JustPaste.it

Comment l’État expulse de plus en plus les pauvres

Comment l’État expulse de plus en plus les pauvres

Faïza Zerouala
15-20 minutes

Pendant trois ans, de fin 2012 à 2015, Camille François a réalisé une enquête inédite en banlieue parisienne dans différents services de l’État chargés des expulsions locatives. Sociologue et enseignant-chercheur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS), il en a tiré un livre baptisé De gré et de force. Comment l’État expulse les pauvres (La Découverte).

 

Dans ce travail minutieux, nourri par les archives et les données chiffrées, le sociologue décortique le processus aboutissant aux expulsions à travers notamment « les petites mains », ces agent·es responsables du recouvrement des dettes pour le compte d’un bailleur social ou de l’expulsion en tant que telle à la préfecture ou en justice.

 

Manifestation pour le droit au logement à Paris, le 27 mars 2021.

Il révèle aussi que 17 000 familles par an étaient mises à la rue par les forces de l’ordre avant la crise sanitaire et que certaines catégories de la population sont plus vulnérables comme les résidents de foyers de travailleurs migrants, exclus du droit commun, qui ont treize fois plus de risques d’être mis à la rue.

Le sociologue explique que l’État expulse davantage non pas parce que les personnes s’appauvrissent mais parce que les autorités choisissent de réprimer les plus endettés. Une situation que risque d’aggraver le projet de loi dite « anti-squat » qui sera débattue au Sénat le 31 janvier après avoir été voté à l’Assemblée en décembre. Entretien.

 

Mediapart : Vous expliquez dans votre livre que le nombre d’expulsions locatives est en hausse et que l’État expulse davantage que par le passé. Pourquoi ?

 

Camille François : Il y a en effet davantage d’expulsions en France aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Dans les années 2010, on a pu voir une très forte augmentation du nombre d’expulsions. Avant la crise sanitaire, il y avait environ dix-sept mille familles par an mises à la rue.

 

Le Covid a en partie interrompu ce mouvement en suspendant toute forme de vie administrative, économique et sociale, mais les expulsions ont vite repris. La question était de comprendre pourquoi a eu lieu cette augmentation des « délogements ». L’augmentation des expulsions ne découle pas seulement du fait que davantage de familles s’appauvrissent et s’endettent ou que les propriétaires vont davantage devant les tribunaux. Cela découle aussi du fait que la justice et les services de la préfecture expulsent davantage.

Plusieurs chiffres l’illustrent. Par exemple, lors de la décennie 2010, le nombre de procès pour expulsion a augmenté d’environ 5 % alors que le nombre d’interventions de la police a augmenté de près de 40 % . Ce durcissement de la réponse régalienne correspond en partie à un mécanisme d’économie budgétaire. Lorsque l’État met du temps à exécuter les décisions d’expulsion, il doit indemniser les propriétaires d’une partie de la dette des locataires.

 

À l’époque de mon enquête (entre 2012 et 2015), le ministère de l’intérieur a décidé de réduire le budget alloué à cela, qui était de 30 millions d’euros. Il a donc fallu que l’État expulse plus rapidement un plus grand nombre de ménages pour faire baisser mécaniquement ces indemnités.

 

Camille François © Photo Carole Lozano / La Découverte

Cette judiciarisation est-elle une preuve que l’État n’investit pas assez dans la prévention et les mesures de conciliation pour trouver des solutions à ces situations critiques ?

 

Il existe en France une politique publique de prévention des expulsions mais elle intervient trop tard, en aval de l’endettement. L’outil principal est le Fonds de solidarité logement, une commission qui réunit des travailleurs sociaux et attribue des aides financières aux ménages endettés, une seule fois. Or la meilleure manière de lutter contre les expulsions n’est pas d’intervenir après que les dettes se sont formées (dettes qui ont augmenté avec l’envolée des loyers) mais d’essayer d’intervenir en amont sur ce que j’appelle le cycle du capital immobilier.

