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En Méditerranée, l’heure de la mobilisation pour sauver la posidonie

Alors que près de 10 % de ces prairies sous-marines au rôle majeur ont disparu des côtes françaises, des plongeurs repiquent des fragments d’herbier arrachés par les ancres des yachts, dont les capitaines sont désormais poursuivis en justice.

Par Martine Valo(Beaulieu-sur-Mer, Golfe-Juan (Alpes-Maritimes) et Marseille, envoyée spéciale)

 

Un plongeur replante un fragment de posidonie, à Beaulieu-sur-Mer (Alpes-Maritimes), le 6 septembre 2022.

 Un plongeur replante un fragment de posidonie, à Beaulieu-sur-Mer (Alpes-Maritimes), le 6 septembre 2022. SEBASTIEN PERSONNIC

 

Dommage, Gyula Janos Csondor n’est pas venu. Si ce capitaine hongrois expérimenté s’était rendu au tribunal maritime de Marseille qui examinait son affaire, vendredi 15 septembre, il aurait eu l’occasion de se rendre compte des dommages causés par les yachts, comme celui qu’il pilote, lorsqu’ils stationnent au-dessus des étendues de posidonie, une plante (et non une algue) qui constitue un écosystème majeur de Méditerranée d’environ 80 000 hectares.

A l’audience, il aurait, comme l’ensemble des juges, regardé d’un œil attentif la vidéo montrant ce qu’il se passe sous la surface, lorsque les lourdes chaînes reliées aux ancres raclent le fond et entaillent l’herbier de larges balafres. M. Csondor est parmi les premiers à être jugé pour avoir été verbalisé par trois fois dans des zones interdites au mouillage, en 2021 et 2022 à bord du Take Off, un yacht commercial de 26 mètres, devant Cannes et dans la baie de Saint-Tropez.

 

Les bienfaits écologiques de Posidonia oceanica suscitent beaucoup d’attention désormais, car cette espèce endémique sert de frayère, de nurserie et d’abri à des centaines d’espèces animales et végétales. Elle atténue la houle des tempêtes et ses feuilles mortes s’accumulent en épaisses banquettes qui protègent les plages de l’érosion. Puits de carbone exceptionnel grâce à la photosynthèse, cette prairie marine peut s’étendre jusqu’à 40 mètres de profondeur, mais s’arrête à 30 mètres sur la Côte d’Azur, où l’eau n’est plus assez claire pour elle. Selon les estimations des scientifiques, l’herbier – que certains qualifient de « forêt méditerranéenne » – a perdu environ 10 % de sa superficie en un siècle sur les côtes françaises, trois fois plus dans l’ensemble de la Grande Bleue.

 

Officiellement, la posidonie est protégée en France depuis 1988 par décision ministérielle, ainsi que par plusieurs conventions internationales. Mais c’est en 2020 que la préfecture maritime a pris des arrêtés imposant aux bateaux d’une longueur d’au moins 24 mètres de ne plus mouiller dans certaines zones du Var, des Alpes-Maritimes et de la Corse, afin de freiner sa dégradation.

« Un siècle à cicatriser »

La Ligue de protection des oiseaux (LPO) et France Nature Environnement (FNE) se sont portées partie civile devant le tribunal maritime. Isabelle Vergnoux, l’avocate qui les représente à l’audience de Marseille, rappelle avec pédagogie que « des blessures infligées [par une ancre] en une nuit mettront plus d’un siècle à cicatriser ». Elle demande 57 163 euros. La somme, « qui peut paraître importante, mais n’est rien à côté des enjeux », serait destinée à l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée afin de financer la réparation du préjudice écologique. Une réparation en nature : plusieurs expériences de replantage de graines ou de faisceaux de posidonie – l’équivalent des branches chez cette plante à fleurs – sont en cours. Moyennant beaucoup d’énergie, une patience infinie et des moyens considérables, certains s’emploient donc à restaurer, à petite échelle, le fond de la mer.

Le même jour de septembre, devant le port de Golfe-Juan, dans les Alpes-Maritimes, à 12 mètres sous la surface, Niels Gins accroche à une bouée-parachute un énième sac de posidonie. « Cela finit par être lourd à tracter quand on palme », glisse le plongeur scientifique en remontant sur le catamaran le Zembra d’Andromède océanologie. Avec ses collègues Anouck Ody et Jo-Ann Schies, il est en train de récolter faisceaux et mattes – soit plusieurs rhizomes agglomérés –, détachés par des ancrages intempestifs qu’il faudra remettre en place le lendemain.

