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Dans l’Yonne, les allocataires du RSA déjà soumis à la pression
En Bourgogne, celles et ceux qui touchent l’allocation sont suivis de près par le département, épaulé en partie par un cabinet de consulting, et dénoncent parfois un traitement rude. La réforme du RSA annoncée par le gouvernement fait craindre une nouvelle dégradation de leur accompagnement.
PratiquementPratiquement toutes les semaines, Thomas*, la quarantaine et allocataire du RSA, doit répondre « aux obligations et aux convocations » d’interlocuteurs divers : le conseil départemental de l’Yonne, Pôle emploi, la Caisse d’allocations familiales (CAF)… Il n’en sort pas toujours heureux et rapporte même essuyer des remarques vexatoires, pas forcément justifiées selon lui. « À Pôle emploi, ils me font souvent des remarques sur ma tenue, ou que je suis mal rasé. Au conseil départemental, c’est pareil ! »
Assis dans un café d’une ville de l’Yonne, Thomas affiche un visage marqué par les épreuves. Après des années tumultueuses et le triptyque infernal bagarre-alcool-prison, le quadragénaire court encore après l’éclaircie. Il vit seul et n’a pas d’enfant. Il a enfin obtenu un petit logement HLM. Son rêve serait de trouver un travail dans le bricolage, dans les vignes, à l’usine. Il n’est pas difficile et motivé, jure-t-il.
En attendant, son RSA lui maintient la tête hors de l’eau. Son montant pour une personne seule est de 607 euros, une fois déduites les allocations logement directement versées pour son loyer. Thomas se restreint donc sur tout, ne fait qu’un repas par jour et n’a pas les moyens d’avoir Internet chez lui, ni même un abonnement téléphonique. Il se contente de cartes prépayées.
Julie* est elle aussi allocataire du RSA dans le même département. Sans domicile depuis deux ans, elle décrit son parcours comme une « dégringolade totale » après la perte de son emploi pendant la crise sanitaire. Avec éloquence, elle décrit plus largement un quotidien de plus en plus stressant et propice à la menace – parfois effective – de suspension des allocations qui lui permettent de survivre.
Alors que le gouvernement promet une vaste réforme du RSA dans les mois à venir, faisant craindre un durcissement des contrôles et des obligations des plus de 4 millions d’allocataires, faire raconter leur parcours à Thomas et Julie permet de toucher du doigt les difficultés matérielles vécues par celles et ceux qui touchent cette aide minimale. Ces récits mettent aussi en lumière les pressions multiples et les suspicions qu’elles et ils sont nombreux à dire subir de la part des institutions censées les aider.
Ainsi Thomas assure-t-il ressentir une pression quasi quotidienne alors qu’il considère n’être pas le mieux outillé pour faire face au monde du travail et ses exigences. Un simple exemple : personne ne semble tenir compte du fait que les entretiens auxquels il est si souvent convoqué se déroulent à plusieurs kilomètres de chez lui, alors qu’il ne possède ni permis de conduire ni voiture. En zone rurale, où les bus sont rares, impossible de faire sans.
C’est la seule façon de vous faire bouger, dès qu’on vous coupe les vivres, vous vous manifestez !
Le quadragénaire n’a pas les moyens de se payer un ticket de TER et se refuse à frauder, par peur d’être contrôlé. Il ne lui reste donc qu’à marcher sur le bord de la route en essayant de gratter quelques kilomètres en stop. Plusieurs fois, il a rempli des demandes d’aide pour passer le permis, mais son dossier n’a jamais été retenu.
Depuis des années, l’homme enchaîne les missions en pointillé. Et sans parler de l’éloignement géographique, cela se passe parfois mal : une de ces missions s’est arrêtée au bout de quelques jours : « Quand je suis revenu dans l’entreprise, ils avaient embauché quelqu’un d’autre à ma place, sans prévenir ! »
Quant à Julie, depuis la perte de son emploi, personne ne lui a proposé de poste en rapport avec son importante expérience professionnelle. Le conseiller qui la suit lui a proposé de devenir aide à domicile, mais elle n’en a ni l’envie, ni, estime-t-elle, les compétences. Le conseil départemental lui a aussi demandé de suivre des formations de métiers administratifs, elle qui a travaillé plus de vingt ans dans le secteur. Julie en soupire encore.
