À la CAF, le racisme au quotidien : « On méprise les pauvres, mais avec un nom étranger, c’est pire »
Des allocataires décrivent des discriminations subies et des propos stigmatisants envers les personnes immigrées. Les Caisses d’allocations familiales ne disposent pas de garde-fous assez solides pour empêcher ces pratiques, aggravées par la précarité du personnel et le manque de moyens.
TravailleuseTravailleuse sociale en Seine-Saint-Denis, Karima*, 43 ans, rencontre régulièrement des personnes d’origine maghrébine, africaine, slave... Elle les aide à faire valoir leurs droits, et s’assure qu’elles et ils sont bien reçus dans les services publics français. Son constat est alarmant : la majorité affirment avoir déjà été victimes ou témoins de propos racistes dans une caisse d’allocations familiales (CAF), ces établissements gérés par les départements pour remplir une mission de service public, qui emploient 36 000 personnes dans toute la France.
Une agente d’entretien d’une quarantaine d’années a carrément dû saisir un avocat, traumatisée par ce qu’elle juge être un véritable « harcèlement raciste ». « Les agents de la CAF disent parfois des choses terribles, et même à des personnes âgées, comme “Rappelez quand vous aurez quelqu’un pour traduire, ou bien quand vous saurez parler le français !”, ou encore “Avec son nom arabe compliqué, ça va être encore un dossier complexe !” », s’indigne Karima.
Adeline*, référente revenu de solidarité active (RSA) dans l’est de la France, dresse le même tableau. Sa profession dépend du conseil départemental et lui permet de garder une forme d’indépendance vis-à-vis des CAF, et aussi une certaine proximité avec les allocataires. Elle en accompagne une cinquantaine pour les aider à retrouver un emploi et à mieux comprendre leurs droits.
« En 2020, lors d’une soirée, une jeune femme m’explique qu’elle travaille comme gestionnaire administrative au service RSA dans une ville voisine. Elle annonce, fière d’elle, que lorsque des bénéficiaires appellent son service pour des renseignements et qu’ils ont du mal à s’exprimer parce qu’ils sont étrangers, elle raccroche sans réfléchir », confie la référente.
Des gestionnaires administratifs dans toute la France certifient avoir déjà entendu des propos similaires de la part de leurs collègues. « Le système est opaque et complexe, c’est donc bien normal d’avoir du mal à comprendre ses droits. Les agents qui tiennent des propos racistes font très attention à ce que les allocataires n’aillent pas se plaindre au tribunal administratif, ils en ont une peur bleue », poursuit Adeline. Elle rapporte également des propos stigmatisants à l’encontre des gens du voyage : « “Alors ceux-là, on ne pourra rien en faire, c’est encore une plaie à gérer !” »
Malgré plusieurs demandes, la caisse nationale d’allocations familiales n’a pas donné suite à nos sollicitations. Et toutes les personnes interrogées lors de cette enquête ont souhaité garder l’anonymat : les agent·es ont peur d’être sanctionné·es par leur direction, et les allocataires craignent des répercussions sur leurs aides sociales ou leurs dossiers en cours de traitement.
L’enjeu est de taille : en France, hors Mayotte, 13,8 millions de foyers (dernier chiffre connu) ont reçu au moins une prestation légale versée par les CAF au mois de décembre 2021, telles que le RSA, les aides personnalisées au logement (APL), l’allocation de rentrée scolaire (ARS), l’allocation adulte handicapé (AAH), l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa)...
Plus de 5 millions de demandeurs et demandeuses d’emploi sont tenu·es de rechercher un travail (moins de la moitié sont indemnisé·es), tandis que, selon le ministère du travail, 350 800 emplois sont vacants au premier trimestre 2023. L’absence de travail (ou d’un travail réalisé dans des conditions décentes), l’inflation galopante, la stagnation des salaires et la précarité contribuent à ce que des personnes sollicitent de plus en plus les aides sociales de la CAF.
