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Opinion

A Mayotte, une opération de déportation sans précédent

Le 14/04/2023 7 min
Claire Rodier Juriste au Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti)

 

Le lancement à Mayotte d’une triple opération coup de poing contre l’habitat insalubre, les étrangers en situation irrégulière et la délinquance aurait dû coïncider avec l’examen du projet de loi sur l’immigration et l’asile à l’Assemblée nationale, une façon pour le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, d’afficher sa fermeté tous azimuts.

Les ratés de la réforme des retraites en ont décidé autrement. Mais, si le projet de loi est différé, l’opération « Wuambushu », à ce jour non officiellement annoncée, devrait être maintenue – sauf si le président de l’Union des Comores, dont le mandat s’achève en 2024 et qui a besoin de soutiens pour sa réélection, perturbe les plans de la France lui mettant des bâtons dans les roues.

Car les nombreux Comoriens « clandestins » qui vivent à Mayotte – cette petite île de l’océan Indien souvent appelée le « 101e département français » –, considérés comme les fauteurs de troubles, sont la principale cible. Interpellé par des élus insulaires à propos d’une série d’affrontements violents qui ont enflammé l’île au mois de novembre 2022, Emmanuel Macron s’était voulu rassurant : « Nous allons maintenant lancer un travail beaucoup plus vigoureux avec les Comores pour stopper les départs » de migrants.

A lire Hors-série n°127 - 04/2023

 

« Etrangers de l’intérieur »

Ces ressortissants comoriens sont devenus des « étrangers de l’intérieur » depuis que Mayotte, qui fait partie de l’archipel des Comores, a décidé son rattachement à la France en 1974, à l’issue d’un référendum. Celui-ci est contesté par l’Assemblée générale des Nations unies qui a réaffirmé à plusieurs reprises « la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores », incluant Mayotte.

Mais, depuis 1995, le « visa Balladur » imposé aux Comoriens est venu créer une frontière juridique dans l’espace de mobilité traditionnel qui caractérisait cet archipel : si les circulations, désormais criminalisées, n’ont jamais cessé, il existe désormais une ligne de fracture entre les Mahorais et les étrangers comoriens qui partagent pourtant la même base linguistique, la même culture et la même religion.

Cela entraîne des drames à répétition comme la séparation de familles pour lesquelles le critère national est secondaire, un racisme croissant des autochtones à l’égard des « intrus » et des milliers de morts noyés dans le bras de mer de 70 kilomètres qui relie Mayotte à l’île comorienne voisine d’Anjouan.

Cette fracture ne profite ni aux uns ni aux autres, dans une zone de l’océan Indien caractérisée par l’instabilité et le sous-développement. A Mayotte, où près de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, il existe, selon le Défenseur des droits, « un écart immense entre les droits consacrés – droit à l’éducation, à la sûreté, à la santé, à vivre dans des conditions décentes – et ceux effectivement exercés ». Au lieu de lutter contre ce décalage, le gouvernement, une fois de plus, choisit la manière forte. Prévue pour la fin avril, l’opération « Wuambushu » devrait durer deux mois, et il y a mis les moyens.

Mayotte compte déjà à demeure, pour 300 000 habitants, 1 300 policiers et gendarmes, cinq unités d’élite de gendarmes mobiles, 37 gendarmes du GIGN et 12 policiers du Raid : « C’est-à-dire que pour une population sept fois moins nombreuse que la région lyonnaise, il y a deux fois plus de policiers et de gendarmes », se félicitait le ministre de l’Intérieur lors d’un déplacement fin 2022.

Il a annoncé, dans le même temps, la création d’une unité de police judiciaire contre l’immigration illégale. Au début de l’année, les hôteliers de l’île étaient invités à bloquer des centaines de places à partir du mois d’avril en vue d’accueillir du renfort de métropole, cinq escadrons de gendarmerie mobile supplémentaires étant attendus. Début avril, des navires militaires ont débarqué une flotte de véhicules blindés mobilisés pour « Wuambushu ».

Chasse aux sans-papiers

Dès le mois de février, des magistrats ont été dépêchés pour renforcer le tribunal de Mamoudzou (chef-lieu du département), en sous-effectif chronique. Mais la pérennité de ce soutien n’est pas assurée au-delà du mois d’août 2023, comme le fait remarquer le syndicat de la magistrature, qui dénonce l’instrumentalisation de la justice « au service d’une politique pénale du tout-répressif et expéditive, dans une ambiance de chasse aux sans-papiers et de potentielles émeutes ».

Car du déploiement massif de forces de l’ordre est escompté un grand nombre d’interpellations et de poursuites qui mobiliseront l’activité du tribunal, au détriment, ajoute le syndicat de la magistrature, « d’enquêtes pénales plus approfondies qui permettraient de lutter plus activement contre les atteintes à la probité et d’une montée en puissance de la justice civile, seul vecteur d’accès au droit pour tous, et pourtant parent pauvre de la justice mahoraise ». La justice administrative est également réorganisée, pour faire face à l’augmentation des contentieux qui seront formés contre l’évacuation des logements insalubres et les mesures d’éloignement frappant les étrangers.

Au renfort en gendarmes et en magistrats s’ajoute un appui à l’agence régionale de santé (ARS) de Mayotte. Car si des procédures dérogatoires permettent, dans l’île, de procéder plus facilement aux « décasages » – autrement dit à la démolition des habitations occupées « sans droit ni titre », où sont contraints à vivre les plus démunis –, le préfet doit préalablement faire établir par l’ARS des rapports d’insalubrité sur la zone d’intervention. Pour réaliser l’objectif envisagé du démantèlement de 1 000 logements illégaux, une « réserve sanitaire » de 18 personnes a été mobilisée pour trois mois par un arrêté du ministre de la Santé pris en février.

Amalgame

L’amalgame entre immigration clandestine, bidonvilles et délinquance est omniprésent dans les détails connus de l’organisation de l’opération « Wuambushu ». Parmi les quelque 5 000 personnes concernées par le décasage, la majorité est Comorienne, dont un grand nombre en situation de séjour irrégulier. Or, si l’Etat a une obligation de relogement des occupants évincés par les opérations de démolition, il peut s’en dispenser à l’égard des sans-papiers en organisant leur expulsion du territoire.

La préfecture de Mayotte est rodée à l’exercice : en 2021, plus de 20 000 personnes ont été éloignées de Mayotte, le plus souvent vers l’île d’Anjouan – un nombre bien supérieur aux 14 000 étrangers reconduits à la frontière depuis l’ensemble de la France métropolitaine à la même période.

Il faut dire que le droit dérogatoire appliqué aux étrangers sur ce territoire permet, dans tous les domaines, des procédures expéditives, sans compter « les pouvoirs exorbitants du droit commun confiés aux forces de l’ordre, qui permettent de réaliser de multiples contrôles aux fins d’interpellation », comme le relève un rapport de la Commission consultative des droits de l’homme (CNCDH) de 2017.

Mais cette fois-ci, c’est bien une véritable déportation qui s’organise, puisqu’on parle de 400 expulsions quotidiennes, soit 24 000 en deux mois. Pour la préparer, deux centres de rétention (où sont détenus les étrangers en instance d’éloignement) ont été spécialement créés, et le renfort d’unités antiémeutes spécialement affectées au centre pénitentiaire de Mayotte est prévu. En assurant les intérêts géopolitiques de la France au prix d’une politique fondée sur la répression, la violence et l’injustice, ce gouvernement, comme ceux qui l’ont précédé, ne peut qu’exacerber la violence et les désordres qu’il prétend combattre.