 

Par ailleurs, à cause du manque de moyens de la justice, les propriétaires saisissent davantage les tribunaux. Les délais pour obtenir une audience sont assez longs, alors ils entament ces démarches plus tôt, pour des montants de dette plus faibles, engorgeant un peu plus les tribunaux.

 

C’est un cercle vicieux. Il ne faut pas non plus oublier que depuis une vingtaine d’années, un marché de l’assurance locative s’est développé. Il vient court-circuiter la politique de prévention et de conciliation en matière d’expulsion puisque les propriétaires qui contractent une assurance contre les dettes de loyer doivent, pour être indemnisés, présenter une décision de justice qui prononce l’expulsion du locataire.

 

La loi « anti-squat » arrive au Sénat le 31 janvier. Est-ce qu’elle risque d’aggraver la situation comme le dénoncent les associations ?

 

Le nom de cette loi est un faux-semblant puisqu’en France vous n’avez que quelques centaines de squats par an et que l’état actuel de la législation permettait déjà d’expulser les squatteurs. Évidemment, cette loi va aggraver de manière historique les sanctions pénales contre les squatteurs puisqu’ils vont être criminalisés et même encourir jusqu’à trois ans de prison. Elle va surtout venir affecter des centaines de milliers de familles locataires entrées légalement dans des lieux et qui connaissent des difficultés à payer leur loyer. Elles vont voir leurs droits et leurs chances de garder leur logement très fortement diminuer. Cette loi va réduire le délai qui était accordé aux locataires pour rembourser leur dette.

 

À l’heure actuelle, les juges peuvent accorder des délais de paiement et de remboursement pendant trente-six mois par exemple. Imaginons une famille qui a 3 600 euros de dette de loyer. Le juge pouvait lui demander de rembourser 100 euros par mois sur trois ans pour garder son contrat de location. La nouvelle loi va ramener ce délai à douze mois. Ça veut dire que pour obtenir des délais de paiement et ne pas être expulsée en justice, cette famille-là va devoir rembourser 300 euros par mois et non plus 100 euros par mois. On va réduire le nombre de familles qui pourront prétendre à des délais de paiement qui soient compatibles avec leurs revenus. Car tout se joue parfois à dix euros près.

 

Par ailleurs, cette loi repose sur cette chimère des propriétaires spoliés par des squatteurs dans leur résidence principale…

 

C’est vraiment une chimère, car la quasi-totalité des situations de squat ne concerne pas les domiciles principaux. Aucune famille ou aucun collectif ne squatte des logements qui sont habités et meublés par leur propriétaire. Cette loi-là est absurde dans ses présupposés.

 

Elle fait perdre au droit sa cohérence et sa précision : en droit, la notion de domicile est une notion très précise, protégée par la Constitution. Elle va étendre cette notion de domicile à des locaux qui ne sont pas habités ou meublés et même à des locaux à usage économique. La loi va venir criminaliser par exemple l’occupation de bureaux vides qui permet à certaines et certains de se mettre à l’abri contre les rigueurs du froid et de la rue.

Lorsque vous êtes face à un budget contraint, arrêter de payer son loyer plutôt que de sacrifier d’autres postes de dépenses peut avoir des avantages comparatifs.

Dans votre livre, vous vous attachez à détricoter aussi les idées reçues sur les mauvais pauvres incapables de gérer leur argent, ce préjugé très présent chez les politiques avec toute la rhétorique de l’assistanat mais on voit aussi son importance chez les travailleurs de l’État. Vous parlez même de « rationalité » de ne pas payer le loyer. Pourquoi ?

 

L’une des énigmes initiales du livre que je voulais résoudre, c’était de comprendre pourquoi des centaines de milliers de familles en France, chaque année, arrêtent de payer leur loyer alors qu’elles risquent quelque chose d’aussi grave que l’expulsion.

 

J’ai essayé d’expliquer les raisons qui peuvent amener des personnes à suspendre le paiement de leur loyer. Les logiques de dette ne sont pas des logiques d’irrationalité ou d’incompétence économique, au contraire. Souvent, ces dettes sont temporaires.