Pourtant, plusieurs milliards d’euros ne sont pas réclamés par les personnes qui y seraient éligibles. Même le ministère de la santé évalue qu’un tiers des bénéficiaires potentiel·les du RSA ne le demandent pas. En cause, une méconnaissance de leurs droits, un traitement des dossiers souvent très longs et une bureaucratie administrative lourde et opaque qui va jusqu’à dégrader la santé physique et mentale des allocataires.
Entraide entre allocataires
La loi immigration, qui va compliquer grandement ou empêcher l’accès aux prestations sociales pour les personnes étrangères, pourrait avoir des répercussions au sein des CAF. Soleyman*, étudiant étranger en Normandie qui peine à recevoir sa centaine d’euros d’APL, raconte subir de plein fouet ce racisme. À chaque visite à la CAF, cela peut commencer d’entrée de jeu : « Quand tu arrives au guichet, on ne te dit pas bonjour, on t’agresse tout de suite. Je m’appelle peut-être Soleyman, mais j’insiste sur le mot “bonjour” », s’agace-t-il.
« Si on ne parle pas très bien français, ils deviennent très suspicieux, car pour eux cela veut dire qu’on fraude. Ils font semblant de ne pas comprendre nos problèmes, alors qu’en réalité ils connaissent les défaillances de leur système qui rend fou, insiste l’étudiant. Ce sont les étrangers ou les gens issus de l’immigration qui prennent pour l’État qui ne fait rien, et le travail qui manque. Entre allocataires, il arrive qu’on s’entraide à l’accueil d’une CAF : on décrypte, on traduit nos courriers reçus. »
De nombreuses travailleuses sociales de la région parisienne constatent aussi que des familles maghrébines, africaines ou réfugiées sont particulièrement contrôlées lors de leurs déplacements vers leur pays d’origine. Pour toucher les prestations familiales, il faut en effet résider plus de six mois par an sur le territoire.
Le « tout dématérialisé » de la CAF complique davantage la tâche des personnes régulièrement contrôlées.
« Ces contrôles ont particulièrement eu lieu pendant les confinements, où des personnes souhaitaient retrouver leurs proches, malades ou décédés, remarque une coordinatrice du collectif Changer de cap, coautrice d’un rapport sur le sujet. On peut leur suspendre une aide sociale, par exemple, après l’envoi de courriers menaçants mais sans explications claires. Ce sont des pratiques courantes. »
Karima confirme avoir eu affaire à des situations similaires en région parisienne : des suspensions de RSA de personnes malades ou âgées, jusqu’à des expulsions de logement, « par exemple des chibanis [les anciens travailleurs immigrés, ou d’ex-soldats ayant servi dans l’armée française, devenus retraités – ndlr] qui ont travaillé une grande partie de leur vie dans le bâtiment, ou encore des Albanais ».
Le « tout dématérialisé » de la CAF complique encore la tâche des allocataires : justifier telle ou telle absence sur un site qui ne fonctionne pas toujours, répondre à des courriers automatiques... Une véritable machine à exclure, et davantage celles et ceux qui ne parlent pas encore très bien le français.
Pour Faïza*, qui a longtemps travaillé comme agente de la CAF à Béziers (Hérault), ce racisme pouvait venir des salarié·es et des directions, mais également des allocataires « d’origine française », qui « regrettaient de ne pas s’appeler Mohamed, de fumer la chicha et de porter des savates pour avoir droit à l’aide aux “vacances familiales” » – une aide pour partir en vacances, dont le plafond maximum est de 550 euros pour huit jours.
Sous-effectif et déshumanisation
« Dans une CAF, il arrive qu’on méprise les pauvres, qu’ils soient blancs ou pas. Mais si vous avez un nom étranger, c’est encore pire. Des agents leur parlent très mal et il n’existe pas vraiment de cadre pour leur dire qu’ils dépassent les bornes », affirme Samira*, agente dans les environs de Toulouse depuis une quinzaine d’années.
