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Taxer les riches les fait fuir et nuit à la compétitivité du pays, le privé est toujours plus efficace que le public ou l’assurance chômage trop généreuse pénalise l’emploi : ces rengaines sont en vogue dans le débat public. Mais comment ces idées libérales sont-elles devenues hégémoniques ? En France, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, elles étaient marginales, « socialisme, marxisme et catholicisme social donnent le ton », rappelle François Denord1. Progressivement, gauche et droite finiront par s’y convertir.

Dans les années 1970, le libéralisme permet de rapprocher les groupes hostiles à l’union de la gauche : du patronat aux intellectuels de droite, en passant par d’anciens militants de gauche pour qui marxisme rime avec totalitarisme. Parmi eux, ceux que l’on appelle « les nouveaux économistes », universitaires et journalistes proches des entreprises (Henri Lepage, Jean-Jacques Rosa, Pascal Salin…) « ont contribué à faire connaître en France le monétarisme, les théories de l’offre et à stigmatiser le keynésianisme », relate le sociologue.

A l’approche de la présidentielle de 1981, « le libéralisme est dans l’air du temps », contextualise François Denord, entre l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux Etats-Unis. La droite française prend le virage et, avec la victoire de la gauche, se reconstruit en développant les idées libérales qui lui permettent de marquer son opposition à la politique économique de François Mitterrand et qui finiront par devenir constitutives de son identité.

Pour la gauche, bien qu’anticapitaliste dans les textes, le Parti socialiste de François Mitterrand n’ambitionne pas de rompre avec l’économie de marché, montrent les travaux de l’historien Mathieu Fulla2. En 1983, tiraillé entre ses deux ambitions, « l’Europe ou la justice sociale », le président tranche en faveur de la première et annonce un plan d’austérité. Cette décision acte la prise de conscience que l’Hexagone est désormais en économie ouverte.

La gauche ne se contente pas de l’accepter, elle accompagne le mouvement : Pierre Bérégovoy en France et Jacques Delors à l’échelle européenne comptent parmi les architectes de la libre circulation des capitaux. L’idée est de bâtir une mondialisation avec des règles. L’économie de marché mondialisée est désormais l’horizon des plus grandes formations politiques du pays. Et la chute de l’URSS consolide cette tendance dans les années 1990.

Le travail intellectuel sous-traité

L’hégémonie du discours néolibéral s’explique aussi par la diffusion de « dogmes », « proférés par des hauts fonctionnaires travaillant alternativement pour des gouvernements de gauche et de droite » et qui ont fait émerger « une pensée unique », avance le journaliste Laurent Mauduit3. Les commissions mises en place par les gouvernements, rassemblant l’intelligentsia économique et administrative, en sont un parfait exemple.

Celle confiée à Alain Minc, instaurée par le Premier ministre Edouard Balladur en 1994, porte l’idée que le chômage est dû à des salaires trop élevés ; le rapport Pébereau, commandé par le ministre des Finances Thierry Breton en 2005, livre une lecture dramatisée de la dette publique, contribuant à en faire une des thématiques de la présidentielle de 2007.

Sans oublier la commission Attali, mise en place par Nicolas Sarkozy l’année de son arrivée à l’Elysée, à laquelle ont participé le futur président du Medef Geoffroy Roux de Bézieux et Emmanuel Macron, qui dénonce les réglementations qui brident l’initiative privée et insiste pour que les réformes recommandées soient « poursuivies (...) quelles que soient les majorités » politiques.

Outre ces grands raouts ponctuels, les dogmes néolibéraux sont aussi promus, souvent par ces mêmes personnalités, via des think tanks. L’un des plus emblématiques est la Fondation Saint-Simon (1982-1999). Créée pour établir un lien entre une frange du patronat et des intellectuels de gauche pour qui économie de marché et démocratie vont de pair, elle comptait parmi ses figures de proue Alain Minc et Pierre Rosanvallon. Sa note sur « la préférence française pour le chômage » publiée par Denis Olivennes a inspiré les conclusions du rapport de la commission Minc.

Les médias ont évidemment un rôle majeur dans la diffusion et la légitimation des idées néolibérales, et dans la disqualification des alternatives

Ces organisations se sont multipliées suite à une volonté politique d’externaliser l’expertise, auparavant restreinte à la Direction de la prévision, au Plan – caractérisés par un certain pluralisme – ou à l’Insee, afin de favoriser l’émergence d’idées nouvelles. Parmi les plus influentes, citons l’Institut de l’entreprise, créé par le patronat en 1975, l’Institut Montaigne, fondé en 2000 par le patron d’AXA Claude Bébéar, et Terra Nova, née en 2008 pour renouveler les idées du PS après la défaite à la présidentielle4.