 

Et lorsque vous êtes face à un budget contraint, arrêter de payer son loyer plutôt que de sacrifier d’autres postes de dépenses peut avoir des avantages comparatifs.

 

Les dettes de loyer ne coûtent rien à court terme, au contraire d’un crédit à la consommation (qui a un taux d’intérêt) ou aux agios à la banque. Et elles sont aussi gratuites sur le plan interactionnel. Par exemple, lorsqu’une personne prend un crédit, elle se soumet au droit de regard du créancier ou du banquier, qui peut lui demander de justifier ses dépenses. Alors qu’une dette de loyer n’a pas de contrainte morale dans un premier temps et peut être contractée à distance. C’est pourquoi ces personnes en difficulté s’octroient cette rare marge de manœuvre financière.

 

C’est un jeu avec le temps et avec les nerfs des institutions mais pour moi, c’est aussi un jeu qui est fondamental. Il ne faut surtout pas priver les ménages les plus modestes de cette petite marge de manœuvre financière, de ces arbitrages d’infortune.

 

Vous démontrez aussi les difficultés des familles les moins aisées à payer mais elles s’arrangent pour y parvenir malgré tout.

 

L’enjeu principal du travail de recouvrement des dettes, c’est de réussir à faire payer des gens qui n’ont pas ou peu d’argent. Tout ça n’est pas seulement une affaire de pauvreté. Car les ménages endettés ne sont pas forcément parmi les plus pauvres, ils ont des contraintes de budget assez fortes. Ils ont juste besoin de pouvoir jouer avec les factures et les dépenses en sautant un mois de temps en temps. Mais ensuite une grande partie rembourse ses dettes.

 

Dans les services de recouvrement ou à la préfecture, les agents de l’État sont assez intrusifs avec les locataires endettés. Est-ce la même logique de domination qui s’opère que celle décrite par Vincent Dubois dans son livre sur « le contrôle des assistés » ? Vous soulignez aussi la connivence de classe entre les deux parties. Est-ce que cela produit une solidarité ?

 

La procédure d’expulsion, c’est vraiment le lieu d’une lutte de classe entre classes populaires. Ces procédures, soit de recouvrement des dettes soit de demande du concours de la force publique, sont gérées par des petites mains de l’État. C’est une caractéristique historique du gouvernement des pauvres et de la pauvreté (que l’on retrouve également dans les travaux de Vincent Dubois) que d’être assuré par les strates stables ou supérieures des classes populaires, qui administrent et qui encadrent la vie des ménages les plus précaires.

Ces petites fonctionnaires, car ce sont essentiellement des femmes, ont parfois fait l’expérience de privation ou connu des difficultés économiques. Elles se retrouvent à devoir faire rembourser les dettes et gérer l’expulsion des ménages les plus pauvres.

 

Ces agents ont aussi pour mandat professionnel de s’inviter dans la gestion financière et l’intimité des familles en voie d’expulsion, et les formes de rappels à l’ordre assez explicites qu’elles opposent aux familles ne sont pas du tout exemptes de formes d’empathie, d’autodérision sur leur travail ou sur la situation des plus pauvres.

J’ai aussi voulu rendre compte dans ce livre que, contrairement à ce que je pensais, le travail d’expulsion n’est ni un sale boulot ni un choix tragique. La plupart du temps, il ne donne pas lieu à une forme de dramatisation ou de justification morale. Le travail d’expulsion relève de ce qu’Albert Camus appelait, dans un tout autre contexte, l’exercice d’une « violence confortable », alors qu’il a des conséquences radicales sur la vie des familles délogées. Le livre montre comment cette violence devient confortable.

 

Les préjugés ethno-raciaux entrent fortement en jeu dans les rapports de force entre les agents de l’État et les personnes menacées d’expulsion. Pourquoi ont-ils un tel poids ?

 

Il s’agissait de l’une des questions centrales de mon enquête. Je voulais comprendre pourquoi certaines catégories de ménage sont expulsées plus fréquemment et plus rapidement que d’autres, et quels sont les critères et les formes d’inégalités de traitement qui structurent les décisions d’expulsion.

