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« Cinq leçons des vingt-quatre heures de la rébellion Wagner »

Tribune

Julien Vercueil professeur à l’Inalco

Dans une tribune au « Monde », Julien Vercueil dresse le bilan de l’équipée du chef de guerre Evgueni Prigojine vers Moscou. Si le chef des Wagner a échoué, sa révolte sera néanmoins lourde de conséquences pour Vladimir Poutine, estime le spécialiste de la Russie.

 

Lorsque la Russie sera redevenue démocratique, les archives librement accessibles, lorsqu’un travail scientifique pourra être mené sur les événements des 23 et 24 juin 2023, les historiens pourront démêler les fils de la folle équipée de Prigojine durant ces vingt-quatre heures qui ont étonné le monde. Mais ce jour est encore loin et les enseignements que l’on peut tirer de l’épisode ne sont que provisoires. Pourtant, ils méritent d’être rassemblés, car dans la guerre d’agression que le Kremlin mène depuis bientôt dix-huit mois contre l’Ukraine, la rébellion de Wagner a créé quelques irréversibilités lourdes de conséquences. Voici donc les cinq leçons de ces vingt-quatre heures qui ont étonné le monde.

Tout d’abord, le chef de guerre Evgueni Prigojine n’a pas su rassembler à temps les soutiens politiques nécessaires. A lui seul, Prigojine ne pouvait renverser le pouvoir. Il lui fallait le soutien d’une coalition suffisamment large et puissante pour retourner le triptyque « structures de force – oligarchie – représentation politique » qui maintient jusqu’à présent Vladimir Poutine au pouvoir. Au fur et à mesure de sa « marche sur la troisième Rome », Prigojine s’est trouvé pris à son propre piège de l’effet de surprise, aucun des affidés de Poutine ne profitant de son sillage pour transformer politiquement l’avantage militaire qu’il s’était arrogé. Parvenu à 200 kilomètres de Moscou, il a dû reconnaître qu’il n’était pas possible d’aller plus loin sans risquer un désastre définitif. L’échec de Prigojine est donc avant tout politique.

Toutefois, Prigojine et son armée n’ont pas rencontré de véritable résistance. Sur le terrain, la progression de la colonne Wagner s’est faite sans heurts majeurs (sauf quelques escarmouches à Rostov et Voronej), ce qui montre l’attentisme de la population et des autorités locales. Un régiment de l’armée régulière est même réputé avoir fait allégeance à Wagner durant la journée. Ce fait déshabille à lui seul la « verticale du pouvoir », censée donner à Vladimir Poutine une capacité de réaction immédiate en tout point du territoire de la Fédération de Russie, mais qui, lorsqu’elle est testée, n’a aucune effectivité. Une verticale Potemkine ?

 

Vladimir Poutine a été humilié face à son peuple, ses subordonnés, ses alliés et ses ennemis. L’offense faite à sa personne est la plus insultante qui se puisse concevoir. Pendant vingt-quatre heures, l’incertitude sur son sort personnel a été plus grande que jamais, rappelant le putsch manqué d’août 1991 [un groupe de dirigeants communistes conservateurs avait tenté un coup d’Etat contre le président Gorbatchev mais échoua, précipitant l’effondrement de l’Union soviétique]. A l’époque, la cible était Mikhaïl Gorbatchev, celui-là même que Vladimir Poutine tient pour responsable de la « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », à savoir la dissolution de l’Union soviétique. Avoir laissé une colonne militaire ouvertement destinée à le démettre parcourir près de 800 kilomètres vers la capitale place Vladimir Poutine en situation de faiblesse insigne. Sa plus grande crainte a toujours été celle d’un sort à la Saddam Hussein, Mouammar Khadaffi ou – moins grave – Viktor Ianoukovitch [président de l’Ukraine de 2010 à 2014, il fut contraint à la suite d’un violent mouvement de contestation de s’exiler en Russie ; destitué par le parlement ukrainien, il fut jugé et condamné par contumace en 2019 pour haute trahison]. Tout le monde y a pensé durant ces deux jours, et lui le premier. Ce cauchemar ne peut plus être effacé.

L’effet de l’équipée Prigojine sur la situation militaire n’est certes pas immédiat, mais pas insignifiant non plus. Les ressources militaires n’ont pas été détournées du front ukrainien vers la protection de Moscou. Mais durant vingt-quatre heures, toute la chaîne de commandement militaire a douté : le seul chef militaire russe ayant pu se prévaloir de réels succès en Ukraine ne se trouvait pas dans ses rangs, et défiait ouvertement leur commandement, les qualifiant d’incompétents et de corrompus. Quel peut être l’impact psychologique sur les gradés, les militaires de rangs, qui savent que l’épisode ne manquera pas d’être utilisé dans les rangs ukrainiens pour galvaniser un peu plus les troupes ? Rien moins que positif, c’est certain.

La conclusion, provisoire, de cette nouvelle déflagration sauve les apparences. Elle permet au président biélorusse Alexandre Loukachenko d’apparaître, une fois n’est pas coutume, comme l’homme fort du moment. Par contraste, elle met en évidence la mise à distance du président kazakhstanais Kassym-Jomart Tokaïev, appelé à l’aide tout comme son homologue biélorusse, mais qui est resté sur sa réserve. Le noyau dur de l’Union économique eurasiatique s’est ouvertement fracturé, le long d’une ligne politique qui se dessinait depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, le 24 février 2022. La médiation Loukachenko a certainement sauvé la vie de Prigojine et sans doute prévenu un bain de sang. Mais le recours à l’encombrant et mégalomaniaque allié de Minsk aura un coût diplomatique pour Vladimir Poutine.

 

Quant au coût politique de cette rébellion, il est déjà palpable – et considérable pour le président, désormais à la tête d’une Russie fissurée, dont la boussole vient de s’affoler.