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Il est urgent de sortir du chantage aux « chiffrages réalistes » des programmes

L’offensive sur le caractère « irréaliste » ou « impossible » des financements des programmes est un piège conservateur qui tente de réduire la politique à des choix comptables et d’écarter toute remise en cause de l’ordre existant. Mais l’heure oblige à fixer des priorités en dehors des cadres financiers.

Romaric Godin

20 juin 2024 à 06h51

 

 

 

 

« Après« Après moi, il n’y aura plus que des comptables », aurait proclamé jadis François Mitterrand. Sans doute s’était-il, comme à son habitude, très largement surestimé dans ce jugement. Mais il est frappant de voir que cette courte campagne des législatives 2024 se réduit en partie à un débat sur des « chiffrages » et des « coûts » des programmes.

Avec en vedette ce théorème : est réaliste une proposition dont le financement est explicite et validé par les « experts ». Mais rien n’est plus éloigné de la politique que cette vision étroite qui en dit long sur l’emprise néolibérale portée sur nos sociétés contemporaines.

Car c’est bien là le rêve des néolibéraux : réduire la démocratie à un simple exercice comptable, l’enserrer dans les contraintes de l’économie pour, surtout, l’empêcher de contester les bases sociales fragiles sur lesquelles cette économie est construite. C’est en quelque sorte le point final du « désencastrement » de l’économie de la société décrit par Karl Polanyi : l’encastrement de la société dans l’économie…

 

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Le coût supposé du programme présenté par le Nouveau Front populaire est pointé du doigt par les autres formations politiques, notamment les soutiens d’Emmanuel Macron. © Photo Julien de Rosa / AFP

Ce fétichisme budgétaire n’est pas innocent. Son omniprésence médiatique qui en fait un critère de vérité pour chaque programme est en réalité une force conservatrice redoutable. Car disons-le franchement : rien d’important n’a jamais été fait de façon « finançable ». Aucune transformation majeure ne s’est souciée d’une norme de finance, précisément parce que ces normes sont construites pour empêcher la possibilité d’une quelconque transformation sociale. Respecter le cadre financier, c’est respecter d’abord la hiérarchie sociale existante.

Pendant des décennies, la France a refusé toute forme de sécurité sociale sous le prétexte financier. Mais en 1945, cette sécurité sociale a été construite sur un rapport de force et une nécessité politique. Le financement a été construit par la suite. Un peu plus tôt, toute la politique de Roosevelt, celle du premier New Deal, comme celle du réarmement, s’est faite en ignorant l’impossibilité financière qui avait rendu Hoover impuissant face à la crise. Nos « experts » actuels auraient sans doute jugé la victoire des alliés « irréaliste » en 1942 au regard de la situation des finances publiques états-uniennes de l’époque. D’ailleurs, la droite à ce moment-là préférait négocier avec Berlin et Tokyo…

Méthodes douteuses et crédibilité à géométrie variable

Au reste, ce critère de « réalisme » lié à des « chiffrages » est proprement douteux. Ils reposent ainsi sur des hypothèses incertaines et toujours contestables, à la hausse comme à la baisse. Il est, à cet égard, amusant de voir les économistes doctes venir donner des leçons définitives sur ces programmes alors que leurs propres prévisions sont régulièrement défaillantes et en décalage constant avec la réalité.

Chaque proposition a un impact sur l’environnement économique et modifie les conditions de son financement. On peut tenter de l’anticiper, mais avoir la prétention de le « chiffrer » précisément est, disons-le, une aimable plaisanterie. La question du « multiplicateur budgétaire », autrement dit de l’impact des mesures budgétaires sur la croissance, fait l’objet de débats qui n’ont toujours pas été réglés.

Personne n’est réellement d’accord sur le sujet qui est pourtant crucial : une dépense n’est pas « neutre » sur les recettes, mais son impact dépend de nombreux éléments qui lui sont extérieurs. Pour régler le problème, beaucoup d’experts se contentent de limiter ces dépenses à de simples « coûts », mais cela n’a aucun sens, même si les « milliards » peuvent impressionner et surtout effrayer les masses…

Rappelons que même les budgets annuels votés par le Parlement ne sont pas fiables et ne donnent qu’une image très lointaine de la réalité du budget exécuté. Alors prétendre pouvoir chiffrer des programmes sur cinq ans est une farce. Faire de tels exercices un critère de réalisme n’est évidemment pas sérieux.

