« On va aller où ? » : nombre inédit d’enfants sans-abri à la veille d’une rentrée scolaire
Le baromètre « Enfants à la rue » de la Fédération des acteurs de la solidarité et de l’Unicef France fait état de 2 043 enfants qui restent sans solution d’hébergement après avoir sollicité le 115.
Par Claire Ané
Des locaux d’entreprise vides sont occupés par des sans-abri, à Bondues (Nord), le 21 février 2024. SAMEER AL-DOUMY / AFP
Nermine, 11 ans, « essaie d’être forte », mais ne peut réprimer un sanglot à l’idée de retourner à la rue. Avec sa famille, elle y a déjà vécu une semaine, lors de la canicule de l’été 2023, dormant à même le sol à la gare de Perrache, à Lyon, quand, à leur arrivée d’Algérie, les amis qui devaient les loger ont fait défection. Tous les cinq seront de nouveau sans abri, le jeudi 5 septembre : leur appartement, qu’ils pensaient louer à son propriétaire, s’est révélé être un logement social squatté, et leur expulsion est programmée.
La préadolescente confie son « stress » de se retrouver face aux policiers, ainsi que son inquiétude pour sa mère, qui souffre d’une maladie chronique, et pour ses petites sœurs, âgées de 7 et 3 ans. « On va aller où ? Il va pleuvoir, il va faire froid, comment va-t-on dormir, dehors ? », questionne-t-elle dans un français presque parfait, qu’elle ne parlait pas voilà un an. « J’aimerais que ma fille pense à ses études, pas à sa mère », dit tristement celle-ci, Zouleykha (comme d’autres personnes citées, elle a requis l’anonymat). Aucune solution d’hébergement, même provisoire, n’a pu être trouvée, malgré ses appels quotidiens au 115 et les efforts de l’assistante sociale qui les accompagne.
Plus de deux mille enfants − soit précisément 2 043, dont 467 âgés de moins de 3 ans − sont restés sans solution d’hébergement au soir du lundi 19 août, après que leur famille a réussi à joindre le 115, selon le baromètre « Enfants à la rue », publié par la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et l’Unicef France, jeudi 29 août.
Ces deux organisations effectuent des décomptes depuis 2020. Jamais le nombre d’enfants à la rue n’avait été aussi élevé à la veille d’une rentrée scolaire. « La hausse atteint 120 % en quatre ans, s’alarme Nathalie Latour, directrice générale de la FAS. Et ces chiffres sont inférieurs à la réalité, puisque beaucoup n’appellent pas ou plus le 115, découragés par les temps d’attente et les réponses négatives. » Lors de la Nuit de la solidarité à Paris, du 25 au 26 janvier, 69 % des personnes sans abri rencontrées (isolées ou en famille) disaient ne pas avoir essayé de joindre ce numéro.
« Je lui dis que j’ai perdu les clés »
Lassana, 34 ans, qui a trois enfants de 8, 4 et 2 ans et dont l’épouse est enceinte, n’a pas renoncé. Cet habitant de longue date de Romainville (Seine-Saint-Denis) passe des heures, chaque jour, à tenter de contacter un 115 saturé. Et il reçoit, chaque soir par SMS, la même réponse négative. « On est hébergés à droite, à gauche. Nous, on est des adultes, ça va, même si ma femme est très fatiguée par la grossesse. Mais les enfants… La petite, surtout, on doit passer toutes les journées dehors. Elle n’arrive pas à faire la sieste. »
Lassana, cariste de profession, a dû arrêter de travailler pour relayer son épouse et effectuer de nombreuses démarches. Son aîné, Yacuba, lui demande sans cesse quand ils vont rentrer chez eux. « Je lui dis que j’ai perdu les clés, et qu’on va peut-être avoir un autre appartement. »
En réalité, la famille a été expulsée, à l’issue d’une procédure en justice probablement accélérée par la loi Kasbarian-Bergé, adoptée en 2023 pour protéger les propriétaires contre les squats et les impayés de loyer. Lassana avait toujours réglé les siens. Mais quand Mouna et leurs enfants l’ont rejoint depuis le Mali, elle a mis des mois à obtenir son titre de séjour, reculant d’autant son accès à l’emploi. Puis il a fallu aider financièrement la mère de Lassana, tombée malade au Mali. Il n’arrivait plus à payer son loyer. Lui qui n’avait jamais eu maille à partir avec la justice a été convoqué au tribunal. Il n’a pas pu prendre d’avocat.
Le 5 juillet, dernier jour de l’année scolaire, Mouna a trouvé la serrure de l’appartement changée. Il a fallu batailler plusieurs semaines avant de pouvoir revenir sur place chercher leurs papiers et quelques vêtements. La mairie de Romainville a aidé la mère et les enfants à partir deux semaines en vacances à la montagne. Lassana est resté, dans l’espoir de trouver un appartement − sa demande de logement social, renouvelée depuis 2019, n’a pas abouti. Depuis quelques jours, la famille est hébergée à l’école maternelle Marcel-Cachin, où est scolarisée leur cadette, grâce à la mobilisation des enseignants et des parents, qui s’y retrouvent chaque jour sous une bannière « Un logement pour tous ».
Il s’agit de la première occupation d’école de cette fin d’été. Durant l’année 2023-2024, des mouvements similaires avaient été lancés dans plus de 80 établissements, à Lyon, Paris, Grenoble, Blois, Bordeaux, Saint-Etienne, Toulouse ou Rennes. De nouvelles occupations sont à prévoir : le budget alloué à l’hébergement d’urgence pour 2024 est de 1,3 milliard d’euros, un montant inférieur de 100 millions d’euros à celui de l’année précédente.
« Stratégie de court terme »
« Une rallonge a été promise en janvier, mais elle n’a toujours pas été débloquée. Sans elle, le nombre de place baissera cet automne, et on risque de dépasser le record absolu d’octobre 2023, quand nous avions dénombré plus de 2 800 enfants à la rue », énonce Nathalie Latour, de la FAS.
Dans la métropole de Lyon, un nouveau pic a été atteint dès le 1er juillet, avec 361 enfants à la rue recensés par le collectif Jamais sans toit, soit trois fois plus qu’à la même date de 2022. Et leur nombre continue d’augmenter. « Des femmes avec des bébés de quelques mois, ou qui sortent de la maternité, ne sont plus prises en charge. C’était déjà le cas à Paris et en Seine-Saint-Denis [à] l’automne [2023], mais c’est du jamais-vu à Lyon ! », s’émeut Juliette Murtin, membre du collectif.
Pour Nathalie Latour, « le gouvernement fait valoir qu’[il] n’a jamais consacré autant de moyens à l’hébergement d’urgence. Mais ce qui coûte très cher, c’est sa stratégie de court terme, qui consiste à fermer puis rouvrir des places, sans politique structurelle du logement ».
La FAS, l’Unicef, ainsi que le Collectif des associations unies et la Fédération des conseils de parents d’élèves appellent le futur gouvernement à agir. Ils prônent le renforcement de l’hébergement d’urgence et la prévention des expulsions, la réduction des délais pour obtenir et renouveler les titres de séjour, et, surtout, l’accès facilité à un chez-soi. Cela nécessite de créer plus de logements sociaux. Le gouvernement démissionnaire prévoyait à l’inverse d’alléger les obligations des communes en la matière.