Les très confortables avantages du président bénévole de l’Association pour adultes et jeunes handicapés
Mediapart révèle le train de vie « clinquant » dont bénéficie Jean-Louis Garcia, président de l’APAJH, organisation majeure du secteur du handicap en France. Billets d’avion par dizaines, voyages injustifiés, spacieux appartement de fonction... Des gratifications en nature qui contrastent avec les comptes en berne de la fédération.
8 novembre 2024 à 07h46
La soirée est complète depuis plusieurs semaines. Vendredi 8 novembre, la chanteuse Natasha St-Pier se produira dans une salle du prestigieux carrousel du Louvre à Paris, pour la cérémonie annuelle des Trophées de la fédération APAJH, l’Association pour adultes et jeunes handicapés. D’autres artistes sont annoncés : les chanteurs Jérémy Frérot et Louis Delort interpréteront leurs titres devant un parterre de 1 400 invité·es. L’animateur Alex Goude fera le lien entre les séquences.
En coulisses toutefois, l’ambiance n’est pas à la fête. Le coût de l’événement, évalué à plus de 435 000 euros pour cinq heures de soirée, jure avec l’état des finances de la fédération, dont les comptes sont dans le rouge depuis deux ans. D’après des documents internes que Mediapart a consultés, l’APAJH a engrangé un déficit de 4,5 millions d’euros en 2023.
« Il y a une grande différence entre le discours de la fédération, qui nous dit qu’elle manque de moyens, et une soirée à un demi-million d’euros », déplore un employé bien placé.
Signe que les temps sont durs, l’APAJH a décidé ne pas verser à ses collaborateurs et collaboratrices de « prime Macron » cette année, qui leur permettait de recevoir depuis des années entre 320 et 1 135 euros au moment des fêtes. « C’est sûr que les employés ne vont pas être contents », regrette un élu syndical, qui craint que l’APAJH ne devienne plus « qu’une grande vitrine, un peu dévoyée » où « les salariés n’existent plus ».
Contactée, la fédération a confirmé ces informations, justifiant cette décision par « l’augmentation du smic » à « absorber » et la revalorisation salariale des salarié·es conséquente au Ségur de la santé qu’elle devrait en partie assumer, à cause d’un « désengagement de l’État ».
Visuel de communication créé par l'APAJH pour ses Trophées de 2024. © APAJH
Mais ces Trophées annuels, le président Jean-Louis Garcia les affectionne particulièrement. Bien que créés en 2005, avant sa prise de poste, ils sont devenus peu à peu le symbole d’une présidence qui aime beaucoup la lumière, quitte à en faire trop. Dans une longue réponse écrite à nos questions, l’APAJH rappelle que la soirée est « un événement unanimement reconnu », placé « sous le haut patronage du président de la République depuis sa création » et « un moment de grande fête pour les personnes en situation de handicap ».
Des comptes dans le rouge et la peur du plan social
La fédération des APAJH, créée en 1962, est l’une des instances spécialisées dans le handicap les plus importantes en France. Financée à 79 % par l’argent public, elle est reconnue d’utilité publique depuis 1974, ce qui signifie qu’elle « doit œuvrer dans l’intérêt général ». L’APAJH compte plus de 700 structures et regroupe une centaine d’associations départementales, avec 14 000 salarié·es, dont 5 000 au siège national.
Concrètement, elle gère des établissements spécialisés, notamment d’accompagnement par le travail (Esat), parfois en gestion déléguée. Ses comptes annuels mentionnent un budget d’environ 380 millions d’euros en 2024.
L’APAJH a connu des hauts et des bas. En 2021, elle présentait encore des résultats positifs, mais la crise économique est passée par là et le déficit se creuse : 2,6 millions en 2022, 4,5 millions en 2023… La pente inquiète les salarié·es qui observent parallèlement la grêle s’abattre sur APF France Handicap, l’autre grande association d’utilité publique qui vient d’annoncer un plan de départ de 300 postes en octobre 2024. « L’APAJH ne s’écroule pas encore comme l’APF Handicap, mais tout le monde a peur du plan social », confie notre source bien informée.
Un appartement « de fonction » à 3 000 euros par mois
À ce contexte anxiogène s’oppose la légèreté de façade de Jean-Louis Garcia. Le président de l’APAJH est un homme très souriant, du moins, c’est ce qu’il ressort de la myriade de photos qu’il diffuse sur son compte Facebook public depuis des années. Ce retraité de 75 ans aime lire, voyager et faire du bateau près de Port-Camargue, à côté de Montpellier, où se trouve sa résidence principale.
Sa fonction de président de l’APAJH lui demande de participer à de nombreux séminaires, en plus des réunions au siège de la fédération. Ce travail prenant est contrebalancé par des avantages en nature, dont une partie s’explique par ces missions de représentation.