 

Ils œuvrent à une douzaine de mètres de profondeur. Lorsque le trio sort de l’eau, une douzaine de yachts rutilants alignés tout près semblent pointer leur nez pointu dans leur direction. « En juillet, il y avait des Jet-Ski et des skis nautiques qui nous passaient au-dessus », relate Anouck Ody. « La collecte parfois, c’est Verdun : on plonge au-dessus de véritables champs de bataille labourés de grosses traînées, avec des montagnes de fragments, renchérit Jo-Ann Schies. Je préfère la phase du repiquage. » La veille, à Beaulieu-sur-Mer (Alpes-Maritimes), tous trois ont « agrafé » pendant deux heures des fragments de l’herbier local. Ils les ont entourés d’une fine tige de fer – biodégradable, selon eux – dont les deux extrémités seront plantées dans le sol. Depuis mai, l’équipe en est à sa huitième semaine de mission et 50 000 faisceaux repositionnés sur environ 1 000 mètres carrés.

Capture de CO2

« Depuis trois ans que nous revenons travailler dans cette zone, nous voyons que nos plants commencent à se rejoindre à la façon d’un champ de lavande », rapporte Anouck Ody. Les rhizomes poussent horizontalement d’à peine quelques centimètres par an. Leur lent développement finit par former un enchevêtrement de racines et de feuilles de plusieurs mètres d’épaisseur qui capturent le CO2 pour des milliers d’années – jusqu’à 5 tonnes par hectare et par an –, à condition de ne pas venir l’agresser. Andromède, qui a lancé son programme « Repic » en 2019, assure obtenir jusqu’à 80 % de survie au bout de deux ans.

 

« Les fragments n’aiment pas être tout seuls, ils ont besoin d’être en quantité », expose Sébastien Personnic, le chef de cette mission. Docteur en biologie marine, il a préféré s’éloigner du monde de la recherche scientifique afin de « mettre enfin les mains dans la mer ». L’un des pans d’activité d’Andromède océanologie consiste à gérer les expéditions du célèbre preneur d’images sous-marines Laurent Ballesta. Un autre est consacré aux missions de suivis écologiques, notamment pour l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée, au cours desquelles les plongeurs n’ont pu que constater le recul de la précieuse « forêt méditerranéenne ».

Selon Sébastien Personnic, la qualité des rejets des eaux usées depuis la côte tendant à s’améliorer, l’ancrage des navires de plaisance toujours plus nombreux constitue la première cause de détérioration de l’écosystème. « Cela demande un travail énorme juste pour repiquer quelques faisceaux arrachés… Sans la négligence des plaisanciers, on n’aurait pas à le faire », regrette-t-il.

L’équipe de plongeurs a tourné plusieurs films, comme celui diffusé au tribunal maritime de Marseille. En 2013, Andromède a aussi créé une application gratuite, Donia, qui indique aux marins où trouver des trouées de fonds sableux pour jeter leur ancre. « Elle est précise à dix centimètres près. Nous y avons ajouté la météo, des aides à la navigation de plaisance, vante Jo-Ann Schies en faisant la démonstration sur son téléphone. L’idée n’est pas de perdre l’attrait touristique de la Côte d’Azur pour le yachting ! » Depuis, la société propose aussi aux grands yachts, de 24 mètres à 70 mètres de long, de s’amarrer à des bouées spécifiques, guidés par une autre application, Doria Mooring. Celle-là est payante : au prix de 300 euros à 1 250 euros par jour, leurs installations trouvent preneurs.

Campagne d’affichage

Associations et cabinets d’études environnementales, chercheurs, pouvoirs publics : l’heure de la mobilisation générale semble avoir sonné. Même les acteurs des industries nautiques viennent de rejoindre le réseau Alliance Posidonie créé cette année. Le WWF, qui en est membre, a mené une campagne d’affichage cet été dans le sud de la France proclamant : « La posidonie est le poumon de notre mer. » « Elle produit 14 litres d’oxygène par mètre carré et par jour, indispensables aux poissons, assure Catherine Piante, chargée de programme pour l’ONG. Et c’est de loin l’écosystème le plus performant au monde pour le stockage de CO2 ! » Elle se montre plus circonspecte sur le bouturage. « On observe effectivement une recolonisation d’herbiers par endroits. Il reste à comparer plusieurs méthodes. De toute façon, il est plus intéressant d’investir pour veiller sur ce qui reste. Les finances publiques ne sont pas sans limite… »

A Beaulieu-sur-Mer, Frédérique Lorenzi, représentante régionale de FNE, peste en voyant les bateaux de plaisance se serrer près de la plage. « Les moins de 24 mètres aussi causent des dégâts… » Quand elle a été alertée de l’affaire du capitaine hongrois, c’est elle qui a dû se lancer dans des calculs savants afin d’évaluer les dommages. Elle s’est fait aider par Françoise Loques, docteure en biologie marine. Cette dernière, qui a longtemps dirigé le conseil scientifique des îles de Lerins, rappelle que la posidonie est une espèce protégée « même une fois morte » et se réjouit qu’« enfin on applique les arrêtés préfectoraux. Il faut que cela se sache ».

A Marseille, la procureure a requis 10 000 euros d’amende à l’encontre de Gyula Janos Csondor, une interdiction de naviguer dans les eaux françaises ainsi qu’une publication de sa condamnation dans la presse régionale et dans la revue Yacht. La décision du tribunal a été mise en délibéré au 20 octobre.