L’automne dernier, la jeune femme s’est rendu compte sur Internet que son allocation était notée comme suspendue, en rouge. Elle s’est rapprochée de la CAF, qui lui a expliqué qu’elle était privée de RSA pour deux mois car elle n’avait pas répondu à un contrôle de situation. « J’ai donc été suspendue de mes droits, sans qu’on me prévienne par mail ou par un coup de téléphone », souligne-t-elle. Un courrier papier lui avait été envoyé un mois et demi plus tôt. Or sans domicile fixe, difficile pour Julie de recevoir du courrier…
Elle garde un souvenir cuisant de son échange téléphonique avec l’agent·e de la CAF : « La personne m’a dit : “C’est la seule façon de vous faire bouger, dès qu’on vous coupe les vivres, vous vous manifestez !” On dirait qu’on est vraiment des numéros, des objets. »
Ses problèmes ne se sont pas arrêtés là. Elle a aussi été convoquée pour une audience par le département, au motif qu’elle n’avait pas établi de projet personnalisé pour retrouver un emploi, comme la loi l’impose. Selon son récit, l’entretien avec plusieurs interlocuteurs s’est mal passé. « Personne ne m’avait rien expliqué, mais ils cherchent la faille, ils cherchent à culpabiliser. Vous avez un devoir, mais aucun droit, en gros. C’est ça, le message. Le plus dur, c’était de ne pas répondre et de rester zen. »
Depuis 2019, le département de l’Yonne accorde une attention particulière au suivi des allocataires du RSA (il en dénombrait plus de 8 800 en mars dernier) et à leur insertion dans le cadre du Service public de l’insertion et de l’emploi (SPIE).
Au mois de juin, le conseil départemental a demandé à participer à l’expérimentation de la réforme voulue par le gouvernement. Elle devrait obliger les allocataires à participer à plusieurs heures « d’activités » hebdomadaires en échange d’un suivi plus rapproché.
Le flou demeure fort sur les aspects concrets de cette transformation. Pendant la campagne, en 2022, Emmanuel Macron évoquait 15 à 20 heures d’activités toutes les semaines, mais le gouvernement n’a finalement pas donné de nombre d’heures. Quant à la liste des activités auxquelles devraient participer les allocataires, elle reste très imprécise car le choix est censé être très personnalisé. Et elles sont censées s’accorder avec les contraintes des un·es et des autres comme la garde d’enfants ou la santé.
Dans le secteur où vivent Thomas et Julie, 100 % des plusieurs centaines d’allocataires devraient être convoqué·es par Pôle emploi et un travailleur social pour un entretien croisé et un diagnostic socio-professionnel approfondi. En cas de non-respect des demandes esquissées lors de ces entretiens, des sanctions pourront être prononcées si besoin.
Isabelle Michaud, responsable CGT du comité des privés d’emploi et précaires de l’Yonne, est inquiète face à cette « usine à gaz ». Elle redoute qu’elle permette surtout à certaines municipalités et entreprises « de profiter d’une main-d’œuvre gratuite ». « Avec un département qui a presque 7 % de taux de chômage, ce sont les viticulteurs qui vont être contents », grince-t-elle.
Devoir être joignable 24 heures sur 24
Avant même que cette réforme les concerne directement, Thomas et Julie disent avoir eu à subir de nouvelles difficultés, face à un acteur privé, le cabinet MJ Consulting, qui épaule le département pour le suivi d’environ deux mille allocataires. Selon nos informations, cet accompagnement représente un coût de 500 000 euros, répartis entre Pôle emploi, le conseil départemental et le conseil régional.
Contacté par Mediapart, MJ Consulting a, dans un premier temps, accepté de répondre à nos questions, pour ensuite refuser. Le conseil départemental a été joint à de multiples reprises, sans donner suite.
Le premier contact avec ce prestataire privé « est nickel », retrace Thomas. « La personne qui nous reçoit est joyeuse, on nous dit qu’on va nous aider, on nous encourage. Puis tout se dégrade. » Les rendez-vous suivants ont parfois été orageux pour lui. Selon son récit, la personne chargée de son dossier le tutoie, lui « parle mal ». « Souvent, il me dit “Tu te rassois”, “Tu dégages du bureau” », rapporte Thomas.