 

Par exemple, en justice, j’ai montré le fait que d’être un résident de foyer de travailleurs migrants, en dehors du droit commun, augmente treize fois plus la probabilité d’être expulsé, quel que soit le montant de la dette. Et ce même si le justiciable est présent à l’audience et s’engage à rembourser les loyers. Tout n’est pas juridique dans un jugement de justice. Ces inégalités de traitement ne s’appliquent pas uniquement sur des critères fixés par le droit mais elles engagent aussi des stéréotypes sur l’origine ou le style de vie des familles populaires.

J’ai pu observer notamment que 50 % des décisions d’autorisation du concours de la force publique sont prises dès le premier examen du dossier pour les ménages identifiés comme « blancs » mais ce chiffre passe à 60 % lorsque les ménages sont d’origine maghrébine. Cette inégalité est la conséquence de discriminations qui se jouent en amont de la décision d’expulsion.

 

Cette corrélation ne vaut pas causalité. Les ménages identifiés comme d’origine maghrébine sont plus fréquemment expulsés parce que, bien souvent, ils font face en amont à des loyers plus élevés. Ils sont plus souvent logés sur un marché locatif plus dégradé et qui permet moins souvent l’octroi de délais de paiement ou le maintien dans les lieux.

 

J’ai observé que ces petites mains de l’État ont une grille de lecture ethno-raciale de la population dont elles gèrent les budgets et les procédures d’expulsion. Cela leur permet une mise à distance sociale et symbolique de cette population. Ces préjugés abaissent le coût moral de l’expulsion. Du fait de ce stigmate ethno-racial, la population que l’on expulse apparaît comme moins digne d’empathie et moins digne de sollicitude.

 

Vous démontrez que ces expulsions obéissent aussi au principe d’une justice de classe…

 

Cette justice de classe fonctionne de manière un peu plus complexe que ce que l’on pourrait imaginer. Elle ne présuppose pas une proximité ou une connivence sociale entre les juges et les propriétaires.

 

Au contraire, dans un grand nombre de cas, les juges éprouvent un très fort sentiment de distance sociale avec les propriétaires qu’ils croisent en personne et dont ils jugent les affaires au tribunal. Ils peuvent même pratiquer ce que j’appelle un « misérabilisme inversé » : en considérant les propriétaires particuliers, qui ne recourent pas à un avocat et qui commettent des fautes de procédure, comme un public en difficulté qu’il faut aider. 

 

Vous soulignez dans votre livre la violence des expulsions que vous assimilez à une violence légitime comme celle des policiers en manifestation par exemple. Pourquoi cette analyse ?

 

Alors qu’il a des conséquences sociales radicales, le travail d’expulsion est un travail qui s’opère de manière relativement rapide et pacifique dans la plupart des cas. Bien souvent, les familles ne manifestent pas de résistance ou opposent des formes d’obstruction de faible intensité à l’action des forces de l’ordre. L’un des enjeux de mon travail c’est de montrer que la chaîne de l’expulsion, qui s’étend sur plusieurs mois ou années, peut être analysée comme une chaîne de légitimation progressive de l’usage de cette violence, produisant pas à pas la soumission des familles à l’ordre de quitter pacifiquement les lieux. Le livre explore cette production de l’obéissance.

 

D’autant que la plupart des personnes quittent d’elles-mêmes leur logement, et de ce fait ne sont pas comptabilisées comme victimes d’une expulsion…

 

Le nombre de familles « délogées » est en vérité supérieur au nombre de familles « expulsées » que recense le ministère de l’intérieur, qui ne compte que les interventions effectives de la police. Cela montre que les moyens de contrainte de l’État ne sont pas uniquement physiques. La plupart des expulsions ne donnent pas lieu par exemple à une prise au corps ou à une mise en garde à vue des familles expulsées. Il n’y a pas d’usage direct de la violence physique ou alors c’est très rare. Et tout l’enjeu du livre est d’expliquer pourquoi.