Jean-Louis Garcia, président de l'APAJH, lors de la remise des Trophées APAJH 2023 au carrousel du Louvre, le 24 novembre 2023 à Paris. © Photo Alexis Jumeau / Abaca
Néanmoins, l’ampleur des gratifications matérielles dont il bénéficie interroge, notamment au vu du caractère bénévole de ses fonctions. Elle détonne aussi avec la modération que l’on pourrait attendre d’un représentant d’une fédération financée par de l’argent public. Qui plus est, lorsqu’elle présente des comptes déficitaires et demande au reste de ses employé·es de faire des efforts et de « se serrer la ceinture ».
Il y a d’abord cet « appartement de fonction » en location, niché dans le XIVearrondissement de la capitale. Trois minutes à pied le séparent de la tour Montparnasse, où l’APAJH est propriétaire d’un étage, acheté au prix fort il y a quelques années et qui creuse en partie son déficit à cause d'onéreux travaux (compter environ 30 millions d'euros pour la totalité des frais).
Le grand trois-pièces du président, avec une cave et deux places de parking, est occupé uniquement par Jean-Louis Garcia et facturé 3 000 euros par mois à l’APAJH, comme l’indiquent les quittances que Mediapart a consultées. Sur chaque avis d’échéance, on retrouve la signature du directeur financier et un accord du secrétaire général.
Contactée par Mediapart, l’APAJH confirme que le président « bénéficie comme ses prédécesseurs d’un appartement loué et mis à disposition de l’ensemble des administrateurs », sans apporter de précision sur le montant du loyer, ni qui seraient les autres collaborateurs qui y logeraient.
Des trajets en avion sans compter
D’après nos estimations, cet appartement lui servirait moins de la moitié de l’année. Dès qu’il peut, le président rentre à son domicile, sous le soleil de Port-Camargue. Et le trajet se fait la plupart du temps en avion. Selon des factures que Mediapart a recoupées, Jean-Louis Garcia a par exemple effectué au moins douze vols intérieurs Paris-Montpellier et Montpellier-Paris en seulement cinq semaines, entre le 27 août et le 4 octobre 2024. Pour un montant moyen de 400 euros l’aller-retour.
Il lui arrive même de partir une journée pour revenir le lendemain, comme ce samedi 14 septembre 2024, où il s’est rendu à Paris juste pour assister, dans le public, à la parade des athlètes paralympiques et olympiques devant l’Arc de triomphe, avant de repartir à Montpellier le dimanche. Un aller-retour à 367 euros.
Jean-Louis Garcia pendant le défilé des athlètes paralympiques et olympiques le 14 septembre 2024 à Paris. © Compte Facebook de Jean-Louis Garcia
À chaque fois, les billets sont facturés par l’agence Arts Voyages à l’APAJH et approuvés par les signatures du directeur financier et de l’adjoint au secrétaire général. Pourtant, au-delà de son empreinte carbone désastreuse, cette pratique s’inscrit à l’encontre des règles de la fédération.
Dans le document interne qui dicte les conditions de remboursement des frais, on lit qu’on ne peut avoir recours à l’avion que si le coût du voyage est inférieur à celui du train. Or, même en s’y prenant à la dernière minute, on peut trouver des allers-retours Paris-Montpellier en train ne dépassant pas 170 euros, soit moitié moins.
Extrait de la politique de remboursement de frais pour le personnel de l’APAJH. © Document Mediapart
Ces voyages en avion s’accompagnent, à chaque fois, de frais de taxi d’une soixantaine d’euros pour se rendre à l’aéroport. Jean-Louis Garcia utilise l’abonnement G7 de l’APAJH comme il le souhaite – on note, par exemple, 370 euros facturés en mai 2024 juste pour lui. Mais le président a aussi une voiture de fonction, une Peugeot 3008. Sur une facture de la société MAIF réglée par l’APAJH, on lit bien la mention, ajoutée au stylo à bille : « assurance véhicule JLG », ses initiales.
Concernant ces différents moyens de locomotion, l’APAJH nous informe simplement que « les modalités des déplacements du président sont organisées au plus juste et judicieux, en avion, en train ou avec une voiture de fonction ».
S’ajoutent d’autres petits bonus, comme cet ordinateur portable Lenovo et cet iPad Pro dernier cri qui ont été achetés par l’APAJH, à trois semaines d’écart, au début de l’automne 2024, accompagnés d’accessoires onéreux. Le tout pour 5 947 euros. Et un détail marquant : quelques mois plus tôt, un PC portable avait été commandé pour la directrice financière adjointe, mais deux fois moins cher que celui accordé au président. Même constat pour l’iPad Pro commandé en même temps pour une directrice adjointe cette fois, un 11 pouces, 400 euros moins cher que le 13 pouces destiné à Jean-Louis Garcia.