« Je crois que le gars est compétent, mais il me prend de haut. Il a même réussi à me faire pleurer », confie le quadragénaire. « Si je savais mieux parler sans m’énerver on ne me parlerait pas comme ça… », estime-t-il. Il n’a plus envie de se rendre seul à ces rendez-vous. Pour la prochaine convocation, il essaiera d’être accompagné par un ami doté d’une meilleure répartie. « J’ai peur qu’il me fasse encore une réflexion, que je la prenne mal et lui saute dessus ! »
Il aurait aussi été demandé à Thomas d’être joignable par téléphone « 24 heures sur 24 », sous peine de voir son allocation suspendue. Mais l’homme a parfois des soucis de connexion à cause d’un réseau capricieux. Réponse du consultant : « Ce n’est pas possible au XXIe siècle. »
Le cabinet passe aussi des appels qui s’affichent comme émanant d’un numéro inconnu. Au printemps 2022, Julie a reçu coup sur coup deux appels masqués. Elle n’a pas décroché. Selon son récit, « sans présentation autre que “MJ Consulting” », le message lui demande un entretien « dans le cadre de [son] contrat RSA ».
Même appel, même message trois semaines plus tard. « Je suis allée chercher MJ Consulting sur Internet, et je trouve “consultant RH”, pas plus, raconte Julie. Je me suis demandé si c’était une arnaque. Je ne suis sans doute pas la seule à ne pas avoir répondu… »
Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’elle reçoit un courrier (toujours papier), signé par la CAF et le conseil départemental, indiquant que « dans le cadre du mandat confié à MJ Consulting, ils [lui] demandaient de répondre à un questionnaire ». Une obligation pour conserver ses droits au RSA.
Une façon d’éliminer des allocataires
La discussion avec MJ Consulting a lieu par téléphone. Julie y reste réticente. L’entretien se révèle inconfortable : « Un interrogatoire de vingt minutes, alors que la personne au bout du fil n’est ni mon référent CAF, ni Pôle emploi, ni rien. » Elle ne connaît pas l’identité précise de la personne à l’autre bout du fil, ni même la finalité du questionnement, qui porte aussi sur sa santé. Un an plus tard, au printemps 2023, Julie reçoit un nouveau coup de téléphone de MJ Consulting pour « faire le point ».
Tout ce système, et la réforme à venir, « c’est une façon d’éliminer les gens » de listes d’allocataires, considère Françoise Leclerc du Sablon, référente ATD Quart Monde dans l’Yonne, qui a recueilli d’autres récits similaires. « Ce public a besoin de conseillers spécifiques, des conseillers Pôle emploi habitués à travailler avec les personnes qui touchent le RSA car ça demande du tact. S’ils continuent à faire travailler des boîtes de consulting, ça va être compliqué. »
Julie voit d’un très mauvais œil la réforme à venir, avec l’obligation probable de suivre certaines activités. « Tout ça me fait penser au film de Ken Loach, Moi, Daniel Blake, avec le héros qui doit chercher un emploi même s’il est malade. » Pour sa part, Thomas est moins circonspect. Il se sent très seul et aimerait rencontrer du monde. Il serait même content d’effectuer des missions de bénévolat : « Ça ne va pas nous tuer, 20 heures, c’est quoi ? »
De son côté, Muriel Barnier, représentante de la CGT Pôle emploi dans l’Yonne, s’inquiète. La réforme du RSA risque de transformer le rôle des agent·es de Pôle emploi. L’ensemble des bénéficiaires du RSA devront s’inscrire à Pôle emploi alors qu’ils sont 20 % à ne pas le faire aujourd’hui.
À Pôle emploi, il faudra faire davantage d’accompagnement, ce qui demande des compétences précises. « J’alerte les collègues sur le fait que nous ne sommes pas des travailleurs sociaux et que nous ne sommes pas formés à cela, dit Muriel Barnier. On change nos missions. On était conseiller en évolution professionnelle et là, on va devoir imposer à quelqu’un au RSA depuis des années d’aller travailler. Ce n’est pas évident. »