Il est piquant de voir ceux qui exigent des comptes sur le moindre centime du programme du Nouveau Front populaire ne pas s’émouvoir du bilan budgétaire du gouvernement sortant.

Voici donc le tableau de cette campagne. La crise écologique entre dans sa phase aiguë, la crise sociale est une évidence, la crise économique est latente depuis quinze ans, pour ne rien dire de la crise politique. Et face à de tels enjeux, on nous offre un débat de comptables bas de gamme déterminant ce qui est ou non « réaliste » à partir de méthodes douteuses.

Inévitablement, on en revient au caractère profondément conservateur de cette démarche. Si vous considérez que le combat contre la crise écologique doit être soumis à un financement préalable, vous donnez la priorité au cadre financier sur la crise écologique. Vous préférez donc explicitement une terre inhabitable à un dérapage des finances publiques. Et le plus beau dans tout cela, c’est que c’est cette priorité qui est considérée comme « réaliste ».

 

Au reste, s’il fallait une preuve que cette histoire de « chiffrage réaliste » est un piège, il suffirait de constater qu’il est surtout opposé aux forces progressistes et de transformation. Il est ainsi piquant de voir ceux qui exigent des comptes sur le moindre centime du programme du Nouveau Front populaire (NFP) ne pas s’émouvoir du bilan budgétaire du gouvernement sortant. Or, en 2022, Emmanuel Macron avait refusé tout chiffrage et nul ne lui en avait tenu rigueur parmi nos juges questeurs d’aujourd’hui.

Cette absence de chiffrage n’était pas le fruit du hasard, mais d’une réalité documentée : toutes les attentes de retour financier des centaines de milliards d’euros distribués au capital par la politique de Macron ont été déjouées. Plus l’argent était déversé au secteur privé et aux plus fortunés, moins il rentrait dans les caisses. La situation déplorable actuelle des finances publiques est l’héritage de ce qui n’est pas une légèreté, mais un détournement de fonds organisé.

Comment se jeter à pieds joints dans le piège tendu...

Que disaient alors ces mêmes juges du réalisme des chiffrages sur les propositions du président ? qu’elles étaient excellentes et réalistes ! On ne saurait mieux trahir le caractère politique de cet exercice qui relève de la farce sinistre. Mais on doit à la justice de dire que si cette farce se joue, c’est aussi parce que la gauche accepte de la jouer.

Ne percevant pas le caractère profondément conservateur de l’exercice et le piège politique qu’il représente, la gauche se sent comme moralement obligée de répondre à la convocation de « l’économie » et montrer la patte blanche de son réalisme par des chiffrages les plus détaillés possible. En 2017 et 2022, Jean-Luc Mélenchon avait consacré plusieurs heures à la présentation de ce chiffrage. Devant la pression médiatique, le NFP a promis un chiffrage cette semaine…

Cette course à la crédibilité est perdue d’avance, précisément parce qu’elle se joue dans les cadres fixés par leurs adversaires. Aussi précis soit-il, le chiffrage sera toujours critiqué dans ses hypothèses et la sentence de l’irréalisme tombera immanquablement. Tout cela revient un peu à nettoyer soi-même la lame du bourreau en espérant qu’il nous épargnera pour ce beau geste.

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Il semble donc urgent de rejeter cet exercice malsain du chiffrage et de l’assumer. Cela ne veut certes pas dire repousser la question du financement, mais il faut que cette question relève de principes généraux en insistant sur les priorités politiques du programme.

De ce point de vue, la situation est on ne peut plus claire dans la campagne actuelle : le RN veut faire payer les étrangers, le macronisme le monde du travail et le NFP le capital. Ces seuls faits devraient suffire à faire ses choix en fonction de ses convictions politiques et de la façon dont on conçoit ses intérêts. Dans la situation actuelle, aucune n’est vraiment « réaliste » parce que la réalité, c’est la crise profonde du capitalisme.

Le réalisme ne réside plus alors dans la soumission aux logiques économiques existantes, mais dans leur critique. Les comptables ne sauveront ni le climat ni la société. Il est temps de reprendre ce qui fait l’essence de la gauche, la contestation du caractère métaphysique ou « naturel » des lois de l’économie. L’heure est donc à la politique, la vraie.