À ce sujet, l’APAJH explique que « l’ensemble des outils nécessaires à la réalisation de son mandat national sont mis à sa disposition. Ils correspondent à des usages pratiques et normaux, et sont changés en fonction de leur état de vétusté. En septembre, le matériel informatique a été changé à hauteur de 1 925 euros ». Selon les factures que Mediapart a consultées, ces 1 925 euros ne correspondent en réalité qu’au montant, hors taxe, d’un seul PC portable. Aucune réponse n’a été fournie concernant la nouvelle tablette Apple.
Quatre déplacements à Mayotte en un an
Pour le reste des dépenses, le président dispose d’une carte bancaire à son nom, mise à disposition par l’APAJH. En février ont par exemple été débités 706 euros de taxis, d’essence et frais de restauration en tous genres. En mai, c’était 701 euros. En mars, les dépenses ont explosé : 1 792 euros. Ce mois-là, le président était à Mayotte.
Arrêtons-nous un instant sur le département français d’outre-mer. Le président de l’APAJH semble lui porter une affection particulière : il s’y est déplacé pas moins de quatre fois ces douze derniers mois, a pu vérifier Mediapart. Le billet d’avion aller-retour avoisine à chaque fois 2 900 euros. Parfois, son directeur de cabinet et d’autres membres de la direction se déplacent avec lui, aux frais de l’association. Tout ce petit monde voyage en classe affaires.
« Il emmène toujours une partie de sa cour avec lui », grince une source. L’APAJH a bien une branche à Mayotte, mais rien ne justifie que le président se rende autant dans la région, en comparaison avec d’autres APAJH départementales.
« Même la directrice territoriale ne sait plus quoi lui faire inaugurer… On a du mal à trouver des raisons pour justifier sa venue », ironise un salarié. Il développe : « Mayotte est une petite île, Jean-Louis Garcia y dispose d’un accès bien plus facile aux médias, il fait toujours une interview ici, un plateau là... C’est quelqu’un qui adore se mettre en lumière, se voir, s’écouter. C’est beaucoup plus facile là-bas qu’au niveau national ! »
Jean-Louis Garcia devant les locaux du média audiovisuel public Mayotte La Première en octobre 2023. © Compte Facebook de Jean-Louis Garcia
Le 9 mars 2024, Jean-Louis Garcia annonçait sur Facebook qu’il partait pour « une semaine de mission » à Mayotte. À chaque voyage, il ajoute en légende de ses photos qu’il agit pour l’« égalité de droits sur l’ensemble des territoires ». Le 30 juin, à nouveau à Mayotte, Jean-Louis Garcia pose aux côtés des trois collaborateur·ices qui l’accompagnent, colliers de fleurs autour du cou. En légende, il mentionne un « agenda bien plein » : « Ce sera l’occasion d’inaugurer les établissements et services que nous avons créés sur ce territoire aux besoins immenses pour les Mahoraises et Mahorais en situation de handicap. »
Faisant preuve d’un sens de l’inauguration particulièrement consciencieux, le président est aussi retourné en octobre 2024 à Bandrélé, une commune mahoraise, pour l’« inauguration de l’antenne Nyora de l’IME », un institut médico-éducatif pourtant déjà mis en avant par l’APAJH en... 2021. Le voyage automnal aura toutefois permis une escale de deux jours à La Réunion. « Il s’arrange souvent pour qu’il y ait un détour, ou au moins un week-end compris dans le déplacement », souligne un ex-employé haut placé de la fédération.
Selon nos calculs, sur les douze derniers mois, Jean-Louis Garcia a passé au moins trente et un jours à Mayotte et treize jours à La Réunion.
Jean-Louis Garcia et ses collaborateurs en déplacement à Mayotte, en octobre 2023, mars 2024 et juin 2024. © Compte Facebook Jean-Louis Garcia
Pas mail, la fédération APAJH a longuement expliqué que ces déplacements se justifiaient, car « Mayotte est un jeune territoire de la République où les besoins sont immenses, avec une forte demande des pouvoirs publics pour y développer des réponses médico-sociales. Les besoins d’accompagnements pour les personnes en situation de handicap sont gigantesques [...]. Ces déplacements, au rythme d’un tous les quatre mois, sont nécessaires pour que les administrateurs et professionnels maîtrisent les enjeux de ce territoire qui présente des particularités uniques en France ».
Et de préciser que « les frais de déplacements et notes de frais sont régis par des règles qui émanent d’une délibération du conseil d’administration. Les déplacements ne sont jamais fastueux et toujours corrélés à une nécessité de représentation ou de gestion ».