Loin de répondre à l’ambition initiale, « ces structures, financées par des grandes entreprises et ayant des membres en commun, diffusent un discours mainstream », observe la sociologue Catherine Comet. Parmi les personnalités cumulant le plus d’interconnexions figurent des économistes, à l’instar de Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes – qualifié de « cabinet de propagande de la “pensée unique” » par Laurent Mauduit5 –, ou encore Jean Pisani-Ferry, membre entre autres de Terra Nova.

Concernant les patrons, il s’agit souvent de ceux siégeant dans plusieurs conseils d’administration et qui ont ainsi « une conscience des intérêts collectifs des grandes entreprises », explique Catherine Comet, à l’image de Michel Pébereau, énarque devenu PDG de BNP Paribas, qui a notamment présidé l’Institut de l’entreprise.

Problème, les politiques sous-traitent leur travail intellectuel à ces think tanks. La campagne d’Emmanuel Macron en 2017 est emblématique de ce point de vue. Sans parti, il parvient à bâtir un programme contenant plus de mesures que ses prédécesseurs, souligne le politiste Rafaël Cos6. Tout un symbole : Jean Pisani-Ferry était chargé de l’élaboration des propositions du candidat quand Laurent Bigorgne, alors directeur de l’Institut Montaigne, hébergeait En Marche !

Ce « si lourd » code du travail

Pour propager leurs idées, les think tanks produisent des notes didactiques souvent reprises par les médias. Enfin… pas toutes. Par exemple, en mai 2020, celle de l’Institut Montaigne proposant d’augmenter le temps de travail pour rattraper les pertes du confinement a bénéficié d’une large couverture médiatique, contrairement à celle d’Attac, publiée deux jours plus tôt et appelant, entre autres, à taxer exceptionnellement le patrimoine des très riches, relate l’association de critique des médias Acrimed.

Les médias ont évidemment un rôle majeur dans la diffusion et la légitimation des idées néolibérales, et dans la disqualification des alternatives. Cela par le biais des éditoriaux économiques, presque exclusivement tenus par des chroniqueurs probusiness dominants dans la presse, même sur le service public avec Jean-Marc Sylvestre puis Dominique Seux sur France Inter.

A cet égard, la crise de 2008 et le retour de la promotion du rôle de l’Etat ont suscité une contre-révolution : on a de plus en plus offert une place centrale à des ultralibéraux jusqu’alors confinés aux marges du débat (Jean-Marc Daniel, Agnès Verdier-Moligné…). Leurs messages sont clairs : il faut équilibrer à tout prix les comptes publics, les impôts sont trop élevés, les syndicats ne sont bons qu’à bloquer le pays, etc., qui donnent l’impression, à force de répétition, que ce sont simplement des idées de bon sens.

En outre, les sujets économiques sont abordés avec « un langage simple et clair, direct, qui n’hésite pas à provoquer », remarque le sociologue Frédéric Lebaron7. A l’image de David Pujadas soulevant ce « si lourd » code du travail avant de le faire bruyamment tomber sur le plateau du JT de France 2 en demandant naïvement si la loi El Khomri allait l’« alléger ».

 

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La permanence de ces idées dans le débat public tient aussi à d’autres facteurs tels que l’évolution des sciences économiques et leur enseignement. L’économie dominante traite l’économie de marché, y compris éventuellement de ses défaillances, comme un modèle idéal qu’il faudrait au mieux améliorer. Les rapports de force sociaux, le pouvoir des grandes firmes, les dérives de la finance, le protectionnisme, l’entreprise comme institution politique, etc., sont des thèmes largement délaissés.

L’hégémonie des idées économiques libérales est-elle amenée à perdurer ? Elle a été quelque peu écornée par les crises, la prise de conscience des inégalités, notamment grâce aux travaux de Thomas Piketty. Le libre-échange n’est plus autant loué même s’il n’est pas frontalement remis en cause, la contestation de la réforme des retraites et l’écho médiatique des analyses rigoureuses de Michaël Zemmour ont promu un autre discours, sans oublier la question climatique. Et il existe désormais des formations universitaires en économie qui sont ouvertes à d’autres approches. Mais ces inflexions sont encore loin de venir à bout de cette doxa bien ancrée.

 

Retrouvez notre dossier : « L’impasse libérale »