Le seul « cadre » à disposition des agents est une charte nationale de bonne conduite. Son application relève du bon vouloir des agent·es et des directions. « En principe, on a un devoir de neutralité. À la CAF du Nord, on recadre tout de suite si un propos raciste est tenu », certifie Kevin*.
L’agent du Nord insiste sur les mauvaises conditions de travail, qui peuvent aussi conduire à des dérives : « Nos salaires sont faibles [le salaire moyen d’un agent administratif est de moins de 1 800 euros brut – ndlr], les CAF peinent à recruter, il y a des suppressions de postes, nos moyens sont réduits, on a beaucoup moins de temps pour gérer les dossiers prioritaires, les traitements des dossiers sont allongés. » Résultat : « Il y a beaucoup moins d’“humain” et d’empathie, tout est automatisé, ce qui contribue à dégrader les relations allocataires-agents et à les diviser. »
Karima abonde : « En région parisienne, c’est devenu mission impossible pour avoir un rendez-vous sur place, il faut attendre en moyenne six mois. Les choses se font essentiellement par téléphone et les échanges peuvent rapidement devenir houleux, et donc racistes. » Certes, en dehors d’Île-de-France, les CAF sont majoritairement encore accessibles au public. Mais pour combien de temps encore ?
Des « CAFards »
Pour l’agente francilienne, « de nombreux agents, quand ils ne sont pas licenciés, provoquent des ruptures conventionnelles, ou démissionnent d’eux-mêmes ». Conséquence, « les rares profils recrutés ont pour objectif de chasser les gens qui ne sollicitent pas leurs droits afin qu’il y ait de moins en moins d’allocataires. Tu te demandes ce qu’ils font dans le social ! ».
Émilie* a vu son métier de référente RSA dans un département de l’ouest de la France se dégrader année après année : « À la fin des années 2000, 70 % de mon temps était consacré à l’accompagnement des personnes, et le reste c’était de l’administratif. Aujourd’hui, c’est tout le contraire. Cela participe à créer une distance avec les allocataires et peut ainsi favoriser chez les référents un certain mépris de classe et du racisme, alors que notre métier, moins dépendant des CAF, était jusque-là épargné. »
Impuissant·es face aux choix politiques austéritaires et à la dégradation de leurs conditions de travail, des agent·es de la CAF adoptent ainsi des stratégies de défense et une forme d’ironie déshumanisante pour supporter leur travail. « Il y a des CAFards à recevoir ! », expriment certains, quand d’autres font des paris sur ce que les allocataires viennent demander : « Avec sa tête d’Arabe, il va sûrement nous demander une grosse télé avec son allocation de rentrée. » De tels propos sont rapportés par des agent·es de différentes CAF.
Deux chercheurs à l’Institut de psychodynamique du travail (IPDT), Fabien Lemozy et Stéphane Le Lay, ont étudié l’expérience de la précarité et ses liens avec la santé mentale en rencontrant des agent·es de Pôle emploi. D’après eux, ces remarques dévalorisantes relèvent de « stratégies de défense par la péjoration » : « C’est une construction psychique qui vise à déshumaniser les gens reçus pour masquer la souffrance de ne pas pouvoir s’en occuper de manière convenable, voire de les maltraiter. Le racisme peut se retrouver dans ces conduites, puisqu’il mobilise l’imaginaire social. »
Un imaginaire social mensonger, alimenté régulièrement par les débats xénophobes sur l’allocation de rentrée scolaire et l’« assistanat » des plus précaires – qui visent majoritairement les personnes issues des quartiers populaires. La loi immigration, qui devrait priver de certaines aides sociales une partie des personnes étrangères ou immigrées, normalise et banalise des discriminations racistes que des allocataires subissent déjà depuis de nombreuses années.