. Mais on reste dans une société où le producteur qu’il s’agit de sauver est d’abord un homme, et un homme blanc : le Président a besoin du soutien des démocrates racistes du Sud, et il ne fera rien, par exemple, pour soutenir une loi qui aurait interdit le lynchage. Il introduira même la discrimination dans les institutions du New Deal.

Chez Keynes, on va trouver en quelque sorte la théorie économique de tout cela. Dans le célèbre chapitre 12 de sa Théorie générale, on trouve l’idée que le capitaliste obéit à deux affects : d’un côté, l’incitation à investir et, de l’autre, la propension à thésauriser qui, via la « préférence pour la liquidité », mène à la spéculation.

Keynes veut sauver la bonne partie du capitalisme. Il faut pour cela que le rentier meure d’ennui, grâce à l’encadrement les marchés financiers, de telle sorte qu’il soit incité à mettre son argent dans l’investissement productif. Là non plus, il n’y a pas de parasites d’en bas explicites, mais le dispositif producériste demeure.

Puis les néolibéraux vont se réapproprier l’idée pour dénoncer leurs propres parasites. Qui sont-ils ?

M. F. : Il faut d’abord revenir aux « années 1968 ». C’est le moment où l’on dénonce l’alliance de classe producériste entre les patrons et la classe ouvrière qui a abandonné l’idéal révolutionnaire et rêve uniquement d’une petite vie bourgeoise consumériste. Où l’on pointe également le fait que les « Trente Glorieuses » ne concernent pas les femmes, les immigrés, les travailleurs exploités du tiers-monde. Dénoncé désormais à gauche, le producérisme va rebondir à droite.

« Le "peuple libéral" de James Buchanan va croire au rêve américain de la réussite individuelle, mais aussi en vouloir à tous ceux qui vivent de passe-droits »

Face à la crise de la régulation keynésienne des années 1970, les néolibéraux passent à l’offensive : il ne faut plus viser le plein-emploi, mais une inflation basse, ne plus soutenir la demande, mais l’offre. Les néolibéraux ont toutefois un problème politique : leur manque de popularité. Comme le dit l’économiste américain James Buchanan : « Pour arriver au pouvoir, nous avons besoin d’un peuple qui nous soutienne. » Le « peuple libéral » de Buchanan, c’est celui qui va croire au rêve américain de la réussite individuelle entrepreneuriale, mais aussi celui qui va en vouloir à tous ceux qui vivent de passe-droits.

Buchanan redéfinit alors les parasites. En bas, il y a les chômeurs, volontaires bien sûr, les travailleurs syndiqués qui sont des privilégiés et les fonctionnaires qui accaparent l’argent des impôts et sont en position de monopole sur leurs activités, on ne peut pas leur échapper. Pour les parasites d’en haut, pas question d’en rester à Keynes : il n’y a pas les bons et les mauvais capitalistes (les entrepreneurs et les spéculateurs), ils sont tous bons !

Buchanan va leur substituer les élites intellectuelles : par définition, elles restent assises sur leurs chaises et ne font pas grand-chose d’utile. De plus, elles soutiennent les parasites d’en bas, défendent les chômeurs, les services publics et les syndicats, et attaquent les patrons exploiteurs alors qu’ils sont les sources de la richesse.

Le RN de Marine Le Pen va se réapproprier tout cela...

M. F. : Le producérisme lepéniste va effectivement combiner la défense des Français et des Françaises qui travaillent contre les parasites d’en bas, ceux de Buchanan, mais explicitement racialisés car les étrangers sont ceux qui mangent les revenus des locaux, et contre les parasites d’en haut, ceux qui défendent soit un socialisme rampant, soit un capitalisme d’élites mondialisées – et que Le Pen père, à la différence de sa fille, associe encore aux juifs.

Le RN, comme le FN avant lui, promeut l’union du travail et du capital français contre le capital cosmopolite et les travailleurs étrangers. Lors du débat de l’entre-deux-tours de la dernière présidentielle, Marine Le Pen s’en prend explicitement aux prédateurs d’en haut qui abusent de l’optimisation fiscale et à ceux d’en bas qui s’en prennent aux braves gens. Elle présente Emmanuel Macron comme le défenseur des grands patrons d’en haut, qu’il sert en permettant une immigration qui leur permet de réduire le coût du travail. Telle est la représentation proposée.

La droite va avoir du mal à y répondre. Nicolas Sarkozy avait défendu ceux qui se lèvent tôt contre les fainéants et s’était rapproché de la racialisation lepéniste, mais sans s’en prendre aux parasites d’en haut. Comme imiter le RN revient à le légitimer sans lui voler ses électeurs, je crains que la droite actuelle finisse par se résoudre à une alliance avec l’extrême droite.