Sur son site officiel, la fédération APAJH énonce sa devise : « La défense d’une citoyenneté pleine et entière pour les personnes en situation de handicap nous oblige : Démocratie associative et transparence. » Elle dispose d’ailleurs d’un organe « chargé de contrôler l’utilisation des moyens financiers votés pour la gestion du siège national ». Mediapart a contacté ses quatre membres individuellement, aucun n’a répondu.
Soirée à 435 000 euros, retombées « quasiment insignifiantes »
Nous avons également écrit à Jean-Louis Garcia sur son adresse mail professionnelle, sans retour de sa part. Aux dernières nouvelles, il comptait se présenter à sa réélection en 2025, pour briguer un nouveau mandat.
Une autre échéance arrive bien plus vite : vendredi, il prononcera le discours d’ouverture de la soirée des Trophées, qu’il affectionne tant. Elle lui permet d’inviter, en plus d’associations spécialisées (dont 600 personnes handicapées sur les 1 400 invitées), des élu·es bien placé·es. En 2023, Fadila Khattabi, alors ministre chargée des personnes handicapées, avait été placée au premier rang, sur le siège voisin du président Garcia.
Cette année serait attendu Paul Christophe, le nouveau ministre des solidarités. Contacté, le ministère nous indique n’avoir pas connaissance de critiques sur le train de vie de Jean-Louis Garcia, et l’avoir reçu récemment, en tant que représentant national de l’APAJH.
Jean-Louis Garcia avec Fadila Khattabi aux Trophées 2023. © Compte Facebook de Jean-Louis Garcia
Même si l’APAJH signale à Mediapart que depuis 2005, le budget des Trophées aurait été « divisé de plus de moitié » et que le carrousel du Louvre serait une« rare grande salle parisienne totalement accessible » pour les personnes handicapées, les frais engagés restent colossaux. Le devis pour la dix-neuvième édition, édité par la société Lever de rideau, s’élève à 435 098 euros, sans compter les frais de traiteur. Sur le document obtenu par Mediapart, on lit que 53 000 euros seraient affectés aux aménagements et décors, 16 000 euros au « management et suivi de projet », 31 000 euros pour la « gestion des artistes ».Alex Goude, qui avait déjà présenté la cérémonie l’an passé, est rémunéré 2 800 euros.
Les artistes qui pousseront la chansonnette ne sont pas non plus bénévoles. Le cachet de Natasha St-Pier et des autres chanteurs conviés en 2024 n’a pas été divulgué – contactées, leurs équipes n’ont pas répondu. Mediapart a toutefois pris connaissance de la coquette somme que l’APAJH a versée l’an dernier au chanteur Kendji Girac, qui a facturé sa venue pas moins de 25 000 euros, pour trois chansons et treize minutes de performance. Julie Pietri, elle, a eu droit à 4 000 euros. « Les artistes professionnels, intermittents, sont habituellement défrayés en deçà de leurs honoraires habituels », nous répond l’APAJH, sans plus de précision.
Un ex-cadre de la fédération APAJHJean-Louis Garcia veut les endroits les plus prestigieux, tout ce qui fait briller. Il faut que ça soit clinquant !
Seule une infime partie de la soirée est sponsorisée par des fonds privés. La MAIF, par exemple, a confirmé à Mediapart qu’elle donnait 20 000 euros pour « promouvoir le trophée École et Culture et récompenser les initiatives en faveur du handicap ». Rappelons toutefois que les Trophées ne s’accompagnent en réalité d’aucune aide financière : ils ne visent qu’à « mettre en lumière » les initiatives de certaines associations.
Du côté de l’APAJH, on estime que cette cérémonie permet de « primer des organisations privées ou publiques (hors APAJH) qui innovent, créent et permettent une véritable concrétisation du vivre-ensemble dans leur secteur et la construction d’une société inclusive ». Et d’insister sur le fait qu’« artistes professionnels et artistes APAJH partagent au cours d’une même soirée les feux de la rampe, les mêmes loges, les espaces de repas, les applaudissements ».
« Quand on pense que la soirée coûte 500 000 euros, on se dit qu’une partie aurait mieux fait d’aller directement aux usagers », soupire un élu syndical. « Cela fait dix-huit ans que ces Trophées existent, analyse un ancien cadre. Le projet était intéressant au début, car il n’y avait pas beaucoup d’autres événements dans le monde du handicap. Mais le président n’a jamais voulu entendre qu’il fallait arrêter, que ça coûtait trop d’argent, que les retombées sont quasiment insignifiantes… Que voulez-vous, Jean-Louis Garcia veut les endroits les plus prestigieux, tout ce qui fait briller. Il faut que ça soit clinquant ! »