La gauche a le problème inverse : elle va dénoncer les parasites d’en haut, les riches qui font sécession, les patrons qui s’en mettent plein les poches mais, sauf à perdre sa dignité, elle ne peut pas traquer les parasites d’en bas ni les raciser.

« Marine Le Pen va s’inscrire dans le ni-ni : ni soutien à la macronie qui défend les parasites d’en haut, ni soutien au NFP qui soutient les parasites d’en bas »

Face à cette configuration, Marine Le Pen va s’inscrire dans le ni-ni : ni soutien à la macronie qui défend les parasites d’en haut, ni soutien à la Nupes puis au Nouveau front populaire (NFP), qui soutient les parasites d’en bas. Ce producérisme fait la force du discours du RN contre lequel les autres forces politiques n’arrivent pas à lutter. Car il consiste à dire aux électeurs que si on se débarrasse des parasites, ils n’auront rien à changer à leur vie et pourtant tout ira mieux.

On pourra gagner plus sans travailler plus, en redistribuant moins vers ceux qui ne font rien et en donnant la priorité à l’épargnant, au capital français. Dans cette représentation de la France et de votre place dans le pays, vous êtes quelqu’un qui travaille, qui se donne de la peine et qui, injustement, n’a pas ce qu’il mérite, c’est assez gratifiant. C’est ce qui fait l’attractivité du RN, dans un imaginaire où le racial opère comme un surlignage du social.

Pourquoi ce discours séduit-il et de plus en plus d’électeurs, y compris chez les cadres ?

M. F. : A partir de cette attractivité intrinsèque, il y a ceux qui tentent de reprendre ce discours, ce qui ne leur rapporte rien électoralement et ne fait que légitimer le discours du RN. Et puis, il y a toute la caisse de résonance médiatique à la sauce Bolloré qui répand le discours et casse les dernières hésitations à voter RN. Les cadres n’y échappent pas plus que les autres : je pense que le choix politique de chacun dépend de l’image du monde et de notre place dans le monde qu’offre le discours politique.

« McKinsey, d’un côté, et l’islamo-gauchisme, de l’autre, nous privent de "la liberté d’être Français et d’en tirer quelque bénéfice", a déclaré Marine Le Pen »

Or, l’imaginaire du RN véhicule l’idée que les différents types de capitaux dont nous disposons sont dépréciés par des parasites. Notre capital humain est affecté par les délocalisations et les travailleurs immigrés qui diminuent l’employabilité des Français, y compris les cadres. Le capitalisme mondialisé et les élites « woke » dévalorisent aussi notre capital d’autochtonie. McKinsey, d’un côté, et l’islamo-gauchisme, de l’autre, nous privent de « la liberté d’être Français et d’en tirer quelque bénéfice », comme l’a déclaré Marine Le Pen en juin dernier.

Enfin, comme l’explique bien le politiste Félicien Faury, notre capital immobilier est affecté. Par les touristes riches qui font monter les prix de l’immobilier, d’un côté, et les immigrés qui les font baisser, de l’autre – en s’installant dans des quartiers résidentiels. Cette dévalorisation des capitaux affecte les gens de niveaux sociaux différents.

Comment la gauche peut-elle lutter contre cette attractivité du RN ?

M. F. : Je n’ai malheureusement pas beaucoup d’optimisme à apporter. Le dilemme est inextricable : refuser le producérisme racialisé permet de rester digne, mais conduit à rester électoralement minoritaire.

Pendant longtemps, être de gauche, c’était simple. En gros, il suffisait de défendre les ouvriers contre les patrons. Aujourd’hui, c’est plus difficile, et pour de bonnes raisons. On ne peut pas être de gauche si on n’est pas aussi féministe, si on ne défend pas l’égalité des sexualités, si on ne combat pas le racisme structurel, si on n’est pas écolo, etc.

« Le problème pour la gauche est que l’intersection des luttes est par définition plus étroite que leur réunion. Rien ne conduit spontanément à leur convergence »

Quand de nouvelles causes arrivent, on agrège de nouvelles personnes, mais la théorie des ensembles nous apprend que l’intersection des luttes est par définition plus étroite que leur réunion. Rien ne conduit spontanément à la convergence des luttes contre les différentes formes d’inégalités. Il y a aussi le problème de la concurrence entre les combats à mener. Notamment parce qu’être de gauche, c’est aussi lutter contre des inégalités que l’on ne subit pas.

Pour autant, il arrive que la gauche gagne, par un concours de circonstances ou grâce à un malentendu. C’est un peu comme tomber amoureux ; un événement rare, inattendu, qui souvent ne dure pas mais qui peut aussi se reproduire, surtout si on admet qu’il est exceptionnel, et qui change irréversiblement la vie !

 

Propos recueillis par Christian Chavagneux